6. Alexis

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Pour finir, nous nous sommes retrouvés, trempés, sur la crique déserte, derrière le jardin, à manger tout et n’importe quoi en plongeant dans la mer dès que le soleil se met à taper trop fort. Je m’allonge sur le sable, qui colle à ma peau humide, et écoute les éclats de voix de mes amis près de moi. Aucun de nous n’a pris la peine de se changer, alors mise à part Roxane, nous sommes encore tous en pyjama, Clément et moi n’ayant gardé que le bas. Essorant de la main droite mon short désormais foutu, je me demande furtivement où je serais, actuellement, si Clément n’avait pas trouvé le carnet de Sam dans la chambre de Constance, mais je chasse vite ces pensées : maintenant que tout va mieux entre nous, je ne dois plus penser à ça. Au bout de quelques minutes, j’entends quelqu’un s’installer à mes côtés, mais je ne prends pas la peinez d’ouvrir les yeux.

_ Alors, avec Roxane ?

Je réprime un sourire tout en fronçant le nez. Clément, malgré tout ce qu’il peut en dire, a toujours adoré les potins. Cependant, je ne lui fais pas de remarque, sachant pertinemment que j’ai bien dû lui poser cette question des centaines de fois au sujet de Constance.

_ Je vois pas de quoi tu parles. Et toi, avec Constance ?

_ Oh, et ben, ce qu’elle m’a dit m’a fait ouvrir les yeux, mais….

_ Ouvrir les yeux ? m’écrié-je en me redressant. Tu te fous de moi ? Tu savais très bien qu’elle était amoureuse de toi.

_ Non, pas sur ça… Je pensais que si elle s’était éloignée, c’était parce qu’elle ne voulait plus de ça. Enfin, tu vois, quoi.

_ Non, vraiment pas, Clem. Quand elle est revenue en cours, tu étais déjà avec Mia ?

_ Je sais, je sais, et je m’en veux. Et je pense que c’est à cause de ça, justement, qu’il ne va rien se passer. Pour l’instant, en tout cas.

Il marque une pose, je ne dis rien. Après quelques secondes, il reprend :

_ Mais arrête de me faire changer de sujet. Je venais te parler de Roxane, vous avez l’air de vous aider mutuellement.

Je plisse les yeux, le regarde fixement alors qu’il fronce les sourcils :

_ Quoi ?

_ Toi aussi, tu m’aides, quand on parle, pourtant tu me plais pas.

_ Tu me blesses, là.

Il porte une main à son cœur en prenant un air abattu qui me fait sourire.

_ Non, sérieux, vous vous êtes bien rapprochés naturellement et bien plus vite que nous quatre pendant ces vacances. A ce que je sache, tu n’es jamais venu de glisser dans mon lit la nuit, si ?

Je lève les yeux au ciel. C’est si étrange d’avoir une conversation aussi normale avec lui, sur un sujet, en plus, sur lequel il a foiré de son côté. J’ai l’impression que tout est différent, à de nombreux niveaux, depuis la mort de Sam, amis que notre amitié reste intacte. Enfin, elle a subi les contrecoups de ces changements, c’est indéniable, mais nous nous en sommes sortis. Grâce à ce carnet, grâce à Sam.

Roxane finit par nous rejoindre sur le sable, ses cheveux bouclés perlant d’eau. Elle est en maillot de bain, un vêtement qui me laisse voir beaucoup plus de peau que d’habitude, et qui me fait me rendre compte de sa maigreur. Même si elle semble aller mieux depuis quelques jours, elle reste toujours terne, et triste. Pâle malgré l’éclat mat de sa peau, frêle malgré la force qu’elle cache. Avant, elle était comme le soleil, et nous étions un champ de tournesols. Elle brillait, irradiait, et nous ne pouvions faire autrement que la regarder. Maintenant, son corps reflète son chagrin, la mal-être qu’elle vivait en partie à cause des Cinq. A cause de moi.

Elle sourit, et mes idées sombres disparaissent. Je me tourne pour qu’elle s’assied contre moi, et elle demande, le ton joyeux :

_ De quoi vous parliez ?

_ De rien, m’empressé-je de répondre. On a des sandwiches, t’en veux ?

Je la vois déglutir difficilement en regardant la nourriture que je lui tends, et je me pince les lèvres. Elle doit forcément manger, parfois, non ?

_ Le beurre, c’est… Enfin, c’est gras, donc ça a tendance à me rendre malade, donc…

Je hoche la tête, les lèvres toujours pincées, mais n’abandonne pas : je veux qu’elle aille mieux.

_ Mais tu n’as pas refait de crise depuis… tu sais, ton cauchemar, si ?

_ Non c’est vrai.

_ C’est grâce à mon charme, tu peux le dire.

