Chapitre cinq

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À treize heures, il n’y avait personne dans la rue. Et pas plus de monde à treize heures cinq. Thibault allait rentrer chez lui, le cœur froissé, quand il vit un vieux van blanc se garer sur la petite place en contrebas. La portière s’ouvrit et Dalil sauta à terre. Et la première chose qu’il fit, c’est de lever les yeux vers lui et de sourire.

Dalil se réjouit de voir Thibault complètement figé, puis s’en inquiéta tout de suite après. Il s’était amusé à draguer le jeune homme, comme il le faisait très souvent. Après tout, il aimait plaire, il adorait qu’on le déshabille du regard. Et les yeux de Thibault l’avaient mis à nu, avec timidité, mais ils l’avaient fait. Il trouvait dans ce regard ce qu’il n’avait pas eu dans celui de Ryan, une envie flagrante, belle dans son désir sans équivoque et pas voilée par la honte et le déni.

Il sentit ce petit mouvement dans son entrejambe à la vision de Thibault. Dalil n’avait jamais exprimé de préférence claire sur son genre d’homme, mais au fil des ans, il avait constaté qu’il aimait les gars élancés, aux muscles moins proéminents que les siens. Il devait se l’avouer, il adorait cette petite supériorité physique que lui conférait sa grande taille et ses muscles. Il aimait plaquer ses partenaires sur le lit et leur faire l’amour, tout en contrôle. Et le fait que son boulanger réagisse de manière aussi transparente à tous ses gestes le fit frissonner d’envie. Il avait envie d’emplir les yeux verts de confusion et de fièvre, mais il se heurta soudain à un visage dépourvu d’émotions. Pendant quelques infimes secondes, il eut un visage fermé face à lui, puis l’instant d’après, un sourire fendit le visage de Thibault comme une réponse automatique au sien.

« Hé ! fit Dalil.

– T’es en retard !

– J’ai fait la grasse mat moi aussi. Bien, mais un peu solitaire. Et la tienne ?

– Pas assez solitaire. Oz m’a empêché de dormir.

– Oz ? Le magicien ou le loup-garou ? »

Thibault sentit son sourire s’accentuer devant l’air amusé de Dalil.

« Oz le chat, expliqua-t-il.

– Et il est con ou gentil, celui-là ? »

Thibault éclata de rire.

« Il est surtout pénible. Je lui laisse le fenestron de la cave ouvert, mais monsieur préfère me réveiller pour passer par la grande porte. Tu te déplaces avec ta maison ? demanda-t-il en désignant le van dont la fenêtre sur le côté s’ornait d’un store à moitié déroulé.

– Ouais, c’est pratique pour le boulot.

– Tu es ici pour travailler ?

– Oui, là-bas, dans les gorges, je suis cordiste. »

Il se détourna et pointa les falaises qui découpaient le paysage. Les yeux de Thibault ne purent s’empêcher de descendre le long du dos musclé jusqu’aux fesses ceintes d’un bermuda trop large. Puis il releva vite le regard quand Dalil revint vers lui.

« Je me suis toujours demandé comment ça se passait les travaux de sécurisation.

– Eh bien, c’est moi et d’autres gars suspendus à une vingtaine de mètres au-dessus du sol pour poser des grillages et des barrières.

– Les roches sont tombées plusieurs fois ces dernières années, fit remarquer Thibault.

– J’ai vu ça, oui. »

À certains endroits, Dalil avait noté la pierre mise à nu, presque découpée, même si la végétation avait vite fait de reprendre ses droits, elle apparaissait moins touffue.

« Et tu es là pour l’été, pour la durée du chantier.

– C’est ça. Pour tout l’été. »

Dalil caressa les mots de sa voix et ils échangèrent à nouveau de regard, comme s’ils savaient tous deux exactement le chemin qu’ils allaient prendre.

« Tu es prêt ? demanda Thibault.

