5. Alexis
Je vois le visage de Roxane se décomposer, et je suis son regard pour comprendre ce qui la met dans cet état. Clément tient à la main un petit livre bleu, qui semble rempli de feuilles en vrac et de photos, et à en voir l’expression de mon amie, l’objet n’appartient pas à celui qui le tient. Je pourrais demander si c’est celui de Sam, mais je crains d’envenimer encore plus la situation déjà critique. Passant une main dans mes cheveux, j’annonce :
_ Il est temps qu’on parle de tout ça.
Ce n’est pas une question, je ne leur demande pas mon avis : il est temps de crever l’abcès, qu’ils le veuillent ou non, alors je me dirige d’un pas tendu vers eux, les incitant à me suivre en bas, parce qu’il est hors de question de régler tout ça dans ma chambre. Je ne leur avouerai sans doute pas, mais cette pièce est devenue bien plus qu’une chambre qui m’abrite la nuit : les longues discussions qui s’y sont menées avec Roxane la rende presque irréelle, et je ne veux pas briser ça.
Je ne lève pas le regard avant d’arriver dans le salon, où nous n’avons encore jamais été présents à quatre, ce qui est assez ironique pour des vacances « entre amis ». Quand nous sommes tous installé dans le canapé, je pose la question qui me brûle les lèvres en désignant l’objet que tient Clément:
_ C’est à Sam ?
Il hoche la tête en serrant la mâchoire et je poursuis mon interrogatoire :
_ Qu’est-ce que tu fais avec ça ?
_ Demande-lui, à elle, je l’ai trouvé dans sa chambre.
Si ma question était plus sèche que ce que je voulais, sa réponse me bat largement en froideur. Je regarde Constance, qui s’agite sur le canapé, gênée, avant de lancer :
_ Je n’ai lu qu’une seule page, je vous promets !
Elle a les yeux écarquillées et semble sincère, mais je n’arrive pas à comprendre comment elle a pu se trouver en possession de ce carnet. L’a-t-elle volé dans la chambre de Sam, il y a deux semaines ? L’a-t-elle glissé sans son sac quand nous avions le dos tourné ?
Avant que je ne puisse le faire, Roxane réplique :
_ Ca ne change rien. Même si tu ne l’avais pas lu du tout, tu aurais du nous dire que tu l’avais.
_ J’allais le faire !
_ Ah oui, quand ça ? rétorque Clément. A près l’avoir lu entièrement ? Parce que si je ne l’avais pas trouvé, aucun de nous ne serait au courant !
_ C’est toi qui me parle de cachoteries ? Vas-y, explique-nous pourquoi Mia t’harcèle de messages, pourquoi elle n’était même pas au courant que tu venais ici ?
Elle lâche un rire mauvais avant de reprendre, un air que je ne lui ai jamais vu sur le visage :
_ C’est sûrement que tu dois apprécier faire du mal à ceux qui tiennent à toi.
_ De quoi tu parles ? grimace Clément, le ton beaucoup moins assuré.
_ Tu le sais très bien, murmure Rox.
Je la regarde en fronçant les sourcils, étonné qu’elle défende Constance au vu de la situation. Elle me renvoie mon regard en haussant les épaules avant de continuer :
_ Je te l’ai dit tout à l’heure, Clem, arrête de faire comme s’il ne s’était rien passé.
Clément semble aussi étonné que moi de voir Roxane prendre part à la conversation, encore plus à cette conversation, mais il ne se gêne pas pour la rembarrer avec un regard noir :
_ En parlant de ce qui se passe, explique-nous ce que tu foutais dans le lit d’Alex ?
_ Et ne nous mentez pas, je sais que ce n’est pas la première fois, je le sais depuis le début, ajoute Constance.
_ Ca ne te suffisait pas d’avoir toute ta bande du lycée ? En plus de tes supers amis, il te fallait un mec ? crache Clément.
Roxane ouvre la bouche sous le choc et je la vois se tasser sur elle-même, expirant un grand coup comme s’il l’avait frappée physiquement. J’en veux à Roxane de nous avoir remplacés, mais Clément n’a pas le droit de dire ça, surtout dans sa situation. Avant que tout cela ne dégénère ou que les mots commencent à dépasser les pensées, j’interviens :
_ Calme-toi, Clément, tu vas trop loin. Ça sert à rien de jouer à celui qui frappera le plus fort, on a tous fait des erreurs.
Je le regarde dans les yeux jusqu’à ce que son air énervé se dissipe, et continue :
_ La première nuit, Roxane a fait un cauchemar… Violent.
Je regarde cette dernière, m’assurant que j’ai le droit de faire part de cette histoire aux deux autres, et fixe ces derniers après avoir eu son accord.
_ Sa chambre est à côté de la mienne, j’ai cru l’entendre tomber alors je suis allé voir et…
Roxane a les yeux baissés sur ses doigts, qu’elle triture avec nervosité, mais elle ne m’interrompt pas.
_ Elle rêvait de Sam. Elle pleurait et tremblait, alors j’ai essayé de la calmer, puis je lui ai proposé de passer la nuit avec moi. C’est moi qui lui ai demandé, OK ? Si je vous en ai pas parlé, c’est uniquement parce qu’elle ne voulait pas vous inquiéter avec ces rêves.