Je lui fais un lourd clin d’œil et elle lève les yeux au ciel, amusée. Elle prend une inspiration et attrape le sandwich, alors que je soupire de soulagement, heureux de la voir essayer de s’en sortir. A ma gauche, Clément m’offre une tape dans le dos, avant de dire avec une voix lourde de sens :

_ Je vous laisse, tous les deux.

Il désigne Constance, seule dans l’eau, avec un petit sourire et s’en va. Je regarde Roxane retirer chaque tomate de son sandwich avant de le manger en silence, le regard dans le vague. Elle semble concentrée, et je lui donne un petit coup d’épaule pour la sortir de ses rêveries :

_ A quoi tu penses ?

_ J’ai peur de tout gâcher.

Moi aussi, pensé-je. Mais sûrement pas pour les mêmes raisons qu’elle. Elle pose la fin de son sandwich sur le sac que nous avons emmené, et je la questionne à nouveau :

_ Comment ça ?

_ Je ne sais pas. Il y a mille façons de tout gâcher, j’ai l’impression. Quand Sam est mort, je me suis interdit de ressentir certaines choses, parce que je n’avais pas l’impression d’en être légitime. C’était injuste : il avait perdu la vie, et je voyais pas comment je pouvais encore vivre la mienne normalement. Expérimenter tout ce qu’il ne pourrait plus connaître. Je crois que c’est pour ça que j’avais peur de vous revoir. J’avais peur de le trahir, en quelque sorte.

Je me tais, mais mes pensées sont embrouillées : elle vient de mettre les mots sur tout ce que j’ai ressenti cette année. Ces paroles mettent encore plus en évidence le ridicule de nos comportements respectifs : nous avons tous vécu la même chose, en l’exprimant de manières différentes, et ça a failli nous coûter notre amitié. Roxane semble être celle qui a le plus souffert, et pourtant c’est également celle qui a le mieux caché son jeu. Après une éternité, je hoche la tête, et elle soupire en s’allongeant sur le ventre, le visage tourné vers moi.

Je la fixe, quelques gouttes d’eau ruisselant encore sur son maillot de bain jaune, et je me rends compte qu’encore aujourd’hui, elle est mon soleil, et je ne suis qu’un tournesol. Je ne peux toujours pas me détacher d’elle, m’empêcher de la regarder, mais je ne suis pas sûr que ce soit pour les mêmes raisons qu’avant. Peut-être que si, en fait. Peut-être que j’ai toujours été amoureux d’elle, mais qu’il fallait que tout ça produise pour que je m’en rendre enfin compte. Je ne sais pas ce qu’elle ressent pour moi, et j’ai peur de la perdre si je lui dis ce que je pense, alors je sais que je me tairai encre un moment. Et j’espère que ça en vaut la peine.

Je regarde son corps, parsemé de quelques grains de sable. Je regarde ses jambes maigres, ses bras maigres, mais surtout son visage, les yeux fermés, comme je l’ai observés de nombreuses fois ces dernières nuits. Elle m’a dit qu’elle dormait mieux, depuis qu’elle est ici et, égoïstement, j’espère que c’est grâce à moi. Elle a l’air paisible, les traits détendus, elle parait plus jeune, comme avant. Cependant, son maillot, ouvert dans le dos, me rappelle qu’elle n’est pas comme avant. Sa colonne vertébrale se dessine clairement, et je peux compter ses vertèbres sous sa peau brune, baignée dans la lumière de l’après-midi.

Avec le plus de douceur possible, je caresse du bout des doigts cette ligne osseuse, m’imaginant que mon toucher la réparera, faisant fuir la souffrance et le chagrin que son corps laisse paraître. Elle pousse un soupir en souriant d’aise, entrouvrant les yeux pour me regarder, et je lui renvoie son sourire. Un rayon de lumière éclaire son visage, laissant voir toutes les nuances qui se confondent dans ses iris, dont elle dénigrait souvent la noirceur, avant. Retirant ma main, je me retourne pour attraper mon appareil photo, que j’ai été cherché en même temps que les sandwiches, et place mon œil sur le viseur. Je n’ai pas pris beaucoup de photos, cette année, mais la capture de moments comme celui-ci m’apaise toujours autant qu’autrefois. Clic, clic, clic. Je la photographie elle, puis les vagues, puis mes deux autres amis un peu plus loin, et je ne m’arrête que pour regarder les clichés. J'observe longuement ceux de Roxane, qui a de nouveau fermé les yeux à mon côté. Je retouche la photo, la mettant en noir et blanc, mais garde un exemplaire en couleur.

Un corps frêle, aux os de papillon, allongé près de moi. Le visage à moitié éclairé, comme si une seule part d’elle était lisible. L’air mystérieux, mais rayonnant sur la deuxième photo, ça lui ressemble bien.

Elle est la plus belle chose que j’ai photographiée, et Dieu sait combien de clichés j’ai pu prendre au cours de ma vie.

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