Le Futur et le Présent
Sa monture filait à toute allure dans les allées du parc. Il y avait bien longtemps que le majordome, moins bon cavalier, ne la suivait plus.
Elle filait, sans vraiment savoir où elle allait. On lui avait indiqué une direction, une série de repères, mais les terres d’Enkidi lui échappaient. Elle ne les connaissait pas assez bien pour pouvoir se repérer, mais elle savait qu’il était difficile de rater une meute de chiens de chasses, un cortège de cavaliers, et encore plus les sonneurs de cors. Si c’était le gibier dont elle croisait le chemin, un de ces grands cerfs à la parure majestueuse, elle espérait pouvoir l’aider à fuir, même si elle doutait en être capable. Et puis, elle savait très bien qu’elle ne réfléchirait pas avant d’agir, que ce n’était pas quelque chose qu’elle pouvait décider maintenant, et appliquer ensuite. Cependant, si elle le devait, prendre une flèche pour sauver son pays…
Non, elle préférait vraiment ne pas y penser. Elle se savait capable de le faire, et la seule inconnue qui pourrait la faire changer d’avis était Linden. Mourir devant ses yeux… Saurait-elle le faire, même en cas de nécessité ?
Cependant, malgré une cavalcade infernale qui mena sa monture aux extrémités de ses capacités, Els ne parvint à l’orée de la forêt que pour constater son impuissance. Les chiens avaient rameuté une proie, plusieurs flèches avaient été tirées, une bête était morte. Le cor avait sonné, sonné encore, et aux oreilles de la jeune femme, un sifflement assourdissant se faisait entendre.
Elle n’en revenait pas.
Il y avait devant ses yeux le cadavre d’un cerf, à la ramure encore intacte, un animal dans la force de l’âge, véritablement splendide, véritablement sanglant. Trois flèches plantées dans son corps, une foule avide autour de lui, et le Roi Arsène, que l’on complimentait pour la beauté de ses tirs.
Le cœur au bord des lèvres, la jeune femme parcourut les environs du regard, trouva Linden, se rapprocha de lui, tandis qu’il ne quittait pas des yeux le gibier abattu.
Ils avaient échoué. Définitivement.
L’animal couronné était à terre.
La guerre était à leurs portes. Maintenant que le cor avait retenti, les tambours suivraient, et le chœur des damnés, le chant patriotique, toutes les voix s’élèveraient et tout se terminerait dans un soupir commun.
Devant les yeux d’Els, le monde sombra dans les flammes, la terreur et le désespoir. Son cœur chavira. Elle mit pied à terre, s’approcha de l’homme qu’elle avait voulu raisonner et n’eut pas le courage de le défier, de le blesser. Toute force lui avait échappé. Toute conviction, tout espoir. Sa main n’avait même pas osé se lever contre lui.
« J’espère que vous êtes content. »
Ce furent les seuls mots qu’elle put articuler. Elle fit demi-tour, revint vers Fripouille, remonta, mais ne put repartir. Quelqu’un tenait la bride de son cheval, pendant que cet homme, cet homme indigne du pouvoir, lui répondait avec une douceur qu’elle haït instantanément.
« Je suis soulagé, Els. Désormais, je peux te rendre tes droits, je peux te rendre tout ce qui t’appartient. J’ai fait mon devoir. À toi de faire le tien. »
Un homme armé, non loin, vit le regard que la jeune noble posa sur lui et frissonna. À cet instant, il aurait été incapable de réagir si elle avait voulu s’emparer de son arc ou de son épée, et il ne voulait en aucun cas être mêlé à un régicide, qui se doublait en plus d’une sorte de parricide.
Mais elle n’en fit rien. Elle se contenta de le regarder, de le détester, sans bouger, les lèvres pincées, les flammes de la guerre dansant déjà dans son regard.
« Je n’ai plus rien à faire ici, murmura-t-elle entre ses dents. Vous me rendez ma liberté parce qu’il est trop tard pour moi. Je ne vous aiderai pas à mourir, Majesté. Je n’en ai pas besoin. Le reste du monde s’en chargera pour moi. Sigrid s’en chargera pour moi. Tout ce que j’ai, tout ce que vous venez de me rendre, c’est une liberté éphémère, qui disparaîtra avec les premiers combats. Tout ce que vous m’avez rendu, c’est le poids de la culpabilité, des regrets et du destin. Je plains les petites gens. Je plains ceux qui vivent chaque jour ce que je viens de vivre. Se voir rire au nez, voir ses derniers espoirs voler en éclats… Non, vous n’êtes plus un souverain. Si vous vouliez chasser tant que ça, sans prendre de risques, vous pouviez. Il suffisait de laisser tomber la couronne. »
Elle secoua la tête, laissant sa monture se libérer d’elle-même de l’emprise du valet sur sa bride, d’un coup de dents suffisamment effrayant pour faire reculer précipitamment le serviteur.
« J’ai lu quelque part que le pouvoir corrompait les âmes, ajouta-t-elle d’une voix qui oscillait entre rêve et sifflement. J’ai toujours cru que vous étiez une exception. Voilà où était mon erreur, Majesté. J’ai cru que vous sauriez faire ce qui s’imposait. Peu importait ma vision ou la vôtre, finalement. Vous étiez à la croisée des chemins. Vous avez choisi le chaos. Vous m’avez ignorée, vous avez fait de ma vie un enfer en quelques jours, et maintenant, vous me récompensez pour avoir échoué à sauver votre royaume. Réfléchissez-y, Majesté. Réfléchissez-y. Même s’il est trop tard, désormais, pour vous comme pour moi. »
Elle se tourna vers Linden, dont les yeux restaient fixés sur le corps sans vie de l’animal, et lui prit la main. Il cligna des yeux, se tourna vers elle, ouvrit la bouche, voulut s’excuser, n’y parvint pas. Il respirait, oui, mais c’était déjà au-dessus de ses forces. Il aurait voulu parler, donner libre cours au flux d’émotions qui se déversait en lui, mais tout était trop confus, trop brouillé.
Elle lui fit signe de la suivre. Il s’exécuta sans même y penser. Ils se mirent en route vers le château, laissant derrière eux le Roi chasseur et sa suite. On ne fit rien pour les rattraper, pour leur parler. Pour la plupart des gens, cette scène surréaliste ne voulait rien dire, les reproches d’Els sonnaient creux, et pourtant ils auraient juré qu’il ne fallait pas les oublier. Le reste de la partie de chasse se déroula entre les cris de joie du Roi Arsène et l’enthousiasme soudainement douché de sa cour, ce qui écourta grandement leur sortie vespérale.
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