Salvaje

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Devant, les silhouettes filaient dans la pâle lumière de la pleine lune. Pliées en deux, elles détalaient comme des proies chassées par un impérieux prédateur.

Une quinzaine d'hommes. Tous se déplaçaient dans le même mouvement de fuite. Guidés par un quarantenaire un rien plus grand, un rien moins maigre, un rien moins affamé. Et tous montraient le blanc de l’œil. Même de loin, ils puaient la peur. Même de loin, ils respiraient l’inquiétude des animaux lorsqu'ils sont traqués.

Soudain, le meneur du groupe lança furtivement au-dessus son épaule :

— Venga ! Venga ! Rápido !

Il s'adressait à l'individu le plus en retrait. Il chuchotait comme s'il craignait que l'immensité vide de la nuit ne lui  réponde. Mais le concerné ne marchait guère plus vite. Son instinct lui dictait la futilité de s'épuiser ainsi. Déjà trois heures de marche. Déjà cinq mois de voyage. Déjà, leurs forces étaient comptées. Et il savait qu'aucune bête d'aucune espèce ne les poursuivait. D'expérience, il était sûr qu'il n'avait rien à redouter des étoiles non plus.

Ah, les étoiles... Par moment même, il s'arrêtait pour les observer. Pour qu'elles lui murmurent dans le creux de l'oreille sa position exacte à la surface de cette maudite planète. Parce que les astres en étaient effectivement capables : il lui avait fallu du temps dans sa jeunesse pour apprendre à les écouter. Maintenant, elles le rassurent : le chef de meute les guidait bel et bien vers l'étoile du Nord. Et les autres piaillaient jusqu'à ce qu'il les suive quand il ne mettait plus un pas devant l'autre.

Là où la lune ne brillait pas, la noirceur de four engloutissait les plaines arides, les arbustes nus et les quelques habitations dormantes dans le lointain. Le Texas. Magnifique dans toute sa sécheresse luxueuse.

Dieu, qu'ils en avaient rêvé...

Néanmoins, celui qui marchait derrière trouvait qu'ici, tout était si... à vif, abrupte et bas. Contrairement à son pays, on ne peut pas toucher le ciel en tendant les bras. Là d'où il vient, on respire mal : c'est que les gens vivent là où on a longtemps cru que les Dieux résidaient ; trop haut pour se remplir totalement les poumons. Et ici, l'air est irrespirable. Sec, il irrite sa gorge, ses yeux et sa peau. Soufflant sans bruit, le léger vent décollait juste assez les grains de sable pour les encourager à se faufiler jusque dans son gosier. Heureusement qu'il avait posé son vieux poncho délavé sur son nez.

Aux aguets, le petit groupe de fugitifs progressait prudemment. Et ils étaient presque arrivés à destination. Bientôt, ils distingueraient la route. Un petit lacet qui remonterait jusqu'à une intersection. C'était là qu'ils s'étaient jurés de se séparer tous. Voilà, la fin du périple n'était plus très loin.

Mais à peine avaient-ils foulé le macadam, qu'on entendit le grondement d'un moteur. À une heure pareille, personne ne s'attendait à ce qu'on trouble la quiétude rassurante du désert. Sans réfléchir, tous plongèrent dans les fossés, s'y vautrant pour disparaître. Le voyage des réfugiés leur avait appris l'art de se volatiliser et, en un claquement de doigt, ils s'étaient tous envolés.

L'énorme cylindrée se rapprocha. Et certains ne purent s'empêcher de lever la tête lorsqu'elle les dépassa. Immense, blanche comme un fantôme, scintillante, rutilante et haussée sur des pneus si grands que leur diamètre rivalisait avec les cadrans des églises... Le véhicule avait en fait quelque chose de dédaigneux. Les phares éclairaient l'horizon d'une lumière presque sélénite. Et, du pot d'échappement, s'élevait pour contraster plus encore une sinistre fumée qui se fondait dans les ténèbres.

Tous avaient déjà vu une automobile. Au Mexique et ailleurs. Mais, dans le sud, les voitures ne sont que des carcasses. De la tôle cabossée dressée sur quatre roues tordues. Tant que ça roule, on s'en réjouit et quand ça tombe en panne ça se rafistole avec les moyens du bord. Les plus malchanceux des sud-américains avaient frôlé les voitures des cartels ; toutefois, celles-ci, avec leurs vitres teintées et leurs airs de corbillard racé, ne se mesuraient pas à celle-là : l'américaine avaient des allures d'invincibilité. Prête à engloutir toutes les distances, les intempéries et les routes périlleuses.

Après le passage du monstre de mécanique, les hommes se redressèrent, méfiants, comme s’ils avaient croisé l'enfer. En s'époussetant, ils tentaient de se rassurer dans le regard des autres. Non, on ne les avait pas vu : elle les avait doublés trop vite pour remarquer quoique ce soit.

