3. Constance

6 minutes de lecture

Comment fait-elle ? Ce sourire, cette façon de parler, d’agir, comment y parvient-elle ? Je la regarde s’effacer pour nous laisser entrer, et nous nous exécutons.

Rien n’a changé, si ce n’est qu’il y a plus de photos, des photos que je connais déjà, pour la plupart, et sur lesquelles je figure, parfois. L’entrée est grande, donnant sur des escaliers en bois décoré, et le grand salon a toujours l’air accueillant et chaleureux.

Bien qu’il ne le sera plus jamais. Plus comme avant.

Nous nous installons autour de l’îlot central de la grande cuisine, silencieux, l’odeur de crêpe embaumant tout l’espace. Assis comme ça, les uns en face des autres, on ne peut pas faire autrement que se croiser du regard, et j’ai mal au cœur quand je vois Clément remonter ses lunettes rondes d’un geste nerveux, l’air troublé. Mal au cœur ? Je me reprends vite. Je n’ai pas à avoir de la compassion pour lui, qui ne s’est pas gêné de me regarder droit dans les yeux, quand je suis revenue en cours, pour embrasser à pleine bouche sa nouvelle petite amie parfaite, un air satisfait sur le visage.

Je reviens à moi quand je remarque qu’il m’observe, l’air interrogateur : je l’ai sûrement fixé trop longtemps. Alors que le silence devient gênant, ma voisine intervient :

_ Alors, que faites-vous pendant les vacances ?

_ Je pars en Italie, répond Roxane d’un ton fade. Avec mes parents.

Evidement, ça te blase. Ça t’aurait sûrement plus enthousiasmée si tu partais avec tes nouveaux amis.

Mais je ne dis rien, pas ici.

_ Super ! Et vous ?

Nous secouons tous les trois la tête, et ma voisine nous regarde, l’air étonné. Après s’être raclé la gorge, Alexis s’explique :

_ Mes parents ont décidé qu’ils nous auraient un mois chacun avec mon frère, mais comme je n’ai pas envie d’aller chez mon père, je reste ici tout l’été.

Il sourit faiblement et je baisse les yeux. Alexis a une relation compliquée avec son père, c’était à l’époque sûrement l’une des seules choses capables de lui faire perdre son sourire, enfin, ça et l’évènement de l’année dernière. D’après ses mots, ca ne s’est pas arrangé, et cela me fait un pincement au cœur de savoir qu’il ne nous en a pas parlé depuis tant de temps.

S’il l’avait voulu, il l’aurait fait.

A mon tour, je détaille, consciente que Clément – qui ne part jamais – ne dira rien :

_ Mes parents partent en Corse, mais c’est leur anniversaire de mariage, alors on reste ici. Ma sœur va chez une amie, et moi je garde le chien.

Elle hoche la tête, et je lui suis reconnaissante de ne pas faire remarquer que d’habitude, le chien vient avec nous. Mon excuse est vraie, mais même sans ces raisons, je ne serais pas partie : passer du temps avec ma famille, qui ne sait faire autre chose que me prendre avec des pincettes, m’aurais vite agacée.

Les crêpes finissent par être prêtes, et nous les mangeons en silence, les yeux rivés sur nos assiettes. Nous avons mangé des centaines de crêpes ici, et des milliers d’autres choses, mais jamais un repas n’avait été aussi calme. Comme s’il manquait quelqu’un, et c’est le cas. Dans d’autres circonstances, c’aurait été joyeux et bruyant, mais ca ne l’est pas, et le silence commence à peser.

_ J’ai fait un petit tri dans les affaires du grenier et dans sa chambre, lance soudainement ma voisine. Il doit y avoir quelques affaires à vous, alors vous pourrez aller y jeter un œil ? Tout est au grenier.

Elle dit ça tranquillement, comme si elle parlait de la météo, mais elle ne dit pas son prénom, et je ne peux m’empêcher de me dire que peut-être, rien qu’un peu, je ne suis pas la seule à avoir tant de mal à passer à autre chose.

_ On ira voir ça, merci.