– Oui, on a besoin de mon van ou tu as prévu un autre moyen de transport ?

– Nos pieds.

– T’es sérieux ?

– Ouais, t’es pas sportif ? »

Dalil fronça les sourcils. Il fallait oser dire ça à un gars qui déplaçait son propre poids à la force de ses bras quotidiennement. Puis il se rappela que peu de personnes connaissaient réellement la spécificité de son métier.

« Sans doute plus que toi, monsieur le maître-artisan.

– On va voir ça, sourit Thibault en retour. Prends de l’eau, même si je te rassure, je prévois une « petite » balade. »

* * *

« C’est encore loin ?

– Non, plus très loin, répondit Thibault.

– T’as déjà dit ça y a une heure.

– Mince alors, j’ai dû mentir ! Mais toi, tu exagères, c’était il y a vingt minutes à peine. Alors, on fatigue déjà ? »

Dalil se mit à rire. Petit à petit, la personnalité du jeune homme se dévoilait, pas aussi lisse et timide qu’il l’avait montrée au premier abord. Thibault s’agrippa à une roche et se hissa le long du chemin. Puis, il se retourna pour tendre la main à Dalil et l’aider à escalader.

« C’est moi le cordiste, tu sais.

– Je sais. »

Mais c’était décidé, si sa licorne adjudant-chef avait envoyé ce gars ici, Thibault avait bien l’intention d’en profiter. Un été, ça pouvait paraître long au début, et puis, très court au point qu’on finissait par compter les jours restants. Il ne voulait pas perdre de temps, il avait envie de le toucher, de voir ce qu’un contact entre eux éveillait en lui.

Leurs mains s’effleurèrent puis s’empoignèrent et Dalil fut surpris de la facilité avec laquelle le boulanger le hissa presque sans effort apparent. Mince, Thibault avait mis un tee-shirt bien trop ample et Dalil mourrait d’envie d’en découvrir davantage.

Thibault referma ses doigts sur la large main de Dalil, mais alors qu’il s’attendait à une peau rugueuse, sa paume était douce. Il le tira jusqu’à sa hauteur et l’homme le surplomba de ses quelques centimètres de plus, un sourire carnassier se peignant sur ses lèvres, donnant l’impression qu’il allait se faire dévorer s’il n'y faisait pas attention. Thibault recula d’un pas incertain, trébucha et immédiatement, un bras s’enroula autour de sa taille et le ramena vers Dalil, tout prêt du sourire, tout près du corps indécent, chaud et moite.

Bravo soldat, la cible est récupérée et sécurisée. Et maintenant, on lui apprend la vie, l’amour et le sexe déchaîné… Surtout le sexe !

Thibault fit un pas en arrière, il n’avait pas prévu que tout s’éveille aussi vite en lui. Dalil le laissa aller tout de suite, sans le retenir plus longtemps. Mais sa paume frôla sa peau, relevant son tee-shirt dans un mouvement involontaire.

« Merci, murmura-t-il en baissant les yeux.

– De rien. C’est un peu casse-gueule, ce passage. »

Dalil le précéda sur le sentier et Thibault s’obligea à fixer le sol.

« Hé, Thib ?

– Quoi ?

– Rien, c’est pour que tu arrêtes de regarder tes pieds ! pouffa Dalil. Mon cul ne disparaîtra pas même si tu l’ignores. »

Le cordiste se détourna puis fit un geste gracieux de la main.

« Allez, passe devant. »

Thibault se dépêcha de le doubler.

« Moi, je mate sans aucun souci, susurra Dalil derrière lui. »

Par reflexe, Thibault contracta les fesses et il entendit le rire clair de Dalil s’élever, tout proche. Oh bon dieu, ce rire ! Il possédait une nuance moqueuse et attirante qui le fit frissonner.

« On arrive ! dit-il quelques minutes plus tard.

