Lever de Rideau
Mais avec le lever du soleil, le fracas des domestiques pris au dépourvu les réveilla. Ils s’interpellaient à chaque détour du couloir, se précipitaient, piétinaient, se bousculaient, se renversaient même parfois, s’excusant à profusion. Le chaos habituel des cuisines était remonté jusqu’aux quartiers d’habitation et quelques serviteurs chargés d’apporter les déjeuners des nobles devaient se précipiter hors des cuisines pour exécuter leur besogne et y retourner au plus vite. Les jeunes femmes couraient dans tous les sens avec des toilettes et des bijoux, des parfums et des bouquets de fleurs, du linge de table et des quantités d’assiettes et de couverts qui cliquetaient les uns contre les autres. S’ils avaient eu le temps de pester, les couloirs auraient été pleins d’une rumeur désagréable et de reproches à peine dissimulés. Cependant, ils devaient économiser leur souffle, sans quoi ils n’arriveraient pas au bout de leurs préparations et subiraient le courroux de leur maître.
Els se leva immédiatement après avoir ouvert les yeux. Ce fracas ne lui disait rien qui vaille. Autant de mouvement pouvait vouloir dire deux choses : la princesse héritière et sa mère venaient d’arriver en grande pompe, ce qui était souhaitable mais peu probable, puisqu’elle n’avait eu aucune réponse de son amie, ou bien ce roi fou avait encore fait des siennes, et ça ne pouvait en aucun cas être de bon augure.
Et pour départager son espoir du désespoir, elle remarqua que quelqu’un avait posé une lettre sur une table. Linden, qui avait plus de difficultés à sortir du lit, venait à peine de s’asseoir lorsqu’il vit Els pâlir. Elle se tourna vers lui et versa de l’eau dans un verre, qu’elle avala d’un trait.
« Cet homme n’a vraiment aucune limite, pesta-t-elle finalement en tendant la lettre à Linden, qui la parcourut des yeux avant de la lui rendre.
— Els… Est-ce qu’on doit y aller ?
— Je ne suis pas sûre que nous ayons le choix, soupira-t-elle en secouant la tête. Quelle idée de manger une bête qu’on n’aurait jamais dû tuer ? Ne pouvait-il pas la laisser tranquille ? Est-ce que je veux le voir manger mon échec ?
— Je crois qu’il voit plutôt ça comme une… une trêve, une négociation de paix…
— Une négociation de paix ? reprit-elle, incrédule. Entre lui et moi ? Après tout ce qu’il nous a fait endurer ? Est-il tout simplement devenu idiot ?
— Els ! »
Le reproche à mi-voix de Linden et son regard paniqué ne firent pas réagir la jeune femme, qui se contenta de hausser les épaules.
« Tant qu’il ne m’entend pas, je peux dire ce que je veux, et je doute que grand monde ici puisse me reprocher ce que je viens de dire. S’ils ne pensent pas tous comme moi, c’est qu’ils sont tout aussi stupides que leur maître.
— Attends, Els. Tu vas refuser sa main tendue ?
— Non. Malheureusement, non, mais ce n’est pas de gaîté de cœur. Si nous avions décidé hier de partir aux aurores, j’aurais refusé ce banquet. Mais puisque je veux rester fidèle à Sigrid, je dois pouvoir lui faire le rapport le plus complet possible. Peut-être lever le voile sur un mystère ou deux, à cette occasion… Ou simplement lui éviter une offense qui pourrait conduire à la guerre, puisqu’elle n’est apparemment pas uniquement dépendante de la folie qu’il a commise hier. C’est probablement juste la suite logique de nos ennuis, Linden.
— Je viens avec toi, Els.
— Je ne comptais pas te laisser là, ne t’inquiète pas. Même si notre dernière fête ensemble s’est terminée de manière plutôt dramatique… Je me sentirais mieux si je t’ai sous les yeux. Nous sommes restés séparés suffisamment longtemps pour moi. »
Elle lui sourit, il fit de même, et se mirent à se préparer. Ils ne pouvaient pas être invités à un banquet par le roi et s’y présenter dans leurs vêtements sales et froissés de la veille, mais ils ne devaient pas non plus oublier leur position. Les récents évènements avaient eu des conséquences qu’ils ne pouvaient ignorer et leur brutale séparation de la veille ne devait pas être prise à la légère. Il faudrait s’y tenir respectueusement, dignement, mais en respectant une distance et une rigueur spécifique. Que nul ne se fasse d’illusions, ils viendraient par politesse, mais pas par plaisir.
Tous deux choisirent de porter des couleurs sombres, pour ne pas laisser croire autre chose à un observateur perdu. Si les couleurs claires étaient de saison, ils trancheraient avec le reste des convives, cela leur importait peu. Un vert forêt, discret et simple, suffit à les habiller tous deux. Rien de complexe, quelques bijoux, un ruban, des bas et une paire de gants courts.
Si Sigrid me voyait dans cette tenue, pensa Els en se regardant dans le miroir après avoir ajusté sa coiffure, elle m’en voudrait certainement. Elle pouvait l’entendre lui dire que les couleurs sombres la déprimaient et qu’elle ferait mieux de remettre une de ses anciennes robes plutôt qu’un tas de tissu qui lui donnait l’impression qu’elle allait enterrer quelqu’un. Mais puisqu’elle souhaitait effectivement enterrer quelqu’un sans le pouvoir, au moins pouvait-elle considérer qu’elle suivait les conseils de son amie. Si elle ne pouvait pas empêcher le Roi de commettre erreur sur erreur, au moins pouvait-elle montrer qu’elle portait le deuil de celui qu’il avait été. Ça ne changerait pas grand-chose, elle le savait, mais au moins sa conscience serait-elle légèrement apaisée.
Ils descendirent main dans la main au travers du chaos qui régnait dans les couloirs, s’attirant les regards et les murmures des serviteurs. Sans doute s’étonnaient-ils de voir qu’ils étaient encore là, qu’ils répondaient présents à l’invitation d’un homme qui paierait le prix de sa folie tôt ou tard.
La salle dans laquelle ils mirent les pieds les entendit arriver et chacun se retourna à tour de rôle, les regardant s’installer dans un coin de la salle sans vraiment oser aller leur parler. L’orchestre jouait comme à son habitude, en attendant le Roi, ses morceaux préférés, sachant pertinemment que les goûts musicaux de Sa Majesté étaient on ne pouvait plus communs et qu’ils auraient tout le temps lorsqu’il serait là de s’endormir sur des mélodies ennuyantes.
Cependant, c’était peut-être la seule chose que l’ambiance avait en commun avec celle de la dernière soirée à laquelle Els avait assisté. Pas de courbettes, pas de discussions polies, pas de serviteur armé de plateaux pour leur proposer des rafraîchissements. Ils n’étaient pas les seuls à avoir mis de côté les couleurs vives. Elizabeth de Sawalla portait une robe rouge sombre, somptueuse et pouvant presque paraître à la mode, si un large ruban noir n’avait été placé en travers de son buste et si l’or généralement associé à cette couleur n’avait pas laissé sa place à la couleur du deuil. Son mari, le Roi Carlos, rayonnait dans un ensemble bleu pastel qui tranchait horriblement avec la tenue de sa femme. Le couple royal d’Ocratie avait au moins la décence de porter des couleurs neutres, un brun qui atténuait l’éclat de leur chevelure et de discrets arrangements de vert et de bleu pour ne pas trop s’éloigner des tendances saisonnières.
Et puis, le Roi Arsène franchit la porte de la salle.
Les mains d’Els et de Linden se serrèrent.
Le banquet pouvait commencer.
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