Retrouver Espoir
L’heure qui suivit fut silencieuse. Terriblement silencieuse. Tellement silencieuse que Linden n’osa pas quitter ses appartements, qui communiquaient pourtant directement avec ceux d’Els. Lorsqu’ils s’étaient séparés devant leurs portes respectives, la jeune femme n’avait pas jeté un seul regard à son compagnon et était rentrée avec la gouvernante, avant de la renvoyer, quelques instants plus tard, sous le regard peiné de son collègue et du jeune roturier. Ce dernier avait fini par rentrer dans sa chambre, entrouvrir la porte communicante en signe de paix, et puis il s’était assis sur une chaise, la plus proche de la cheminée.
Son regard flotta sur la pièce. Il ne s’étonna pas de sa taille, bien qu’elle soit à des kilomètres de celle de sa propre chambre, ni du mobilier, probablement très confortable, à l’instar de la chaise, qui le remplissait. Non, ce dont il s’étonna, c’était d’être incapable de nommer la moitié des choses qu’il voyait. Il savait qu’un lit était un lit, évidemment, mais quels étaient ces pans de tissu qui l’entouraient ? Et ces porte-bougies bruns, ces murs de pierre qui entouraient le foyer ? Ces vitres colorées, épaisses ? De même, les motifs de la tapisserie représentaient une scène de guerre, oui, mais il ne parvenait pas à savoir qui combattait qui, ni dans quelle partie du monde.
Cette pièce n’était pas seulement un environnement inconnu, mais bien un autre monde. Un monde dont il avait sans doute découvert le vocabulaire dans les livres, mais sans pouvoir vraiment le mettre en pratique. Il pouvait deviner qu’il y avait un chandelier, mais ce qu’était cette pierre grise, cette texture si particulière ? Les draps étaient-ils de velours, de soie, de coton, de lin ? Était-ce la broderie qui donnait aux tapis cet aspect floral, ou bien ignorait-il simplement ce qu’était cet objet ? Et les pieds des tables, les bougies au plafond, les coussins sur les meubles, les métaux, les bois, les pierres… ?
Il aurait voulu décrire ce qu’il voyait avec précision, exactitude, transmettre la beauté des lieux, ce sentiment étrange qu’il ressentait, cette ambiance qui l’attirait sans qu’il en fasse partie. C’était ce qu’auraient voulu ses parents, il le savait.
Il aurait pu demander à Els.
Il jeta un regard vers la porte entrouverte, tendis l’oreille, mais ne perçut rien. Il y jeta un rapide coup d’œil et la trouva assise sur une chaise, le dos droit, le visage fermé, les lèvres pincées, blafardes. Elle tenait une plume entre les mains, mais n’écrivait pas. Sans doute réfléchissait-elle à ce qu’elle allait écrire. Il lui fallait annoncer la nouvelle à la princesse, lui demander de l’aide, tout en sachant qu’elle arriverait probablement trop tard. Trouver une solution, une solution viable, qui ne leur demandait pas de destituer le Roi, puisque ni lui ni elle n’en avaient le pouvoir.
Il voulait l’aider, mais il ne savait pas comment. Il doutait surtout d’en être capable, mais cela, il valait mieux qu’elle l’ignore. Il lui fallait simplement du temps, pour se remettre d’aplomb, rassembler son courage, ses idées, se préparer pour une lutte au long cours. Il lui donnerait ce temps.
Lui aussi avait une lettre à écrire, après tout. Et puisqu’il ne pouvait pas décrire ce qu’il voyait avec les bons mots, il n’avait qu’à les dessiner et les commenter. Après tout, il semblait y avoir suffisamment de papier sur la petite table près de la fenêtre et la lumière de la bougie suffirait. Restait à voir s’il parviendrait à un résultat suffisamment satisfaisant pour le joindre à sa lettre, ce dont il ne doutait pas vraiment. Non pas qu’il ait un talent certain pour le dessin, mais il savait manier une plume, et après tout, ça ne pouvait pas être bien plus difficile que d’écrire ?
Il était aux alentours de minuit lorsqu’Els, intriguée par les grattements et les murmures incompréhensibles qui lui parvenaient alors qu’elle avait, elle, réussi à mettre un point final à son rapport, se coula dans l’ouverture de la porte.
« Linden ? Mais… Qu’est-ce que tu fais avec ce chandelier ?
— C’est un chandelier ? C’est bizarre, je les imaginais bien plus grands ! Ou plus petits, peut-être ? Je ne sais plus.
— Tu es sûr que tout va bien ?
— Oui, c’est juste qu’en écrivant à mes parents, je me suis rendu compte que je ne savais pas ce qu’étaient certains objets, alors j’ai préféré les dessiner, mais je ne pensais pas que ce serait aussi difficile ! Enfin, je crois que je ne m’en suis pas si mal sorti, regarde. »
Il lui tendit une feuille où la silhouette d’un lit à baldaquin se devinait vaguement, avec un rendu étrange mais assez reconnaissable du velours des rideaux et des motifs gravés sur les colonnes et les pieds du lit. Elle passa de feuille en feuille, à la fois amusée par les croquis parfois très approximatifs et admirative de leur silhouette toujours reconnaissable, du mouvement et des détails qui les rendaient à la fois étrangers et très familiers.