– Je te crois plus ! »

Mais Dalil s’arrêta juste à ses côtés pour contempler le paysage. La forêt s’ouvrait sur une immense prairie aux hautes herbes entrecoupées de rochers. Elles n’étaient pas encore blondies par le soleil d’été. Sur le flanc gauche, suivant le sentier, une vieille cabane de berger en pierres complétait le tableau idyllique.

« Waouh ! murmura Dalil. C’est magnifique.

– Attends, c’est pas fini. Viens ! »

Lentement, Thibault s’avança. Il n’était pas encore monté cet été, et sa dernière excursion remontait à plusieurs semaines. Il espérait qu’ils seraient là, comme chaque année, mais avait toujours peur que cet endroit soit touché à son tour par la pollution. Mes ses yeux captèrent tout de suite les mouvements graciles et imprévisibles.

« Marche doucement, il ne faut pas les faire fuir.

– Faire fuir qui ?

– Chut… »

Thibault attrapa sa main et le guida à pas lents jusqu’au milieu du champ. Pendant quelques instants, Dalil resta suspendu au souffle du jeune homme, inspirant et se retenant au même rythme que lui. Jusqu’à ce qu’il voie le sourire se former sur les lèvres de Thibault. Il débordait d’excitation contenue et ses joues étaient légèrement empourprés. Pendant une seconde, Dalil pensa qu’il était exactement ce qu’il lui fallait. Un gars sympa, une relation dénuée de complication et si on y ajoutait quelques bonnes baises, ce serait parfait.

« Regarde ! chuchota Thibault.

– Quoi ? »

Dalil se tut. D’abord effrayés par leur arrivée, les insectes avaient fui et maintenant, ils revenaient lentement butiner les fleurs avec flegme. Le regard de Dalil s’arrêta sur les deux papillons près de lui, puis il leva les yeux et s’aperçut que des dizaines de papillons voletaient au-dessus des fleurs, s’y arrêtant quelques secondes avant de repartir. Il y en avait partout où se posait son regard. Il resta stupéfait.

Thibault sentit la main de Dalil se refermer sur la sienne. Il le dévisagea, tout prêt à saisir sa réaction. Ses yeux sombres bondissaient d’un insecte à un autre, saisissant la couleur classique de certains papillons et d’autres plus originales, mais sa bouche restait fixe, sans le sourire amusé qui l’ornait jusque-là. Il voulut lâcher sa main, se sentant idiot avec ses gamineries, mais Dalil le retint.

« Désolé, fit Thibault, tu pensais peut-être à une sortie plus conventionnelle, un parc d’attraction, un monument connu.

– Je pensais exactement à ça, découvrir des endroits qui ne sont pas dans la brochure. C’est génial, souffla Dalil. C’est la première fois que j’en vois autant et d’aussi près.

– C’est les chardons, ils les attirent. »

Lentement, Thibault sépara leurs mains jointes et avança dans la prairie en direction de la cabane délabrée. Les papillons firent peu de cas de lui, continuant à butiner à ses côtés. Dalil le suivit avec l’impression d’être ivre, de beauté, de nature, il ne savait pas vraiment. Ils s’installèrent à l’ombre du mur sur un sol mousseux et souple que Dalil tâta avec amusement. Thibault sortit de son sac une gourde d’eau et des viennoiseries.

« Elles sont d’hier, prévint-il, elles vont être un peu sèches. »

Dalil attrapa un pain au chocolat et mordit dedans.

« Tu disais ? demanda-t-il, le beurre de la pâte faisant luire sa lèvre supérieure.

– Rien, rigola Thibault en le regardant dévorer. »

Il prit un chausson aux pommes et le dégusta à son tour. Il remarqua bien le côté moins croustillant de la pâte feuilletée, puis, mit son professionnalisme de côté. Il était bien, serein. Encore une fois, il se sentait presque heureux.

« Je suis calé ! murmura Dalil en se renversant sur l’herbe. Merci !

– Avec plaisir. Tu veux continuer à marcher un peu ?