Je sens la tension dans la voix d’Alexis, et je regarde les autres, tentant de voir leur réaction. Clément semble figé, les mains posées de chaque côté de son assiette vide, et Roxane se mord la lèvre, l’air étrange, sa crêpe encore intacte en face d’elle.

Elle doit sûrement faire attention à ne pas perdre la ligne, pensé-je amèrement.

Je m’en veux de lui en vouloir autant, mais je ne peux m’en empêcher, même ici. Je me vois mal retourner dans ce grenier, où nous avons passé tant d’heures, dormi tant de nuits, parlé de tant de choses, alors que tout a changé. Mais l’idée de plonger dans nos affaires, d’aller dans cette pièce, une véritable capsule temporelle, me plait aussi.

Peut-être que ca m’aidera.

Je m’accroche à cette pensée alors que nous montons les escaliers. A quatre. Au lieu de cinq. Au milieu de ces derniers, Roxane s’arrête, l’air livide :

_ Je ne sais pas si je vais y arriver.

Je lève les yeux au ciel, agacée. Comment veut-elle se faire passer pour l’amie dévastée quand elle se conduit comme elle le fait chaque jour au lycée ? Clément et Alexis restent stoïques, l’air – comme moi – de se poser des questions sur son comportement. Finalement, Alex lui répond, d’un ton sec mais dénué de méchanceté :

_ On y va, on regarde vite fait, et on repart. Pas besoin de rester des plombes, ca fera plaisir à ses parents.

Elle hoche la tête et nous reprenons notre ascension vers le grenier. C’est une grande pièce. Pas le genre qu’on s’imagine quand on entend le mot « grenier ». Il n’y a pas de toiles d’araignée, ni d’odeur de renfermé. Il y a une mansarde, avec une fenêtre qui baigne la pièce d’une couleur agréable et éclaire les murs blancs. Enfin, presque blancs. Ils sont recouverts de centaines de mots, de notes et de dessins de nous cinq, de toutes les couleurs, de toutes les tailles. Une grande partie des photos a été retirée, mais sa mère nous en a laissées quelques unes où nous apparaissons. Le plafond est juste assez haut pour qu’Alexis puisse s’y tenir debout, ne baissant la tête que pour éviter les poutres en bois. Il y a un canapé vert, dans le fond, trop petit pour que nous nous y mettions à cinq, ce qui explique le matelas fin posé juste en face, sur lequel trône une couverture en patchwork et quelques oreillers. La pièce semble encore imprégnée de sa présence, mais étrangement, cela ne me déclenche pas la crise de larmes habituelle, simplement une impression de flottement empreint de mélancolie. C’est peut être dû à la présence des Cinq. Enfin, de ce qu’il en reste. Trois sacs de couchage sont pliés dans un coin, entassés, semblant nous attendre, et mon regard se pose sur mon sac à dos, près de ces derniers, que j’ai dû oublier là il y a bien longtemps.

_ Waouh, murmure Clément.

Je soupire, depuis combien de temps retenais-je ma respiration ? Je m’approche de mon sac et le prends, étonnée de ne pas le trouver vide. Seul un carnet le remplit, mais ce n’est pas le mien. On pourrait le croire, au vu de la couleur pastel – du bleu – et de son épaisseur, comme si on l’avait rempli d’encre, de dessins, de papiers et de photos. Typique de tous ceux que j’ai, mais c’est pourtant l’écriture de Sam que je retrouve en l’ouvrant. Un peu penchée, fine, d’une encre bleue. Il y a des collages, des photos, mais je ne m’arrête sur rien : j’ai le sentiment que ce n’est pas l’endroit. Je le range dans mon sac, et jette ce dernier sur mon épaule, l’impression de mentir à mes amis, sans pour autant rien faire dans leur dos : ma voisine savait sûrement que le sac était le mien, et elle n’a pas dû fouiller le carnet pour vérifier à qui il appartenait, par conséquence, j’estime le journal me revient. Ma logique est idiote, mais je chasse ma culpabilité : entre un Clément occupé à bécoter une fille parfaite, Roxane à se balader avec ses amis parfait et Alex à fumer des joints parfaits, sa meilleure place est entre mes mains.

Après tout, je suis sûrement la seule qui prête encore un tant soit peu d’attention à tout cela.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Em ' ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0