On chuchota de rapides consignes, on abrégea les au revoir, on se souhaita à peine de la chance pour la suite. Adios y buena suerte. Puis tous détalèrent comme des lapins, empruntant de divers sentiers. Et en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, ils s'en allèrent et la nuit eut vite fait de les avaler tous.

Le silence revint. Lourd et pesant.

L'homme à la traîne était resté sur place. Debout, droit comme un arbre solitaire, il balaya du regard les alentours et lâcha un long soupir.

Alors c'était ça, les États-Unis ? Juste un morceau de terres desséchées après un autre morceau de terres déchirées. Et c'était ça qu'on appelait le comble de la liberté...

Libre, l'étranger se sentait libéré, oui. Mais par-dessus tout l'étranger se sentait étranger. Comme un animal sauvage contraint de s'avancer sur le terrain d'autres carnassiers, poussé par la désolation de son propre territoire. Il arrivait sans rivalité et savait qu'il serait forcé de se confronter à ce que son espèce fait de pire : à l'indifférence, aux insultes et au mépris. La loi du plus fort règne lorsqu'on ne peut légiférer sur des instincts primaires et grossiers.

Après un aussi rude voyage, il estima sa cavale terminée. Il s'assit en tailleur sur le sol, épuisé, et il sortit de son sac une poche en toile aux couleurs vives. En l'ouvrant, il extirpa les dernières feuilles de coca qu'elle contenait pour les mettre religieusement dans sa bouche. Avec la même précaution qu'un auteur ajoute le point final à son histoire.

D'où il venait, la coca se consomme pour ses nombreuses vertus thérapeutiques. Car ceux de son pays savent mieux que tout la richesse de leur nature et en tirent perpétuellement le meilleur. Rustiques d’apparence, ils ne manquaient pas de raffinement dans leurs cultures. Et s'ils mâchent ces plantes c'est parce qu'elles leur permettent de vivre plus longtemps et de caresser les nuages depuis les flancs des montagnes pour prendre le temps de remercier et vénérer les altitudes. Mais dans ce nouveau pays, si on le trouvait avec, il serait accusé de participer au marché de la drogue : on ne connaissait la coca que pour la cocaïne et rien d'autre. Pas la même manière de flirter avec les dieux, en somme.

Il ferma les yeux pour savourer les plantes comme une victoire. Toute de suite, une ride barra son front. Sa lèvre inférieure se crispa. Quelque chose le préoccupait.

Il y avait eu l'américaine, l'automobile qui avait laissé derrière elle sa traînée de gaz comme de la poudre de canon, mais le ronronnement du moteur avait disparu au loin. Maintenant, il y avait autre chose. Un bruit sourd détonnait quelque part. Ça venait de l'autre côté. Et il devait garder les paupières closes pour se concentrer dessus sans craindre de ne plus l'entendre soudainement.

Et ça fonçait vers lui. À grands pas.

C'était du tonnerre porté par le vent et qui résonnait dans la terre. Un déchaînement lointain d'une tempête en approche. Cela frappait le sol si violemment que tout tremblait. Et quand il ressentit les vibrations tout près et entendit un cliquètement sur la route goudronnée, l'homme bondit sur ses pieds, mi-terrifié, mi-émerveillé.

Il n'en croyait pas ses yeux. Une créature chevauchait vers lui à grandes foulées. Et les mots lui manquaient pour la décrire.

Un cheval. Ça ne faisait pas de doute, c'en était bien un. Et un immense. Avec un poitrail grand comme un bouclier. Son poil se séparait proprement en deux couleurs. Des grandes tâches s'étalaient sur ses flancs et, en y regardant bien, on aurait pu y trouver les contours du monde avec un peu d'imagination. Il était couvert de sueur mais continuait avec courage de jeter ses antérieurs loin devant lui pour avaler les kilomètres. Et à chaque foulée, les boucles en métal de son licol bleu pétrole tintaient, recouvert par le bruit des fers qui percutaient l'asphalte.

Pour être certain qu'il ne le fauche pas, l'homme se tenait prêt à déguerpir et à abandonner tout son humble bagage. Il levait un bras devant son visage pour se protéger, de peur que sa frayeur le paralyse tant qu'il perde un temps le contrôle de son propre corps, médusé. Il craignait que l'animal le blesse. Qu'il le renverse et le piétine sur son passage. Il faut dire que rien ne semblait pouvoir l'arrêter.

Et pourtant...

Et pourtant, à quelques mètres de l'homme, il pila net ; d'un coup, sans que ses foulées n'aient laissé imaginer sa subite décision. Et l'étranger peina à comprendre qu'il ne l'avait pas dépassé à toute vitesse comme l'automobile, et que l'équidé se tenait bel et bien là, devant lui : il l'entendait souffler comme un bœuf. Les naseaux se dilataient et ses flancs se soulevaient avec peine. Il semblait à bout de force. En fin de course.

Osant à peine respirer devant lui, l'homme leva des yeux curieux et le détailla avec respect. N'était-ce pas une apparition après tout ? Une image préparée par sa cervelle exténuée pour lui faire perdre la tête ?