– Plus tard.

– Ok. »

Dalil sentit Thibault s’installer à ses côtés avec hésitation et lenteur. Les yeux à demi-fermés, il l’observa se faire une place dans la pente moelleuse. Mon dieu, qu’est-ce que ce serait de lui faire l’amour ici, à l’ombre du soleil ardent, de faire éclore ses cris comme s’ils faisaient partie de la nature elle-même, animale ? Avec n’importe quel mec, Dalil aurait été plus franc, plus rapide, sachant exactement sur quel pied danser, mais Thibault provoquait en lui des envies différentes. Et le spectacle qu’il lui avait offert méritait mieux qu’une baise en mode droit au but. Sa main glissa sur l’herbe jusqu’à ce qu’il entre en contact avec l’épaule du boulanger. Mais il pouvait toujours jouer les prémisses.

« Tu n’as pas chaud ? murmura-t-il en s’arrêtant sur le tissu.

– Un peu.

– Je peux te déshabiller si tu veux, proposa Dalil avec un rire égrillard en se tournant vers lui. »

Thibault râla intérieurement, avec sa peau pâle, son visage se marbra de rouge en une seconde, et il savait qu’il avait l’air d’un crétin devant Dalil. Il voulait donner le change, faire croire qu’il maîtrisait cette drague légère et amusée, mais il devait compter avec son foutu teint qui le trahissait.

« Ou tu peux le faire toi-même, murmura Dalil sans cesser de sourire, j’apprécierai beaucoup aussi.

– Je me déshabille si tu te déshabilles.

– Deal !

– Quoi ? »

Dalil se releva à moitié et ôta prestement son tee-shirt, le jetant à ses côtés. Puis il se tourna, s’appuya sur son coude et fixa Thibault de son regard brûlant.

« À ton tour ! »

Lentement, Thibault tira sur le col, puis il fit passer son tee-shirt par-dessus sa tête. Il ne s’était jamais dévêtu devant un homme, jamais ainsi, avec cette sensation d’être scruté. Non, ce n’était pas le mot adéquat, Dalil le contemplait et il le contemplait toujours lorsque Thibault se reposa sur le sol, les herbes chatouillant son dos. Le regard de Dalil fixa son torse, puis son ventre et remonta envers vers son visage.

« Je confirme, j’apprécie beaucoup.

– Moi aussi, murmura Thibault en baissant les yeux furtivement sur le corps étendu à ses côtés.

– T’es sûr ? Parce que tu as pas vraiment pris le temps de regarder, se moqua Dalil. »

Si son corps restait immobile, Thibault sentait son cerveau carburer à toute vitesse. Il ne pouvait pas dire qu’il n’avait pas envisagé cette situation. Après tout, Dalil n’avait pas fait mystère de ses intentions. Mais là, tout de suite, il ne savait plus du tout à quoi s’attendre, ni ce que Dalil voulait. Mince, ils étaient des mecs, et les mecs ne s’appesantissaient pas sur des détails tels que des mots, des baisers et des gestes tendres. Dans deux secondes, ils auraient probablement le pantalon aux genoux et… et Thibault n’avait pensé à rien du tout !

Il avait pris une douche le matin même, mais se sentait tout transpirant après la montée dans les sous-bois. Et si Dalil voulait le toucher, le sucer, s’il voulait le pénétrer. Bon dieu, il n’avait pas de lubrifiant et seulement une capote dans son portefeuille. Et oui, ses petits jeux solitaires lui avaient prouvé qu’il était plutôt extensible, mais une sexe devait être complètement différent, il se sentit brûler de gêne à ses souvenirs. Malgré toutes ses tergiversations, il avait envie de tout, toucher, être touché, et bien plus. Peut-être que le sac à dos de Dalil recelait ce qu’il fallait, il était tellement débordant d’assurance qu’il devait avoir douze boites de capotes et du lubrifiant extra-glisse sur lui tout le temps. Oh merde, Thibault sentit son estomac s’alourdir. L’envie se partagea avec l’appréhension, il la portait depuis trop longtemps. Ses yeux remontèrent sur le torse de Dalil. Son bronzage n’était pas uniforme, il portait la démarcation du tee-shirt sur ses biceps et la peau de son ventre apparaissait plus dorée que cuivrée, mais ce petit défaut accentuait ses muscles et sa beauté naturelle.