Linden la regardait faire tout en lui passant les feuilles, et lorsqu’il les eut toutes empilées à côté d’elle, il ne put s’empêcher de reprendre sa plume, les joues un peu rouges et les yeux dévorant cette petite silhouette, assisse en tailleur sur le tapis, qui souriait, s’exclamait et s’enthousiasmait devant ses gribouillages en le traitant comme un artiste. S’il n’en éprouvait ni fierté ni dégoût, il y avait quelque chose dans le fait que ce soit elle qui les regarde qui le rendait fébrile. Il avait besoin de s’occuper les mains et l’esprit tout en l’écoutant, sans quoi il risquait de se mettre à marcher de long en large en s’arrachant silencieusement les cheveux ou en se tordant les mains pour extérioriser cette émotion qu’il se refusait à nommer.
Au milieu d’une tirade enthousiaste sur la précision avec laquelle il avait rendu les motifs du manteau de la cheminée, Els releva la tête et croisa le regard du jeune homme. Elle se rendit compte qu’il dessinait toujours. Devant lui cependant, il n’y avait que la porte, une porte somme toute banale, même pas ouvragée, dépourvue du moindre apparat. Il n’avait aucun intérêt à la décrire précisément, voire à la décrire tout court, c’était un ouvrage basique, qui n’avait sa place que dans les appartements réservés à la basse noblesse, si ce n’était à la roture et aux autres membres du commun des mortels.
Elle se retourna, croisa à nouveau son regard, et réalisa que ce n’était pas la porte, qu’il dessinait. Elle s’empourpra immédiatement et se replongea dans ses critiques, mais avec moins de chaleur et un peu de timidité, d’une voix qui, de forte et gaie, avait fini par se faire presque discrète, inaudible. Elle ne parlait plus que pour elle-même et jetait des regards rapides et presque incessants vers le jeune homme, qui n’osait presque plus observer son modèle, fuyant ses yeux, qui le guettaient où qu’il regarde.
Lorsqu’il posa sa plume, il n’était pas fier. Au contraire, il avait plutôt honte de n’avoir pas réussi à transmettre la beauté de ses traits, les vagues qui les encadraient, les éclats de forêt profonde qui les illuminaient. Il ne parlerait pas de ce nez inexistant devant lequel il avait fui, de peur de briser l’harmonie fragile qu’il avait réussi à conserver, de ces oreilles qu’il avait couvertes, ni de ce qui se trouvait sous les épaules, dont la direction déjà approximative résultait de la chute d’une goutte d’encre qu’il avait dû rectifier au dernier moment. Quelque chose lui souffla qu’il valait mieux qu’elle ne le voit pas, qu’elle l’ignore.
Il ne laissa pas à sa conscience le temps de renoncer à lui montrer son œuvre. Il n’osa pas non plus la regarder directement, mais sa main était bien tendue dans sa direction, lui présentant l’image qu’il avait d’elle.
Els eut plus de mal à se décider. Elle voulut la prendre, lui en demanda l’autorisation, le vit hocher la tête, posa légèrement ses doigts sur le bas de la page et se regarda.
Un bruit étouffé parvint aux oreilles de Linden, lequel ne put s’empêcher de regarder sa critique rire, des larmes dans les yeux, une feuille dans les mains, entourée d’une dizaine de dessins.
Il ne put s’empêcher de remarquer qu’elle était belle, comme ça, avec ses cheveux détachés, emmêlés, qui suivaient les mouvements de sa tête lorsqu’elle la penchait d’avant en arrière, ses cils sombres qui retenaient quelques gouttes de rosée matinale, son nez en trompette rougi, ses épaules basses, ses bras serrés sur son ventre, son menton levé vers le ciel. Rien à voir avec le dessin posé à côté d’elle, qui ne représentait qu’un visage presque enfantin, porté par une allégresse incompréhensible et qui dégageait à peine un air de bonhomie presque incorrect.
Un air qu’il ne lui avait jamais vu, et qu’il espérait revoir le plus vite possible. Un air qui lui faisait se sentir étrangement bien. Presque… Béni.
Il eut une soudaine hésitation. Béni, lui ? Par le rire d’Els ? Non, il se trompait. Il devait se tromper. Il ne savait même pas pourquoi elle riait. Peut-être qu’elle se moquait de lui et de ses talents en dessin. Peut-être que tout ça n’était qu’une immense blague et que demain, aux premières lueurs du jour, elle le ferait mettre à la porte. Il était maudit. Il était définitivement maudit, et il ne transmettrait pas sa malédiction.
Il l’avait décidé.
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