Dimanche 17 juillet 1988. 3h30. île d’Oléron.

Tristan rembobina la cassette de son walkman. Pour la troisième fois, il écouta O Grande Amor. Impossible de ne pas penser à Lucas. Et aussi à la soirée brésilienne du Petit Marcel qu’ils avaient manquée. Lucas l’attendait avec impatience. Il connaissait son perfectionnisme. Il espérait qu’il en profiterait tout de même un peu.

Décidément, il n’arrivait pas à dormir. Son corps ressentait encore l'excitation de la boîte de nuit, La casa del sole, dans laquelle il était allé avec ses amis pour leur dernière soirée sur l'île. À peine étaient-ils arrivés, que Tristan s’était jeté sur la piste de danse, à ne plus pouvoir s’arrêter. L’énergie de tous ces corps qui ondulaient, si proches de lui, l'avait transporté. Il avait adoré la musique si forte, les stroboscopes éblouissants son visage. Il avait pris un plaisir immense, sa cigarette à la main, à vibrer avec cette foule de vacanciers, venus comme lui pour faire la fête. Il avait enchaîné plusieurs danses, dont certaines très lascives avec des jeunes filles de son âge. Et dansé avec des garçons en face à face, dans une ambiance électrisée. Les odeurs fleuries de parfums bon marché des filles s’étaient mélangées à celles de la sueur salée des hommes. Certains regards fiévreux l'avaient consumé littéralement. Il s’était senti désiré comme jamais, libéré de toute inhibition.

Au lieu de remuer sans cesse dans son sac de couchage, il sortit prendre l’air. La nuit était douce. Il s’assit dans l’herbe. À l’aide d’une fine branche cassée, il dessina des formes abstraites sur le sol, absorbé par ses pensées. Il ne remarqua pas tout de suite la brise marine iodée de la nuit. Lorsqu’il l’a sentie caresser sa nuque, s'infiltrer sous son t-shirt, il profita pleinement de ces sensations agréables. Il leva la tête. Le ciel était constellé d’étoiles. Il l'observa quelques minutes, avant de fermer les yeux. Les étoiles continuaient de scintiller sous ses paupières. Il s’imagina parmi elles, voguer et se laisser porter par le vent. Ou bien regarder en bas, les minuscules agitations des hommes.

Le bruit d’une fermeture éclair le sortit de sa rêverie. Il vit s’approcher le halo lumineux d’une lampe de poche.

— Tu n’arrives pas à dormir toi non plus ? demanda Paul.

Tristan lui décrocha un petit sourire.

— J’ai failli ne pas te voir dans le noir, idiot !

— T’inquiète, dans quelques minutes, tes yeux s’habitueront à la lumière naturelle de la lune, lui répondit Tristan.

Paul s’assit en se collant à lui.

— J’ai apporté une couverture si tu veux.

Ils la placèrent sur leurs épaules.

— Tom dort tout son saoul, lui.

— Ses jambes ne doivent plus le porter. Je ne savais pas qu’il dansait aussi bien. Il a vraiment le rythme dans la peau, dit Tristan se trémoussant sur son séant.

— Toi aussi, tu t’es lâché, dis-moi !

— Ouais, à fond, j’en avais besoin. J’ai passé un excellent séjour avec vous les amis. Merci de m’avoir invité.

— Je suis content si tu as pu en profiter. Ça a été une super semaine pour nous aussi.

— J’ai pas très envie de rentrer, tu peux imaginer.

— À cause de Giuliana ?

— Giuliana ? Ah non, pas du tout…

— Pourtant hier soir lorsque nous avons rejoint notre tente avec Tom, tu m’as demandé si tu pouvais nous emprunter un vélo pour aller faire un tour sur la plage avec elle…

— Oui, c’est ce que nous avons fait…

— Bah vas-y, raconte-moi ! Enfin, si ça te gêne pas…

— Non, ça ne me gêne pas d’assouvir ta curiosité maladive ! Fais pas cette tête, je déconne. On va dire qu’elle a eu ce qu’elle voulait…et moi aussi ! On a passé un moment très agréable. Elle a été très entreprenante et moi très joueur. Il paraît que les Français embrassent divinement bien, dit-il bombant le torse, se moquant de lui-même.

— Tombeur, va ! Vous n’avez pas eu peur d’être vus, même la nuit ?

— Oh non penses-tu, sûrement moins que vous deux, hier en fin d’après-midi, cachés dans les dunes !

Tristan crut apercevoir Paul piquer un fard.

— Mais comment tu le sais ? Tu nous as pas suivi, j’espère ?

— Dans tes rêves ! Vous faites de sacrés coquins vous deux ! blagua Tristan.

— C’est l’été non ? C’était une expérience très agréable pour nous aussi ! Bon…et…Giuliana, tu n'avais pas envie de la revoir ce soir ?

— J’aurais pas dit non, mais cette idiote consacrait sa dernière soirée à sa copine. Giuliana repart demain pour l’Italie. Buon viaggio ! dit-il avec un accent italien comique.

Paul connaissait la petite déception décelée dans la voix de son ami. Il lui toucha le bras, en signe de solidarité.

— Une de perdue…dit Paul.

— Giuliana restera un bon souvenir de vacances, hein ? Par contre, il faut que je te dise…

Paul l’écouta lui parler de Lucas.

