Mille Mots

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 L'homme qui venait de taper à ma porte était d'une étrange laideur charismatique. Il me rappelait mon oncle, avec le charisme en plus et la beauté en moins.

  Je compris que je le fixais béatement quand il se mit à me fixer béatement, alors je cessai de béatiser en lui offrant un « bonjour » poli et stoïque. Toujours moche et plus béat que jamais, l'homme me cria presque, avec la vitesse stridente d'une mouche kamikaze :

  « Bonjour je suis Hervé du programme Absurde Novembre vous vous êtes inscrit à notre programme n'est-ce pas ? »

  Puis il ralentit ses mouvements ; ou plutôt, puisqu'il était d'abord immobile, il se mit à bouger ses bras avec une mollesse digne des plus belles décélérations, comme si l'atmosphère de mon perron était un enfant à bercer. Je ne compris pas pour autant ce qu'il tentait de faire de ses contrefaçons de gestes. Peut-être parler le langage des signes avec un trou de l'espace-temps.

  « Du moins, c'est ce qu'on m'a affirmé », me dit-il avec la même lenteur.

  Ensuite Hervé se figea, les yeux dans les miens, la gueule si laide que je crus y reconnaître les dégueulis interférents de ma vieille télévision.

  Je profitai de cet arrêt sur image pour étudier ses propos dans ma tête, devenu un rétroprojecteur pour l'occasion.

  Oui, j'avais trouvé sur internet, le mois dernier, la page de l'Absurde Novembre. Non, je ne savais pas en quoi consistait ce programme. Dans le moteur de recherche de mon ordinateur, un soir de cuite sans alcool découvrant les joies de la boisson crue, j'avais tapé « programme » parce que j'avais un doute sur la définition du mot – je pensais qu'il s'agissait d'une unité de poids professionnelle, et j'espérais en engager une pour imposer une thérapie à mes kilos toxicomaniaques.

  J'étais rapidement tombé sur la page du programme de L'Absurde Novembre. On y voyait, bazardés sur l'écran, dans une exagération baroque et une subversion illusoire, comme un odieux pêle-mêle de « je me fous de ta gueule » tordus, transversalement pétés, bouffis d'insolence débile comme une orgie biblique au désordre lascif et plus bouillant qu'une phrase affamée sans fin, une foule désordonnée de personnages plus pimpants qu'une crise épileptique : attirant sans raison mon premier coup d’œil - qui me rêvait soudain borgne -, un lézard mangeait une glace en forme de girafe affublée de la gueule d'André Breton, si du moins il était arrivé à André Breton d'avoir la figure d'une girafe ; sous les pattes ou les testicules de la girafe givrée – le brouhaha de verbes et d'onomatopées rendait difficile la lecture de l'image, surtout avec les incises qui tentaient de le souligner -, se prélassait aléatoirement un joueur de saxophone myope, dont le caractère aléatoire du prélassement ainsi que la myopie demeuraient matière à contradiction, du fait que l'on ne voyait pas plus son visage que son corps derrière l'ours qui courait au devant d'un taxidermiste pour lui servir de cobaye ou lui faire un câlin – l'expression de l'ours se lisait mal, ou malhonnêtement, sous ses poils matassins d'animal obèse ressemblant trop à ma tante ; derrière la girafe, surréaliste et musclé comme un bodybuildeur consumé par Minecraft, un maigrichon dégustait ses côtes en la charmante compagnie de son propre crâne cloué sur le cou d'un Jésus décapité mais décloué : leur repas, servi sur une table évoquant un bateau ou une épave de bateau, ou ma tata Marine lorsqu'elle était belle et enfant et enceinte de mon futur doudou, consistait, en plus des côtes du bodybuildeur maigrichon susmentionné, en un fatras de spermatozoïdes transsexuels disséminés à la manière d'une soupe dans un récipient vaginal ; différentes espèces de voitures, dont un billion semblait farouchement unicellulaires, jouaient, ensemble mais par petits et larges groupes éparpillés en un brouillamini de carrosseries cabossées ou cabossables, à la fois au garage de luxe et à la casse immense ; comblant mon culot de voyeur comme le retard d'une tortue morte sur un lièvre TGV, autrement dit comblant mon vaste, vaste, vaste culot embouteillé sur l'autoroute du « t'en fais trop », mon toupet plus tournoyant qu'une toupie sujette au tournis, qui libérerait circulairement des crachats, des arabesques de vomi sur l'enfilade des gueules lectrices dont ta gueule ressort telle un bijou de valeur ou une saillie horrifique, comblant tout de moi, de mon regard mal-ocularisé à mes doigts fayots, si fayots, plus fayots qu'un pénis débutant devant un prêtre édenté, comblant absolument tout de moi jusqu'à l'abus de ma personne, un caniche léchait un biscuit sur un trottoir, en bas à droite de la page ; et puis il y avait des mots qui dansaient la salsa, dans un nouveau bal d'accumulation hybride : courage, fermeté, solipsisme, fellation, nananère, courtoisie, autorégulateur, sensation, téléachat, Turkménistan, mot-compte-double, écrivain, pacotille, fratricide, lagon, et collerette.

  L'estomac commun de mes globes oculaires secoué par cette image plusieurs octillions de fois trop bavarde, j'avais fermé immédiatement la page du programme, puis j'avais ouvert la fenêtre de mon ordinateur pour y vomir mes pupilles traumatisées.

  Ainsi donc, je ne m'étais pas inscrit au programme.

  Par conséquent les choses pouvaient s'enchaîner rapidement.

  Retour au présent : j'appuyais sur la télécommande de l'absurdité arbitraire et mon visiteur reprit l'apparence d'un homme au rythme biologique normal.

  « Non, je ne m'y suis pas inscrit », lui assénai-je platement.

  Hervé débéatisa aussitôt.

  « Ah bon ? Mais vous aviez pourtant l'air enthousiaste !

  — Je l'étais mais je ne le suis plus. Cinquante mille mots ? Je n'y arriverai jamais ! »

  Hervé parut surpris comme une description de surprise bâclée.

  « J'ai l'impression d'écrire depuis des heures, et bon Dieu qu'est-ce que je triche depuis tout à l'heure, mais le compteur n'avance pas. J'en suis à seulement neuf cent soixante-cinq mots, vous réalisez ? Et je me retiens de pisser pour avancer, alors que j'ai la vessie fragile ! »

  Enfin, je claquai la porte en disant :

  « Et ça fait mille ! »

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