Il y a longtemps, il avait entendu parler de ces chevaux. Ceux des cow-boys et des apaches. Parmi les plus anciens habitants de ce continent, il faut dire. Terres qu'ils avaient connues sans toute la violence dont sont capables désormais ses nombreux occupants.

La main avec laquelle il se protégeait le visage, il l'abaissa doucement pour essayer d'effleurer le museau de l'animal. Ce dernier s'ébroua par crainte que l'homme se saisisse du licol en plastique qui emprisonnait sa tête. Immédiatement, l'étranger se ravisa. Il y avait au fond des pupilles de l'animal quelque chose d'effronté. Sauvage, il l'était. Brute et sincère à la façon qu'utilise la nature pour se construire quand elle échappe à la tutelle de l'humanité.

Et, étrangement, voilà exactement pourquoi l'homme se reconnaissait en lui. La conclusion la plus évidente était que le cheval était en fuite, lui aussi. Sur sa peau, éclairée par la lumière de la lune, il constata une longe estafilade barrait la pointe de son épaule en descendant vers le poitrail. Il avait dû se blesser pour en arriver jusque-là. Et à ce jeu-là, l'étranger aurait sûrement pu exposer ses propres balafres pour comparer.

Ils se tenaient face à face comme s'ils allaient mutuellement mettre fin à l'évasion de l'autre, alors qu'au fond ils étaient les mêmes. Des fuyards qui avaient plus de courage que tous les déserteurs. Des incompris, des traîtres. Deux bêtes sauvages dans le désert du Texas qui espéraient y trouver autre chose que l'oppression qu'ils avaient toujours connue. À la recherche d'une liberté que chacun craignait de voir fuir dans les mains de l'autre.

Tremblant et terrifié à l'idée de l’inquiéter, l'homme leva une main vers le chanfrein de la bête. Il retenait son souffle.

— Friends, murmurait-il tout bas. Friends...

Pour sûr, c'était le seul mot d'anglais qu'il avait appris. Il avait dû l'entendre à la radio ou à la télévision, il ne savait plus très bien.

Chez l'homme tout comme chez l'animal, il semblait y avoir une chose de cassée. Abîmés, ils leur manquaient la confiance. Et pourtant, dans toute sa noblesse, l'équidé se laissait miraculeusement toucher. Comme si pour une fois, il donnait une chance à l'homme. Il devait être trop fatigué pour bondir et lui échapper, tant ses membres tremblaient sous son propre poids.

Très vite, l'homme, se sachant privilégié, parcourut le corps de la bête avec bienveillance. Là d'où il venait, on cohabitait avec des mules. Pas de vrais chevaux, pas de vrais ânes. Un étrange mélange robuste, efficace mais aussi attendrissant.

Parce qu'il les connaissait peu, l'homme ne les approchait pas en général. Cependant, ce soir, cela le démangeait. Il mourrait d'envie de frôler cette perfection ; de glisser ses doigts dans son poil trempé de sueur.

Et doucement il posa sa grande paume sur le chanfrein du mustang, entre ses deux pupilles sombres. Sans broncher, l'animal vint s'appuyer sur cette main. Il voyait qu'elle ne venait pas pour le frapper ou se saisir de son licol. Il ne cherchait ni à le capturer ni à le retenir. Caresser, voilà tout ce qui l’intéressait. Le caresser et l'apprivoiser dans le calme.

Sans le brusquer, les mains de l'étranger descendirent dans sa crinière. Très vite, l'homme se rendit compte que ce cheval avait tout ce que son espèce avait de plus beau : une encolure forte, des membres longilignes, un garrot prononcé, une croupe ronde comme la lune et un dos large. Tous les harnachements, même les plus simples, auraient gâché cette harmonie indomptée. Il voulut soudain lui retirer son licol bleu pétrole qui jurait presque avec son pelage clair. Tout tendrement, il monta ses mains vers les boucles pour les défaire. Et le bout de plastique s'échoua sur le sol.

Cela faisait le même effet que lorsqu'on voit une personne sans lunettes. On le trouve souvent plus beau sans cet artifice qui le rend moins naturel. Et de loin, tous deux se préféraient à l'état sauvage. Salvaje, on disait dans son pays.

Apaisée, la respiration de l'animal devenait plus profonde et douce à mesure que les caresses de l'homme devenaient plus amples et assurées. Tous deux semblaient patiemment se transmettre une énergie perdue. Et parfaitement captivés l'un par l'autre, aucun d'eux n'entendit revenir le 4x4 blanc qui avait fait demi-tour.

Pas avant que le conducteur hurle à une dizaine de mètres :

— Don't touch it ! It's my horse !

« Ne le touche pas, c'est mon cheval ». Comme un « Ne t'approche pas, c'est mon pays ».

Et ce fut la dernière chose que l'homme entendit avant de recevoir une balle tirée à la carabine depuis le rebord de la portière. Il la prit en pleine poitrine et le sang jaillit sur le poil immaculé du mustang.

Impuissant, l'animal en fuite vit l'homme à peine libre mordre la poussière.

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