Labyrinthe du Cœur
Le lendemain matin, ce fut le premier sujet qu’aborda Sigrid en la voyant surgir, à l’heure du petit déjeuner, l’œil hagard et le sourcil froncé. Els ne fit pas de manières et, dès qu’elle fut assise à table, lui dit qu’elle avait fait un drôle de rêve.
« Mère m’a dit que si tu me racontais un jour l’un de tes rêves, je devais immédiatement agir en conséquences, lui confia Sigrid en secouant la tête. J’ai beau avoir toute confiance en elle, je dois bien avouer que cela me paraît un peu fou. Et puis, agir en conséquence de quoi ? Tu ne rêves jamais, et la première fois que cela t’arrive, tu aurais soudain un message à transmettre ? J’ai eu beau l’interroger, elle n’a rien voulu me dire. Et à voir ta tête, non seulement tu n’en savais rien, mais en plus tu trouves ça étrange aussi.
— Tu risques de me prendre pour une folle, commença Els en se mordant la lèvre, mais ce que Sa Majesté a laissé entendre a pris à l’instant tout son sens. Ce n’étaient pas les rêves absurdes que tu me racontes, ce n’était ni un cauchemar, ni un doux songe, c’était…
— Une prophétie ?
— Plutôt une mise en garde. Une drôle de mise en garde, j’en conviens, mais elle avait le mérite d’être claire.
— Claire ? fit Sigrid en fronçant les sourcils. C’est étrange, pourquoi les Dieux enverrait-il des messages clairs ?
— Peut-être souhaitent-ils simplement éviter un désastre.
— Tu m’inquiètes, Els, souffla son amie en portant sa cuillère de compote à ses lèvres. Un désastre ? Quel désastre ? »
Le visage de la princesse s’était considérablement assombri. Elle pressentait les mots de son amie, mais elle attendait qu’elle lui confirme son impression. Après tout, il y avait toutes sortes de désastres, et leur ampleur même pouvait varier. Peut-être même avait-elle fait une erreur en employant ce terme… Même si c’était tout à fait improbable...
Et comme pour confirmer ses craintes, son amie prit une grande inspiration et laissa passer un silence, le temps de peser ses mots. Puis au bout de quelques secondes, elle déclara gravement :
« Si nous ne prenons pas les mesures nécessaires dès que possible, j’ai bien peur que nous ne nous retrouvions en guerre avant le printemps. »
Un frisson parcourut l’échine de Son Altesse et elle suspendit son geste. Les lèvres pincées et les yeux fermés, elle paraissait en proie à une grande douleur. Mais sa voix ne laissait rien penser.
« Explique-toi.
— J’ai rêvé d’une partie de chasse. Du moins, c’est ce qu’il m’a semblé. C’était l’hiver, il y avait des animaux, d’abord un renard, qui traversait un sentier de droite à gauche, poursuivi par un cerf au galop, une flèche dans l’épaule. Il tente de l’éviter, mais s’effraie et chute un peu plus loin, malgré la présence de deux écureuils sur le bord de la route qui lui disaient de faire demi-tour. Et puis des ombres humaines, des chasseurs qui recouvrent la scène, encore et encore, en une pile immense, jusqu’à recouvrir entièrement mon champ de vision.
— Qu’est-ce qui te fait croire que c’est un mauvais présage ?
— Le cerf est un animal couronné, n’est-ce pas ? C’est un symbole de pouvoir et de la royauté. J’y vois le Roi Arsène, dépassé par la situation, qui appelle à l’aide, qui malgré les signes que toi et moi lui lançons, continue sur sa lancée et, croisant un mauvais présage, finit par s’effondrer, provoquant la guerre et la mort. »
Déjà, Sigrid ne mangeait plus et regardait Els avec le plus grand sérieux. Son regard fixe, brumeux, trahissait la vitesse à laquelle ses pensées se bousculaient sous son crâne. Elle laissa régner le silence quelques minutes, puis secoua la tête.
« Comment penses-tu que l’on puisse l’empêcher ?
— C’est là le plus étrange, murmura la jeune fille. Je me rappelle distinctement d’une voix. Je crois que c’est la voix du renard, parce que je ne l’ai pas reconnue. Il me dit qu’il faut à tout prix empêcher le cerf de s’effondrer ou couper ses bois, sans quoi ils tomberont avec la fin de l’hiver et ne repousseront plus jamais.
— Donc… empêcher mon père de chasser cet hiver nous éviterait une guerre au printemps ?
— Si mon interprétation est bonne, oui. Mais peut-être la chasse elle-même est-elle à prendre au figuré, ou peut-être bien que je fais erreur en l’attribuant au roi, peut-être que c’est la Reine, ou bien toi, je ne sais pas, je ne fais que te transmettre les impressions qui me paraissent les plus crédibles à mes yeux... »
À nouveau, elle se perdit dans ses pensées et laissa le temps à celles-ci de se remettre en ordre. Puis Sigrid sourit doucement et secoua la tête.
« Je comprends maintenant pourquoi Mère m’a donné cet ordre. Peu importait que nous soyons proches ou pas, jamais je n’aurais cru de telles prédictions. Tu es sûre et certaine que c’est ce qu’il s’est passé ?
