28 mai 1771

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Déjeuner chez les beaux-parents. Un supplice de plus. Nous y allons en calèche. Le temps est beau, chaud mais Madame préfère porter un châle pour ne pas attraper le mal. Je soupire. Elle me pose des questions sur mon ancienne vie. Je songe silencieusement et rageusement à mon existence innocente, à mes sorties très libres sous l’œil bienveillant de Papa. Maintenant, tout cela se brise en mille morceaux. Comment ai-je pu en arriver là ?

Je lui réponds courtoisement. Elle me regarde du coin de l’œil, très droite dans son siège. L’une de ces questions est celle de l’argent. Aurais-je assez de revenus pour subvenir à ses besoins ? Combien de restaurants et de belles tenues serais-je capable de lui faire ? Chez mes parents, je dépensais très peu, ça ne serait pas aujourd’hui que je le ferais. Nous discutons de choses et d’autres, de ses amis, de son entourage, de ses parents qu’elle affectionne tant. Amour sincère ou amour financier ?

Nous arrivons 3 heures plus tard devant un grand domaine de plusieurs hectares. Des écuries, de grands jardins fleuris transformés en labyrinthes, des fontaines, des domestiques longeant les murs. Puis celui que je redoute : Monsieur de la Cambrière. Eternellement vêtu de noir, un croque-mort né, un cadavre lors de sa future mort. Puis sa femme squelettique, sèche qui le rejoindra dans quelques années. Un couple de morts vivants devant une bâtisse sinistre. Elisabeth salue ses parents, demande de ses nouvelles. Pas un regard en ce qui me concerne. On n’adresse pas la parole à un jeune écrivain destiné à périr seul dans ses bibliothèques.

L’intérieur est lourd, luxueux : marbre, bois sculpté, grandes portes d’église, statues d’ancêtres aux yeux inquisiteurs à l’entrée d’un escalier majestueux. Des bonnes engoncées dans un costume ridicule, un sourire plaqué sur leurs lèvres. Mes douces, je viens vous délivrer d’un enfer carcéral.

Nous nous installâmes dans la salle à manger tout en longueur, comme si le bâtiment avait été conçu sur une église. Tout résonne : les verres de cristal immondes, les chaises aux pieds grinçants, le bruit des couverts. Tout a été pensé pour que l’invité se sente mal à l’aise face à cette famille de la plus haute importance. Je n’ai pas le droit de tirer ma chaise. Une main gantée de blanc tient le dossier afin que je puisse y asseoir mon séant. Mal à l’aise, je me tortille sur mon siège. Le père Cambrière claque des doigts, le majordome amène une bouteille de vin. Habitué à participer aux banquets, j’ai un bon palais. Il sera content de constater que je ne me nourris pas que d’eau.

Il demande à verser le liquide dans mon verre. Sombre, parfumé, j’y trempe mes lèvres, claque la langue contre mon palais et prononce un nom. Peu impressionné, père Cambrière hausse un sourcil, prononce un « Hmm » dubitatif avant de s’adresser à sa progéniture : « Nous avons bien fait de vous marier. Il n’est pas trop sot, il n’a pas le palais d’un paysan ».

Un bon point ? Le déjeuner est morne. Chacun s’observe, lève et baisse les yeux pour ne pas se faire démasquer. Le regard du père se fait insistant lorsque ma fourchette vient piquer une feuille dentelée de salade. Il aime avoir le contrôle. Non seulement je me suis uni avec cette jeune fille couvée par ses parents, arrogante et digne d’une gamine, mais je dois aussi supporter les brimades et les questions piège. Ma femme me coule un œil insistant concernant la façon de plier la salade.

"Avez-vous reçu une éducation, jeune homme ? » Demanda le père Cambrière".

"Cela fait longtemps qu’il n’a pas mangé de salade" Renchérit Madame Cambrière. Laissez le donc, il apprendra comme tout le monde. Un écrivain peut manier une plume comme il peut être maladroit avec les couverts. C’est un art qui s’apprend".

"Un art que toute personne sensée est capable de maîtriser ».

C’est mon jour. La discussion bifurque sur un sujet sensible : les futurs héritiers. Elisabeth n’a que 20 ans, j’en ai 22. Un âge mûr et correct pour engrosser la femme. C’est ce que je comprends de la bouche du beau-père. Le squelette ouvre enfin la bouche.

"Nous ne voulons que votre bonheur et la présence d’enfants dans notre famille serait la bienvenue".

"Mère, ne vous en faites pour ça, ils arriveront bientôt, Tente de les rassurer leur fille".

Nous nous regardons rapidement dans les yeux, ce qu’elle ne comprend pas. Suis-je trop âgé pour être père de garnements insupportables ? A ses yeux, je semble déjà décrépi, stérile, incapable de me reproduire. Je ne suis pas la bête qu’elle aurait aimé avoir.

"Et quels sont vos revenus Monsieur de la Guillère ? Continue le cadavre ambulant. Je crains que ce que vous gagnez ne suffisent pas à remplir les caisses du domaine".

"Mes écrits rapportent assez Madame, Réponds-je calmement, les yeux toujours baissés sur ma nourriture. Ma plume est féconde".

"Vous en êtes certain ? Les besoins de ma fille sont conséquents, nous ne pourrons pas vous prêter plus que nous ne pouvons".

"Ne vous en faites pas, il reprendra le cabinet. Je vous enverrai d’ici peu des livres de droit afin que vous puissiez tâtonner un peu le terrain. Et lorsque vous serez prêt, vous viendrez directement voir comment les choses se passent".

"Ce sera merveilleux ! s’écrie Elisabeth en frappant des mains. Ô mon chéri, te rends-tu compte de la chance que tu as ? Tu seras bien mieux dans l’entreprise familiale que dans tes vieux manuscrits ! Quelle importance ont-ils réellement à tes yeux ? N’as-tu pas envie de t’élever un peu ?"

Et je repense à mes parents si heureux de me confier à une autre famille que la leur. Je revois leur joie, assis sur le canapé lors de l’heureuse annonce. Moi, complètement hagard, remettant mon existence en cause. Mon départ dans mes appartements, complètement furieux, ma mère sanglotant.

Je suis un objet d’apparence.

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