— J’ai rien vu venir, je te promets. J’ai réalisé qu’après coup. Je ne suis pas très fier de moi. Je ne sais pas quoi faire, surtout. Même si c’est différent d’avec toi bien sûr, je tiens à lui et je ne veux pas le blesser. J'ai peur d'être maladroit.

Paul réfléchit. Lui non plus n'avait rien vu dans le comportement ou les gestes du serveur, pas le signe qui pouvait indiquer que… Mais en même temps, il n'était pas plus surpris que ça. Lucas, toujours d'humeur égale, ne laissait rien transparaître de lui ou si peu. Alors évidemment, qui aurait pu s'en douter ?

— Un conseil à me donner ?

— Ça vaut ce que ça vaut, Tristan. Laisse parler tes sentiments. Sois sincère avec lui. Lucas comprendra et te remerciera.

— Si tu le dis…Et toi, pourquoi n’arrives-tu pas à dormir ? Ça a l’air de cogiter dans cette petite tête ! lui dit-il, ébouriffant ses cheveux.

— Tom aimerait bien rencontrer mes parents.

— Ah, je vois…Mais tu te sens pas encore prêt.

— Tu me vois débarquer chez mes vieux et leur dire : je vous présente ma petite amie, elle s’appelle Thomas. Mais vous pouvez l’appeler Tom.

— T’es bête !

— Je me sens pas à la hauteur. Non pas que j’ai honte. Mais c’est si difficile, tu peux pas savoir. J'ai peur de leur réaction, même si je les sais tolérants. J’ai de la chance pourtant. Tom ne me met aucune pression. J’ai juste envie d’en profiter avec lui sans me prendre plus la tête avec eux, tu comprends ?

— j'ose à peine imaginer. Je ne me suis jamais posé la question concernant mes parents. Bien qu'il s'agirait de ne pas ramener n'importe qui à la maison, hein ! Pour une fois, c'est Emmanuel qui a essuyé les plâtres avant moi, merci frangin. Comment vas-tu faire alors ?

— J’en sais rien. En plus, comme il est mon premier petit copain, il m’a soutenu que je me lasserais de lui rapidement. Je sens bien qu’il a peur quand mes yeux se posent sur d’autres garçons.

— Et il a raison d’avoir peur ?

— Mais pas du tout !

— Même quand ça se passe dans les dunes ?

— T'es con Tristan ! répondit Paul en souriant quand même.

— Si ça peut te rassurer, Marianne était pareille. Dès que je regardais une fille…

— Il n’est pas jaloux, c’est pas ça. C’est juste que pour lui, je n’ai pas d’autres expériences. Je ne sais pas trop comment le rassurer, c’est tout. Et d’un autre côté, je n’ai pas toujours envie de le faire. Pour moi, c’est une histoire de confiance, à construire ensemble, au jour le jour.

— Ouais je crois comprendre ce que tu veux me dire. Effectivement, Marianne était juste jalouse, en plus d’être une vraie conne.

— T’exagères. Tu lui en veux toujours ?

— Non pas vraiment. C’est moi qui ai voulu qu’on se quitte après tout. Mais avec le recul, je m’aperçois qu’elle m’a fait plus de mal que je le pensais. Bref, on était en train de parler de toi, non ? Je vois surtout que tu carbures à fond.

— Tout à fait. Alors pour mes parents, bah, j’ai pensé à en parler d’abord à ma sœur. Mais à seize ans, je ne sais pas si elle comprendra et acceptera.

— Vous n’avez que deux ans d’écart, je te rappelle. Elle est plutôt futée pour son âge. Tu crois qu’elle a des doutes à ton sujet ?

— T’es fou ! Je lui ai rien dit qui pourrait la mettre sur la voie.

— Vu ta tête, t’as pas l’air très sûr.

— Maintenant que tu le dis…Je sais plus. Ce dont je suis certain, c'est que je doute de moi. Et la nuit, encore plus.

— Tu te souviens de la chanson que ton père n’arrêtait pas d’écouter et de chanter quand je venais chez toi le dimanche ? demanda Tristan, le ramenant à leurs années lycée.

— Ah oui, celle d’Anne Sylvestre. Ça faisait comment les paroles déjà…Ah oui…

Ils se regardèrent, complices et entamèrent tous les deux la chanson à voix basse :

J'aime les gens qui doutent, les gens qui trop écoutent leur cœur se balancer

J'aime les gens qui disent et qui se contredisent et sans se dénoncer

J'aime les gens qui tremblent, que parfois ils ne semblent capables de juger

J'aime les gens qui passent moitié dans leurs godasses et moitié à côté

J'aime leur petite chanson

Même s'ils passent pour des cons

J'aime les gens qui doutent mais voudraient qu'on leur foute la paix de temps en temps

Et qu'on ne les malmène jamais quand ils promènent leurs automnes au printemps

Qu'on leur dise que l'âme fait de plus belles flammes que tous ces tristes culs

Et qu'on les remercie qu'on leur dise, on leur crie "merci d'avoir vécu!"

Merci pour la tendresse

Et tant pis pour vos fesses

Qui ont fait ce qu'elles ont pu.

— Merci public ! termina Paul, dans une révérence appuyée, face à une foule imaginaire. Tristan lançait à son tour des baisers d’au revoir.

— Il serait peut-être temps que l’on dorme un peu, sinon, on arrivera jamais à lever le camp demain matin, dit Tristan pour mettre fin à ce moment de confidences.