La Faiblesse des Voyageurs (2/2)

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Lorsque Sa Majesté entra dans la salle où se reposait la jeune femme, elle ne put réfréner un élan d’inquiétude. Le teint crayeux, les yeux sombres encerclés dans deux orbites noires, les pommettes saillantes et les joues creusées, elle ne l’avait jamais vue ainsi. Certes, elle ne ressemblait pas aux cadavres qu’il lui était parfois arrivé d’apercevoir, mais elle ne pouvait pas non plus dire qu’elle semblait juste un peu maigre. Des bandages autour de ses jambes, de son dos et de son torse trahissaient la quantité de cataplasmes dont ils l’avaient enduite et ceux autour de ses poignets ne devaient leur présence qu’à son acharnement à se dégager de son lit. Elle avait rapidement abandonné, du moins dans la lutte physique. Son esprit, lui, tournait et retournait des idées qu’elle mettait en œuvre dès qu’un soignant passait à sa portée.

Cependant, lorsqu’elle vit arriver sa mère adoptive, le visage défait, les jupes tournées, froissées, seulement suivie par un médecin qui n’arrivait pas à la suivre, tous ses plans, toutes ses forces s’évanouirent. Assise malgré elle, Els la regarda traverser la pièce et tirer à elle le tabouret inconfortable qu’utilisaient les médecins lorsqu’ils l’auscultaient. Et puis, cette grande femme planta ses yeux d’ordinaire doux dans son corps, dans ses attaches, dans l’état déplorable où elle retrouvait une personne si chère à son cœur.

Pendant de longues minutes, elle garda le silence. L’objet de son regard la fuyait, tentait à tout prix de l’éviter, de cacher ses blessures, ses brûlures, toutes les marques indignes de sa condition, de son éducation, de celle qu’elle aurait dû être. Attachée comme elle l’était, elle ne put que remonter sur elle un drap blanc qui ne dissimula que le bas de son corps.

« Ils m’ont dit… Que tu étais folle. Que tu racontais des histoires de magie, de remèdes pour monstres…

— Ce ne sont pas des monstres, Majesté, rétorqua-t-elle plus sévèrement qu’elle ne le voulait. Ce sont des gens, des Sylphes. Ils peuvent nous aider à réparer mes erreurs. Une magie peut en contrer une autre. Je vous en prie…

— De la magie, vraiment ?

— C’est bien vous qui avez conseillé à Sigrid de me faire confiance si jamais je lui racontais un rêve, non ? Vous saviez que tout ça pouvait arriver, la vision, la prémonition…

— Je faisais confiance à ta mère. Je lui ai transmis ce que j’ai appris de ma propre expérience. Je ne l’ai compris que trop tard, pour ma part, je n’ai pas cru ce qu’elle me disait et j’ai perdu bien plus que ce que je croyais posséder. Je ne voulais pas que ma fille fasse la même erreur. Mais ça n’a rien changé. Peut-être que, comme le disait ma mère, vous êtes vraiment des porteurs de malheurs, vous, les Hillisea. Peut-être qu’il n’y a simplement rien à faire, que vos visions, vos pressentiments ne sont en rien des prophéties. Si c’est bien simplement le futur, alors… À quoi bon savoir si on ne peut rien y faire ?

— Mais on peut y faire quelque chose !

— Tu parles de magie, Els. Nous n’y connaissons rien, nous ne la maîtrisons pas, nous ne sommes même pas sûrs de son existence ! Alors la contrer ? Sans rien savoir ?

— Certains savent, Majesté.

— Des charlatans, oui.

— Des gens qui s’occupent de Sylphes depuis des générations. Ils ont déjà vu ce genre de mal, ils ont le savoir nécessaire pour les guérir, un savoir qui dépasse celui de nos médecins et qui demande des ressources spécifiques. Les mystères de la nature sont la clef vers la magie, ils utilisent toutes sortes de plantes, de mélanges…

— Tu dis ça comme si tu savais, Els. Tu n’es pas savante. Tu n’es pas… Mage, ou peu importe comment nommer ça. Tu as une vision une fois dans ta vie et tu es incapable de l’empêcher. Ça ne te donne pas tous les savoirs.