La licorne adjudant-chef avait sacrément merdé en envoyant ce gars ici. Thibault ne pouvait absolument pas soutenir la comparaison. Dalil était totalement indécent et il était réel.

Pour tout l’été.

Il eut l’impression de lire une nouvelle fois les mots sur les lèvres de Dalil. Tout l’été, ou même seulement quelques heures, pour découvrir ce que c’était que de sentir le corps d’un homme contre le sien. Le sentir vraiment et pas esquisser des gestes qui ne lui seraient pas retournés. Thibault ferma les yeux. Sous ses paupières, le soleil laissa des flashs de couleurs chaudes. Il sentit la main de Dalil frôler son bras une nouvelle fois et sans même regarder, il sut que ses poils s’étaient dressés sur sa peau en attente de plus.

Dalil ignorait tout de lui et c’était parfait ainsi. La main continua son chemin en passant de son bras à son ventre et il inspira trop vite sous le toucher. Les doigts le caressaient avec lenteur. Thibault décida en une seconde, il bascula du côté du désir, il voulait tout ce que cet homme lui apporterait, la douceur et la chaleur, l’inconfort et l’embarras d’une vraie première fois, tout.

Le corps de Thibault se détendit dans un souffle sous ses doigts et Dalil sourit, poussant sa main un peu plus loin pour caresser le ventre pâle et ferme. Il monta sa main jusqu’aux pectoraux légers, sans aucune pilosité. Franchement, il n’aurait pas vu le prénom affiché sur les diplômes, il aurait douté de son âge. Mais il se rappela combien lui-même paraissait encore sorti de l’adolescence à ses vingt ans, avant de passer quelques années à descendre le long de parois d’immeubles. Au moins, il n’était plus du tout innocent à cette période. Parce qu’il devinait une totale inexpérience chez le jeune homme. La main de Thibault attrapa la sienne et la serra avant de l’entraîner plus haut, jusqu’à sa gorge offerte.

Dalil contempla les paupières qui se crispèrent, la langue incertaine léchant les lèvres. Il se laissa tomber un peu plus sur l’herbe et s’avança jusqu’à ce qu’il sente le bras de Thibault contre son ventre et ses doigts frôler le tissu de son pantalon. C’était doux, léger, et pourtant intense, c’était tout ce qu’il n’avait pas eu avec Ryan, le plaisir de la découverte, la totale acceptance de l’autre, le désir et pas la concupiscence effrénée. Dalil se pencha, et ses lèvres restèrent un moment en suspens au-dessus de celles de Thibault. Jusqu’à ce que ce dernier ouvre les yeux, le fixant avec appréhension et également une ferme résolution.

Merde, Dalil était trop con ! Il allait se servir de ce gamin avide de découvrir le sexe pour oublier Ryan et son égoïsme. Pour oublier qu’il avait été totalement consentant à cette relation pourrie parce qu’il avait préféré ignorer les faits : Ryan avait toujours été un gros connard. Il arrêta son mouvement et recula, son corps se détacha de celui de Thibault dans un glissement qu’il aurait voulu plus rapide, moins doux et moins excitant.

Sa main s’abandonna sur le ventre du jeune homme et y resta. Et pendant un long moment, ils ne bougèrent plus, et Dalil eut l’impression que l’endroit était trop silencieux, malgré le frémissement de la nature. Près de lui, il entendait la respiration de Thibault, son souffle luttait pour rester calme. Il le regardait avec des questions plein les yeux et Dalil ne put qu’esquisser un sourire d’excuse. Il se laissa aller sur le dos.

