Entre les Murs
Le départ d’Els eut des conséquences immédiates. Les parents de Linden lui lancèrent un regard qu’il connaissait bien et qui le fit immédiatement soupirer. Il tenta de fuir derrière ses fourneaux en leur demandant s’ils voulaient quelque chose de plus, mais sa mère ne lui laissa pas le loisir de trouver une excuse pour suivre leur invitée. Elle l’invita à s’asseoir en face d’eux et lui servit un verre d’eau. Le jeune homme soupira. Leur entrevue risquait de durer.
Il croisa le regard de son père. Ils se fixèrent un certain temps, avant que le fils ne baisse les siens et lance la conversation.
« Qu’est-ce que vous voulez me dire ? »
Les deux personnes âgées échangèrent un regard, et la mère prit la main de son mari dans la sienne.
« C’est à propos d’la p’tiote...
— Évidemment. Je vous arrête tout de suite, c’est non.
— Lin’, fit son père avec douceur. Laisse ta mère parler.
— Je sais exactement ce qu’elle va me dire, soupira le jeune homme en prenant son verre d’eau pour calmer les tremblements de ses mains. Depuis le temps que vous voulez me mettre dehors… !
— Sois pas désagréable, répliqua sèchement sa mère. T’sais très bien qu’c’est pas l’cas.
— Vous voulez vraiment qu’on parle du nombre de propositions que j’ai reçues du vétérinaire, du laitier, même du médecin alors qu’il ne vient nous voir qu’une fois tous les six mois ? s’emporta-t-il en bondissant de sa chaise. Et l’herboriste ? Vous devez en être à votre deux-cent soixantième proposition de me laisser partir étudier à la capitale, et depuis hier soir, vous avez prononcé ce mot au moins vingt fois. Je commence sérieusement à avoir l’impression que vous ne voulez plus me voir ici.
— Ça n’a rien à voir, Linden, s’agaça sa mère. Rassieds-toi. »
Il s’exécuta, le regard dur. Et il prit soin de leur montrer qu’il n’appréciait pas du tout cette embuscade.
« Mon fils, j’te promets c’est pour ton bien.
— Donc vous voulez bien me forcer à quitter cette maison.
— Non, on veut qu’tu partes voir le monde, lui répliqua simplement son père. Qu’tu quittes ce coin paumé, qu’tu nous quittes quelque temps, pis qu’tu reviennes si tu veux. On voudrait juste t’donner une chance.
— Une chance ? Une chance de faire quoi ? Je suis votre fils, mes racines sont ici, vous savez très bien que je n’ai pas d’autre choix que de revenir. Vous êtes allés explorer le monde et vous êtes revenus. Je sais que je reviendrai toujours à ce point, alors à quoi bon ? »
Il avala son verre d’eau d’un trait et secoua la tête. Sa mère soupira et lui prit la main.
« Écoute. C’ton père qui m’a trouvée y a bien longtemps. À l’époque, c’tait encore la guerre un peu partout, alors on a pas vraiment pu voir c’qui s’passait ailleurs. Ses parents l’avaient fichu dehors avec pour ordre d’trouver une femme l’plus vite possible et d’revenir protéger c’coin et perpétuer la lignée. Il a eu d’la chance, y m’a trouvée rapidement et pas trop loin, et on est v’nus ici. Ses parents sont morts, j’suis tombée enceinte, on a plus eu l’occasion d’sortir voir l’monde. Nous, on l’regrette vraiment. La guerre, c’terminé mais on vit pareil. C’pour ça, on veut te donner la chance qu’on a pas eue. Et on trouve qu’cette p’tiote, elle pourrait t’convenir.
— Et voilà, déclara théâtralement Linden en retirant sa main de l’emprise de sa mère. Le mariage. On en arrive toujours au même point avec vous.
— Attends, avant d’te braquer, bougonna son père. On sait qu’elle, c’est c’qu’elle veut. Elle t’a proposé. »
Il y eut un instant de silence qui fit pâlir le jeune homme. Son regard se fit vide, puis se remplit d’un mélange confus d’émotions. Il resta assis, sans bouger, avant de planter son regard dans celui de sa mère.
« Vous… Vous nous avez écoutés ?
— C’était un accident mon fils, rectifia son père, on vous a entendus.