— Oui. Ces mots se sont gravés en moi… J’en suis certaine. Absolument certaine. »
Sigrid laissa échapper un profond soupir et repoussa son assiette, tandis qu’Els finissait la sienne rapidement et se faisait resservir une tasse de thé. Et puis, celles-ci se décida brusquement à faire part de son idée à son amie. C’était la seule solution qu’elle voyait et sans doute la princesse elle-même en conviendrait, elles n’avaient pas le choix. Non pas que la conclusion à laquelle elle était arrivé lui plairait, mais elle ne pensait pas avoir le choix.
« Je compte me rendre auprès du Roi pour lui venir en aide et lui parler de mon rêve. Je suis sûre que cela changera les choses. S'il te plaît, mon amie, laisse-moi faire ce voyage, tu sais ce qui est en jeu. Je ne supporterai pas de rester les bras croisés. »
Sigrid connaissait Els depuis suffisamment longtemps et savait qu’elle ne changeait d’avis que si l’on parvenait à lui prouver qu’effectivement, ses actes allaient avoir des conséquences indésirables. Et elle ne voyait elle-même effectivement pas de meilleure solution pour lui permettre d’avoir l’esprit tranquille. Son père semblait avoir perdu le contrôle de la situation et il écouterait très probablement les conseils de la sœur de science de sa fille.
La seule inconnue restait le voyage. Les brigands, particulièrement actifs l’hiver, ne sévissaient pas particulièrement dans la région, mais une voyageuse solitaire avait toutes les raisons d’attirer leur attention, d’autant plus que la route était longue. Elle avait beau connaître l’éducation inhabituelle qu’elle avait eu, le maniement des armes étant un atout, mais seule, la tache restait ardue et la météo implacable.
« Tu auras une escorte, affirma la princesse en se levant de table.
— Ils me ralentiront, répliqua la jeune héritière en s’engouffrant à la suite de son amie dans un couloir désert qui menait aux salles de conseil. »
Sigrid secoua la tête et s’irrita franchement, profitant de leur solitude.
« Nous ne sommes pas pressées, si ?
— Je l’ignore, mais je préfère risquer ma vie plutôt que celle du royaume !
— Tu ne partiras pas seule, Els, c’est trop dangereux.
— Je suis tout à fait capable de me défendre !
— Peu m’importe !
— Alors quoi ? Quelle solution ? Qu’est-ce que nous pouvons faire ?
— Je…
— Sigrid, nous n’avons pas le choix. Je dois y aller.
— Je sais ! »
La princesse avait élevé la voix. C’était un fait rare, exceptionnel, et ses mains qui tremblaient, ses yeux qui fuyaient, tout en brûlant de colère et de supplication, tout était la preuve qu’ici, elle tenait un discours qui n’avait rien à voir avec celle qu’elle avait toujours brandie, comme un étendard pour se protéger. Els elle-même ne l’avait vue comme ça qu’une fois, et l’impression qu’elle avait faite sur son âme l’avait laissée tétanisée, surprise jusque dans ses os et incapable de comprendre ce qu’il venait de se passer pendant plusieurs instants. Il lui fallut à nouveau le temps de respirer, de calmer son cœur et son esprit.
Sigrid ne releva pas les yeux. Ses mains serrées l’une contre l’autre, elle avait rougi et son souffle s’était raccourci, presque imperceptiblement, sifflant presque entre ses lèvres pincées. Elle se retourna brusquement, passa une main sur ses yeux avant de finalement décider de refaire face à Els, la mâchoire tremblante et les yeux humides.
« Je sais, je suis arrivée à la même conclusion que toi, souffla-t-elle finalement. Mais ça me fait peur, tu sais. Ici, on peut faire des erreurs et en apprendre. On peut tenter des choses, prendre des risques, jamais notre vie n’est vraiment menacée. C’est tout à fait possible, mais si rare que je n’avais jamais réalisé à quel point j’avais peur. À quel point je tenais à toi. Je ne veux pas te perdre, Els. Je ne veux pas te perdre, et j’ai l’impression que le destin s’acharne. J’ai toujours su qu’il faudrait que l’on se sépare, mais je ne l’ai jamais accepté. Tu es comme ma sœur, tu es meilleure que moi sur nombre de points, et je sais que je te dois beaucoup plus que tu ne le penses. Alors t’envoyer dans l’inconnu, dans une boue si profonde, si noire que même mon père s’y est laissé prendre… Et le voyage, le voyage, Els ! Combien d’imprévus, quels risques tu prendrais à y aller ! Rien que d’y songer, j’ai l’impression que l’on me déchire le cœur.
— Je sais, Sigrid, je sais. Et c’est une douleur que je partage. Mais te savoir en sécurité, savoir que c’est bien pour toi et pour le royaume que je prends des risques, cela me permettrait d’avancer plus sereine. Je sais que c’est là qu’est ma place. C’est là qu’est ma vie, mon rôle. Au-delà de mon rêve, au-delà de tout hypothétique destin, j’y serais allée, je t’aurais demandé d’y aller, parce que c’est là que je veux être. Pour toi. Pour la prospérité de ton Royaume. Parce que la paix en Algrand n’est pas seulement la paix d’un peuple, la paix d’un pays, mais parce que c’est aussi la paix de ton cœur. Et te voir souffrir comme ça, je n’en suis pas capable. »
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