La Faille
La jeune femme afficha un visage tout à fait innocent.
« Je ne suis pas sûre d’avoir compris, Votre Majesté.
— Vous m’avez parfaitement compris, mademoiselle Hillisea. Vous pouvez aller vous reposer.
— Mon suivant est lui aussi particulièrement fatigué, Votre Majesté, il souhaite sans doute m’accompagner…
— Votre suivant ? Mais mademoiselle, avant d’être sa maîtresse, vous êtes avant tout la suivante de ma fille, et j’ignorais qu’elle vous avait autorisée à avoir votre propre suivant. »
La jeune femme pâlit brutalement. Elle n’avait pas pensé à ça. Elle n’avait pas pensé qu’il pouvait faire ça. Et s’il faisait ça, elle ne pouvait rien faire. Pas sans Sigrid. Pas avant deux semaines au plus tôt. Et deux semaines… Deux semaines… Pour lui, ce serait un calvaire. Pour elle…
Elle secoua la tête. Elle ne pouvait pas accepter une situation aussi injuste, aussi stupide. Elle ne pouvait pas accepter s’être faite avoir aussi bêtement.
« Je lui ai adressé cette requête au plus vite, n’en doutez pas, répondit-elle le plus respectueusement possible, consciente de la faiblesse de sa position, mais sa réponse ne m’est pas encore parvenue. Accordez-moi le bénéfice du doute au moins le temps de recevoir sa réponse, Votre Majesté, je vous en prie, ou donnez-lui au moins sa liberté le temps d’éclaircir cette histoire.
— Il ne vous appartient pas de le traiter comme s’il vous appartenait. Cet homme est libre, ma chère. Mon peuple est libre et n’appartient qu’à lui-même. Vous êtes une noble indigne si vous en avez oublié jusqu’aux principes fondamentaux de la dignité humaine, demoiselle. N’est-ce pas, monsieur ?
— Euh… »
Linden regarda Els, dont le visage figé derrière un masque contrit et implorant ne l’aidait pas vraiment à répondre. Même s’il sentait que cette question était un piège, il ne pouvait pas nier cette affirmation sans se mettre dans une position difficile. S’il n’était pas libre, alors… Personne n’était libre. Personne ne s’appartenait. Et il refusait de considérer Els comme sa propriétaire. Elle était son égale, et il n’était pas son chien. Ce n’était pas parce qu’il venait du peuple qu’il n’était pas libre et attaché à sa liberté.
Et puis, elle lui avait dit qu’il n’accepterait pas une réponse négative, et la situation ne lui semblait absolument pas propice à une tentative qui lui paraissait à la fois démente et hors protocole. Alors il hocha la tête, sans un mot.
« Voyez vous-même, sourit le Roi en prenant l’assemblée à témoin. Puisque vous êtes libre, je vous prends à mon service. À partir de maintenant, vous êtes mon suivant. Valets, vous préviendrez la gouvernante et le majordome de faire transférer ses quartiers à côté des miens, il y dormira ce soir. Quant à vous, mademoiselle Hillisea, je vous souhaite de vous reposer autant que possible. N’ayez crainte, vos services ne seront plus nécessaires. Vous aurez le palais tout entier pour vous livrer à vos rêveries et à vos lettres. Je vous souhaite à nouveau un agréable séjour. Bonne nuit, ma chère. »
Els resta figée, interdite, les méninges tourbillonnant sous son crâne, à la recherche d’un stratagème, d’une piste, d’une idée qui lui permettrait de sortir Linden de cette situation sans pour autant faire une scène qui saperait l’autorité de son propre monarque et l’enverrait par conséquent hors de ces murs, bien plus loin de Linden qu’elle ne le voulait.
En tournant la tête vers l’assemblée, elle remarqua le sourire carnassier du Roi Carlos, qui semblait se délecter de la scène, et le visage sombre de sa femme, dont les mains serrées avaient froissé par endroit le coton fraîchement repassé de ses jupes. Leurs yeux se croisèrent, la Reine du Sawalla secoua la tête. Els serra les poings et baissa la tête. Elle prit une grande inspiration, qu’elle sentit tremblante, ouvrit la bouche, la referma. Son cœur était trop serré, l’air ne passait plus aussi bien dans sa gorge. Ses yeux faillirent s’embuer. Elle les fit sécher d’un coup d’éventail, se reprenant aussi soudainement qu’inutilement.
Elle devait battre en retraite. Limiter les dégâts. Ne pas prendre trop de risques. Sauver sa peau, dans l’espoir de trouver un moyen pour sauver celle de Linden par la suite. Dans l’espoir que Sigrid accourra et lui permettra de le récupérer… Non, qu’elle le libérera de son père. Qu’elle lui rendra son indépendance.
Il fallait garder espoir. Elle continuerait à se battre. De toutes ses forces, pour lui. Parce que même si elle décidait, ici et maintenant de s’opposer à lui… Rien ne lui disait qu’elle pouvait gagner, et au contraire elle avait toutes les chances de perdre. De le perdre. Qu’ils finissent séparés, qu’elle perdre tout avantage, qu’elle n’ait plus qu’à attendre Sigrid, seule, désemparée, loin des murs du château, sans la moindre chance de succès.
« Je… Je suis désolée, Linden, murmura-t-elle. Je suis vraiment, sincèrement désolée. »
Elle tourna les talons et, sans un mot pour le reste de la compagnie, quitta la pièce, ne laissant que le silence derrière elle, et un jeune homme perdu, dont le cœur battait au rythme de ses talons qui claquaient sur le carrelage.
La porte se referma.
Le bruit des talons sur la pierre s’affaiblit, puis disparut.
La musique et les discussions reprirent, l’air de rien.
Comme si rien ne s’était passé.
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