— Mais elle n’a jamais parlé de mariage.
— On t’a pas parlé de mariage, rectifia son père. On t’a parlé d’aller voyager ensemble.
— Pour vous c’est pareil, finit par lâcher un Linden désespéré. L’un mène à l’autre. Vous n’avez connu que ça, ça marche comme ça dans la famille depuis des générations, alors vous vous attendez à ce que je fasse pareil. Vous voulez que je prenne une femme, après vous me refilerez votre accent et vous partirez paisiblement pour les cieux, sachant que vous aurez reproduit des copies de vous. Vous ne devriez pas en être fiers.
— Linden Boisrenard ! tonna sa mère, le visage empourpré, prête à partir en guerre. T’as pas l’droit parler d’nous comme ça. On est tes parents. Un peu d’respect.
— Du respect, s’écria-t-il en se levant de son siège, je n’en aurai pour vous que lorsque vous respecterez mon avis ! Et vous le savez très bien, je n’ai pas envie de répandre notre malédiction ! Vous avez vu comment Papy et Mamie sont morts, vous savez que pour nous ça peut être tout aussi rapide ! Pourtant vous voulez continuer avec ces bêtises et l’infliger à d’autres ? Vous y réfléchissez, à ça ? Ou vous vous en fichez ?
— C’est pas une malédiction, mon fils, répliqua placidement son père. C’notre nature. Accepte-la.
— Et puis quoi encore !
— Linden. On t’demande pas grand-chose, dit le vieil homme, le regard perdu. Penses-y. T’es pas obligé d’accepter. On t’en voudra pas. Mais t’as le temps. La p’tiote t’y forcera pas, nous non plus. C’ton choix, tout ça. On veut pas qu’t’aies des regrets. »
Le jeune homme soupira à nouveau. Quelque part, il comprenait ses parents. Il pouvait bien leur faire cette fleur… Et puis, peut-être qu’avec elle...
« Pis, intervint sa mère avec un sourire presque agressif, on voit bien comment tu la r’gardes. »
— Quoi ? répliqua-t-il immédiatement, les yeux brillants de colère. Mais ça n’a rien à voir ! Quand je dis que vous ramenez tout au mariage !
— L’amour et l’mariage, c’pas la même chose, mon p’tit, soupira son père en lançant un regard désabusé à sa femme. C’pas la même chose. Mais écoutes-nous. Essaies d’comprendre au moins. C’pas grave s’tu veux pas t’marier. C’pas grave s’tu veux pas d’enfants. Mais nous, on aura l’impression qu’on a échoué si t’acceptes pas qu’t’es différent et qu’c’est pas grave, et qu’dans l’monde, y a plein d’gens différents qui s’portent très bien. T’es pas maudit, mon fils. T’es spécial. C’est ni bien ni mal. Ç’a des avantages, ç’a des inconvénients. À toi d’voir si tes inconvénients valent le coup d’être transmis, ou si tes avantages valent pas l’coup. Moi j’ai pas trop eu l’choix. J’y ai pas trop réfléchis. Toi tu peux. D’toute façon, c’est toi qui sais quand sa monture pourra r’partir. C’toi qui prendras la décision. Pas nous.
— Donc… Vous me demandez de réfléchir alors que j’ai déjà pris ma décision ?
— On t’demande d’attendre encore un peu avant de prendre ta décision. D’attendre qu’son ch’val soit r’mis. Et après tu f’ras c’que tu veux et on t’embêtera plus. »
Linden se leva, ouvrit la porte, récupéra la poule et la lança à l’extérieur. Avant de refermer la porte, il se retourna vers ses parents et soupira.
« Imaginons que je change d’avis. Elle va me prendre pour un fou.
— Y a qu’les imbéciles qui changent pas d’avis, Lin’. »
Il secoua la tête, se détourna de sa mère, récupéra une écharpe et passa la porte. Même lorsqu’il la referma derrière lui, il ne bougea pas du palier. Son regard, perdu au loin, s’était dirigé instinctivement vers le tilleul nu, aux branches alourdies par la neige, qui semblait vulnérable.
Il finit par détourner le regard et partir à la recherche d’Els.
Elle s’était suffisamment confiée à lui pour qu’il lui annonce au moins ça.
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