« Si je m’endors, tu me réveilles avant que les loups viennent me manger, plaisanta-t-il.

– T’en fais pas, les loups sont un peu plus haut dans les alpages.

– Ben, qu’ils y restent.

– Par contre, des lynx descendent parfois jusqu’ici.

– Tu déconnes ? »

Dalil se redressa en regardant autour de lui, comme si ces prédateurs étaient déjà en train de l’entourer.

« Ouais, je déconne, on ne compte plus qu’une poignée de loups et de lynx dans le massif. Les deux espèces sont en voie d’extinction.

– C’est moche.

– Comme pas mal de choses derrière le paysage de carte postale. »

Thibault attrapa son tee-shirt et le renfila en quatrième vitesse. Entre eux, le moment était passé, il le sentait bien et il ne comprenait pas pourquoi. Ah, si, il n’avait pas pris la moindre initiative, il était resté figé comme un crétin. Merde, pourquoi n’avait-il pas bougé, fait un geste ? Il restait quoi ? Deux centimètres entre ses lèvres et celles de Dalil. C’était à lui de combler la distance, de prendre les devants pour montrer son accord et il n’avait rien fait.

Il n’avait rien fait. Ces quelques mots résonnèrent dans sa tête et voulurent aller vers un endroit qu’il repoussa de toutes ses forces.

« Tu veux redescendre ou continuer de monter encore un peu ? demanda-t-il.

– Il y a des choses à voir ?

– Des chamois.

– Sérieux ? »

Thibault éclata de rire. Si Dalil pouvait le taquiner sur les sujets chauds, lui pouvait s’amuser avec son côté rat des villes.

« Merde, tu te fous de moi !

– Complètement. Il y a seulement un calvaire un peu plus haut. C’est une…

– Je sais ce que c’est un calvaire !

– Ok. »

Dalil sourit de toutes ses dents et attrapa ses tee-shirt, mais il contenta de glisser un pan du vêtement dans son pantalon sans le remettre.

« Bon d’accord, je sais pas, c’est quoi ?

– C’est une grosse croix, si jamais tu as envie de monter prier là-haut. »

Dalil ricana :

« Non merci, mes parents prient suffisamment pour moi.

– Pourquoi ?

– Pourquoi à ton avis ? »

Thibault leva les yeux avec un air désolé et Dalil le rassura :

« Ce n’est pas comme tu l’imagines. »

Il n’arrivait pas à détester ses parents, tout comme eux étaient incapables de le rejeter. Parce qu’au milieu de tous leurs préjugés, de toute cette éducation à la morale rigide, une petite part d’amour restait. Ce n’était pas la plus grosse, pas la plus douce, mais elle était là.

« Ils sont très religieux, très traditionnels, et je suis leur seul fils, j’ai deux sœurs plus jeunes. Quand je leur ai dit que j’étais gay, mon père a hurlé, ma mère s’est mise à pleurer en silence. Bref, une soirée ordinaire dans une famille ordinaire.

– Je suis désolé. Tu avais quel âge ? demanda Thibault.

– Seize ans. »

Dalil ne savait pas vraiment pourquoi il confiait son passé à Thibault. Peut-être à cause de son regard attristé qui laissait deviner une histoire tout aussi difficile. Parfois, on a besoin de savoir que d’autres personnes ont vécu des situations similaires pour avancer. Alors, il continua, d’une voix calme :

« Si je réfléchis, je crois que je peux encore me souvenir de tous les mots qu’on s’est balancé à la figure, tous ceux pour faire mal. Et quand on n’a plus eu de munitions, je me suis tiré et je me suis planqué chez un pote. »

Il repensa à Ryan et à ses parents. Ils avaient été si tolérants quand ils l’avaient trouvé sur le seuil de leur maison, retenant ses larmes. Ils l’avaient écouté et rassuré sur sa valeur à la place de ses propres parents et ils l’avaient accueilli chez eux sans hésiter. Même si Ryan n’était pas super ravi de l’avoir dans sa chambre et qu’il avait relégué Dalil sur un matelas sur le sol alors qu’il avait un grand lit double. À la lueur de ses connaissances actuelles, Dalil se dit que Ryan devait déjà se débattre avec ses penchants pour les hommes à cette époque.

