la complainte du feu d'artifice mouillé
Nous sommes dans le noir complet, et je sens l'excitation monter autour de moi. Nous attendons ce soir depuis notre naissance ! Mes frères et moi sommes prêts pour le spectacle. Nous savons ce que nous devons faire, il nous tarde de mettre le feu aux poudres.
Quelle chance ! je suis tout devant ! Je pense que je vais ouvrir le bal et j'en ressens une immense fierté. C'est le jour de la fête nationale, je suis dans une caisse dans les jardins de Versailles, il fait nuit : que pourrait souhaiter de plus un feu d'artifice ? Nous attendons tous, immobiles, tendus, euphoriques. Notre vie s'arrête ce soir dans la gloire et la lumière. Je n'ai jamais été aussi pressé de mourir !
Enfin, la musique se calme. J'entends du mouvement près de la caisse. Ca va être à nous ! L'artificier ouvre la caisse pour nous installer, et soudain, sa bouteille de soda se renverse. Un peu. Juste une goutte. J'entend le hurlement silencieux de mes frères. Si nous sommes mouillés nous sommes perdus ! J'ai à peine une seconde pour me décider, alors je fais ce qu'il faut : je m'interpose. Je suis touché juste sous la mèche. J'ai mal, mais les miens ont été épargnés.
L'artificier jure, m'écarte sans ménagement et attrape une belle rouge. Pendant qu'il l'installe, j'examine les dégats. C'est pas beau à voir. J'ai peur que ce soit perdu pour moi. Alors que le désespoir s'empare de moi, la grosse main câleuse de l'artificier m'attrape. Victoire, mon sacrifice n'aura pas été vain, je vais pouvoir exploser dans le ciel !
Mais la main me repose par terre. Pas de drap, pas de carton pour m'accueillir. Seulement l'herbe et la rosée du soir.
Mon agonie commence. Tout à tour, je vois passer mes frères, mes amis de toutes les couleurs. Pendant que l'humidité me gagne et me transperce, je les vois tous s'enflammer et fuser vers le ciel en hurlant de joie et d'appréhension. Je les vois tourbillonner dans tous les sens. Ils montent, montent, montent et d'un coup éclatent en plein ciel dans une féérie colorée.
Et moi je reste au sol. Je ne les suivrai pas. J'avais de si jolies couleurs... Je rêvais tant qu'on m'enflamme, que je m'envole plus haut que tous les autres. J'aurai mis toute mon énergie à courir vers la Lune et quand l'étincelle m'aurait atteint, dans un hurlement de bonheur, j'aurais explosé en milliers de braises étincellantes. j'aurais été rouge, et bleu, et vert, et rouge à nouveau. J'aurais dessiné des pluies de confettis dans le ciel, et les amoureux se seraient embrassés en contemplant la glorieuse fin que je leur aurais offerte.
J'aurais tant aimé mourir avec vous, mes frères.
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