— J’en ai rencontré un, qui savait. Il s’occupe des Sylphes d’un village de montagne…

— Des Sylphes ? Des êtres mi-plantes mi-humains ?

— Vous connaissez ?

— Je connais les légendes, surtout.

— Alors dites-vous qu’ils existent et qu’ils peuvent nous aider !

— Mais ce n’est que pure folie ! »

« Alors, vous aussi vous me croyez folle.

— Je suis désolée, Els. Cependant, tu dois convenir…

— Que tout ça est trop incroyable pour que vous risquiez quoi que ce soit sur ma parole.

— C’est bien ce que…

— Or, vous faites erreur.

— Els…

— Imaginons que tout cela soit fou, que je délire, que tout ça ne serve à rien. Que mon savant soit un charlatan, que la magie n’existe pas, que ça n’ait été qu’un rêve sans le moindre rapport avec la situation, que le mal qui touche le château d’Enkidi soit parfaitement naturel. Même si vous me fournissez les quelques herbes que je vous demande, que mon charlatan me fait une soupe de plantes et qu’elle ne réveille personne, vous ne perdez rien de valeur. Au contraire, vous donnez l’impression d’avoir essayé quelque chose, qui n’a pas fonctionné, certes, mais vous avez au moins essayé quelque chose. Alors que si vous me le refusez…

— Au moins je te garde, toi. Tu sembles ignorer l’état dans lequel tu es. Si tu repars maintenant, tu mourras avant d’avoir atteint Enkidi et je ferai exécuter ce savant pour t’avoir donné de faux espoirs. C’est lui qui t’as mis ces idées dans la tête, il t’a fait croire que tout était possible, que la magie existait, qu’il la comprenait, qu’il la maîtrisait...

— Mon médecin m’attend, Majesté. Il croit que je peux le faire et je crois qu’il peut réaliser ce remède. Vous n’avez rien à perdre et tout à gagner. Je n’ai qu’une valeur ridicule face à la paix du royaume, à la vie des souverains, des cours voisines. Laissez-moi y aller.

— Pourquoi toi ? Même si je te croyais, même si… Même si tout cela était vrai, possible, pourquoi sacrifier ton corps et ta santé ? Laisse quelqu’un d’autre y aller, repose-toi…

— Je dois y retourner, il est là-bas, Linden est là-bas. C’est pour lui que… C’est grâce à lui, à sa famille… Tout ça est ma faute…

— Els ? Tu as de la fièvre. Tu es brûlante. Repose-toi encore un peu, je ferai ce que tu voudras, mais tu vas rester ici le temps de te remettre et tu pourras repartir vers Enkidi quand tu iras mieux.

— Je n’ai… Pas le temps… Ils seront morts… Dans une semaine…

— Alors j’enverrai quelqu’un à ta place !

— Ils ne sauront pas… Ils ne croiront pas… Le médecin…

— Quelqu’un ! S’il vous plaît ! Elle est brûlante !

— La fiole… La mixture… Verte… Médicament… Sac…

— Els ? Elle délire !

— Non, non, le… Le médicament… Dans… Ma sacoche… »

Apercevant un amas de cuir et de sangles qui n’avait plus de sacoche que le nom, elle se mit à y fouiller, trouva, parmi les maigres possessions qu’elle contenait, un récipient qui contenait un liquide effectivement vert, qu’elle porta à la lumière pour mieux l’examiner. Quelque chose lui disait qu’elle n’avait jamais rien possédé de tel, jusqu’à ce qu’elle lève les yeux, croise le regard brûlant de fièvre et de force de la jeune fille qui lui arracha la fiole, enfin à sa portée et, dans une position absurde, en avala le contenu avec une grimace de dégoût.

Les médecins qui répondaient à l’appel de leur souveraine ne purent s’empêcher de pousser des cris en voyant la scène mais ne purent qu’ôter le flacon vide des mains de la jeune femme, qui ne lutta pas. Lentement, elle ferma les yeux et se laissa retomber sur ses oreillers. Les frissons qu’elle réprimait se calmèrent, son cœur se remit à battre avec plus de régularité, son esprit s’apaisa. Elle se rendormit.

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