« Et tu n’es jamais rentré chez toi ? demanda Thibault d’une toute petite voix, affichant une compassion non feinte. »

Dalil sourit pour le rassurer :

« Si, j’ai fini par rentrer. Mais pendant un moment, j’ai pensé que mes parents ne voulaient plus de moi, que j’étais une honte pour la famille. Les parents de mon pote ont été supers, ils m’ont hébergé et m’ont dit que je n’avais rien à me reprocher. Ma meilleure amie me l’avait déjà seriné, à de nombreuses reprises, mais que des adultes le disent, c’était un peu différent malgré tout. J’avais commencé à faire des démarches pour des aides, pour une émancipation. Mais mes parents sont venus me chercher au bout d’un mois, ils avaient toujours su où j’étais et ils m’ont laissé attendre tout ce temps. Je suppose qu’ils en avaient besoin, mais ça m’est resté en travers de la gorge. Depuis, on n’aborde pas trop le sujet. Je ne leur étale pas ma vie privée, et ils n’évoquent plus la religion et mes innombrables péchés.

– Tu n’es pas croyant alors ?

– Si, à ma façon. Et puis, si dieu existe, j'espère qu’il s'occupera en premier de ceux qui tuent en son nom et qu'il mettra mes histoires de fesses en tout dernier. Ça me laissera le temps d’opter pour l’hindouisme, des gars qui ont inventé le Kâmasûtra ne peuvent pas être contre une bonne sodomie ! »

Thibault explosa de rire et rougit malgré lui.

« Et toi ? demanda Dalil. Ta famille ?

– Ils sont au courant et je n’ai pas de souci de ce côté-là. »

Le ton se voulait nonchalant et décontracté. Thibault n’avait pas envie d’expliquer, de dire que sa famille se résumait à ses grands-parents, ça entraînait de suite des questions. Ils redescendirent dans le calme, s’arrêtant quelquefois pour observer le panorama quand ils quittaient la frondaison des arbres, mais à aucun moment, ils tendirent la main l’un vers l’autre pour s’aider lors des passages difficiles. Thibault sentait sa tête enfler alors que son corps lui paraissait se vider de toute substance pour n’en laisser qu’une seule : la déception. Il avait été heureux quelques secondes et avait cru que ça allait durer. Qu’il était con !

Mais il aurait pris quelques secondes, quelques minutes de bonheur ou de passion, peu importe comment il l’aurait appelé à cet instant. Il voulait inviter Dalil à rester, mais ce dernier ouvrit la porte de son van et s’y installa tout en baissant la fenêtre à l’aide d’une manivelle pour laisser l’air pénétrer dans l’habitacle.

« Je sais, c’est une antiquité !

– On dirait.

– C’était vraiment sympa, merci Thibault.

– De rien. »

La portière claqua et il vit le cordiste se pencher pour allumer le moteur. Il posa la main sur la fenêtre.

« Hé ! Dalil !

– Ouais ? »

Le vrombissement monta et sa main retomba en même temps qu’il recula d’un pas.

« Non, rien.

– Je repasserai, t’en fais pas.

– C’est pas ce que je voulais dire !

– Mais c’est ce que tu voulais savoir, non ? »

Le sourire ravageur était de retour. Et Thibault avait envie de l’attraper. Il voulait ce baiser, mince, il avait cru à ce baiser. Et il était sûr que pendant quelques secondes au moins, Dalil l’avait voulu autant que lui.

Et une occasion manquée, une ! XD

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