Je me rappelle de son expression le premier soir, ses yeux en amande agrandis par la peur, et le soulagement qui s’est peint sur son visage quand je lui ai proposé de prendre ma chambre. Je pose doucement une main sur l’avant-bras de Rox, qui agite toujours les siennes nerveusement, et elle lève son regard embué vers moi avec reconnaissance.
Je me sens enfin à nouveau utile.
Le silence retombe dans la pièce, et Clément et Constance semblent gênés de leur réactions de tout à l’heure. Tant mieux. Ils doivent reconnaître leurs propres erreurs aussi.
_ C’est vrai, Rox ? murmure Constance avec douceur.
Cette dernière hoche la tête, se tenant le ventre comme si elle était malade. C’est un nouveau tic que j’ai décelé chez elle, une habitude qu’elle a pris quand elle est nerveuse ou triste, ou quand on parle de sujets sensibles. J’agite mon pouce sur sa peau pour tenter de l’apaiser, et elle prend une inspiration pour dire :
_ C’est pas parce que je ne le montre pas que je ne vais pas mal. Au début de l’année, j’étais sûre que vous finiriez par voir ce que je ressentais, mais on ne s’est pas reparlé alors… Je ne sais pas, c’était plus simple de faire comme ça.
Clément ouvre la bouche pour dire quelque chose, mais elle lui fait signe d’attendre en levant une main. Elle ferme les yeux, semblant prendre son courage à deux mains, et se lance, enfin, sur le sujet que je n’ai encore jamais osé aborder avec elle :
_ Si j’ai maigri… C’est pas grâce à une soudaine reprise en main, ou quoi que ce soit du même genre, mon corps ne me dérangeait pas comme il était avant.
_ Comment ça ? chuchote Constance, l’air aussi inquiet que moi.
_ Depuis la mort de Sam, j’ai des crises. Je ne sais pas vraiment ce que c’est, je n’ai pas été diagnostiquée, c’est… Je pensais que ça faisait partie du deuil. Au début, c’était seulement des pleurs, de l’anxiété, parfois des nausées, puis c’est devenu plus intense. Maintenant, chaque fois que j’ai une crise, chaque mot qui me blesse, chaque souvenir de lui me rend malade, et je vomis. C’est un cercle vicieux, parce qu’à cause de ça j’ai peur de manger.
Elle baisse à nouveau les yeux alors qu’un frisson parcourt mon corps. Je n’ai aucune connaissance en trouble de l’alimentation, mais il est clair que ce qu’elle vit n’est pas normal, qu’elle soit endeuillée ou pas. Quand je retrouve la capacité de parler sans que ma voix ne tremble, je lui dis doucement :
_ C’est super grave, Rox. Tu aurais dû nous en parler.
_ Ah ouais ? J’aurais dû aller vers toi, te demander si t’es pas trop défoncé pour écouter mes problèmes ? Ou bien vers toi, Constance, qui me fusillait du regard chaque fois que je posais les yeux sur toi ? Non, j’aurais du aller te voir, Clément, t’interrompre avec Mia, que, soit dit en passant, tu devrais quitter au lieu de prendre pour une conne ? Non, c’était bien au-dessus de mes forces.
L’air quitte mes poumons. J’ai passé trois nuits à ses côtés, et malgré tout, je n’ai rien remarqué. L’imaginer en train de souffrir et de se dire qu’elle ne peut pas m’en parler parce qu’elle pense que je ne suis pas capable de l’écouter me brise le cœur.
_ J’aurais su t’écouter.
Ma voix n’est qu’un murmure. Roxane hausse ses sourcils bruns d’un air dubitatif et, alors que je cherche du renfort dans le regard de Clem et Constance, je remarque qu’ils arborent le même air. Roxane me sourit avec compassion, mais cette espèce de pitié envers moi, ou plutôt envers celui qu’ils pensent que je suis, me fout en rogne.
_ Arrêtez de me regarder comme si j’étais accro, putain, je gère. Je suis capable de t’écouter, de vous écouter, vous devriez le savoir.
_ Non, on ne le sait pas, répond Roxane. On a tous changé, et même si je découvre que tu es resté le même au fond, je sais que tu ne gères pas autant que ce que tu dis.
_ Mais si, putain.
_ Alors pourquoi l’idée que je te suive dans ta déf… que je te suive là-dedans t’insupporte ?
Elle a raison. Mais c’est parce qu’elle ne connait pas ses limites, alors que moi si. C’est parce que je peux me gérer moi-même, mais que je ne peux pas la gérer elle.
Ou c’est ce dont je me persuade…
La voix moins assurée, je tente une dernière phrase pour les convaincre :
_ J’allais mal, et ça m’aide à me sentir mieux, à oublier, en quelque sorte.
_ Parce que tu veux oublier ? lance Clément, sur le même ton de défi que Roxane une minute avant.
_ Bien sûr que oui, et ne fais pas comme si ce n’était pas ton cas, votre cas à tous. Je ne veux pas oublier Sam, pas du tout, mais sa mort, et toute la merde qui s’en est suivie.
Ma voix se brise presque à la fin, et je baisse le regard en fronçant les sourcils. Comment est-on passés des vrais problèmes de Roxane aux miens ?
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