La solitude d'Audrey
Audrey n’avait plus la notion du temps. Celui-ci s'écoulait normalement mais il n’existait plus pour elle. L’instant présent, lorsqu’elle parvenait à le saisir, prenait toute son attention. Dans le cas contraire, elle avait l’impression de planer au-dessus de sa vie : elle était à l’école puis tout à coup, dans sa chambre. Dans la rue puis sur le canapé avec son père. Elle ne se souvenait plus des transitions. Ses déplacements étaient mécaniques. Il faisait jour puis il faisait nuit. Son esprit ne suivait plus.
La seule chose qu'elle savait encore, c'était qu’après tout ce temps passé sur terre depuis sa naissance, elle était toujours là. C’est ce qui la faisait réaliser qu’elle était en vie, qu’elle était en train de vivre. Qu’elle le veuille ou non, qu’elle se sente absente ou endormie, c’était un fait. Elle était vivante au même titre que les autres.
Parfois cette prise de conscience la ravissait. Cela signifiait que tout était encore possible ; elle avait encore l’opportunité, chaque jour, d'évoluer, d’agir, de commencer de nouvelles choses... Après tout, elle n’avait jamais rien commis d’irréparable.
D’autres fois cependant, cela l’inquiétait. Audrey se débattait avec son existence depuis si longtemps qu’elle n’arrivait pas à croire que ce n’était toujours pas fini. Qui aurait cru qu’une vie pouvait être aussi envahissante ? Parfois elle avait peur de ne jamais mourir, d’être condamnée à vivre dans l’absurde pour toujours. Elle ne pouvait pas faire autrement que de continuer, un jour après l'autre.
Mais lorsqu’elle pensait qu’elle était jeune, quinze ans à peine, et qu’elle avait « la vie devant soi », tout ce chemin à parcourir avant de pouvoir se reposer, elle se sentait comme prise au piège d’un cauchemar. Un cauchemar dont il faudrait bien plus que des cris ou un sursaut pour s’en extirper.
Aujourd’hui (pour autant que cette unité de temps signifiât encore quelque chose) elle était à l’école. C’était l’heure du cours qu’elle attendait, le seul où elle pouvait encore rester attentive tout le long de la leçon sans repartir dans ses questionnements infinis. Soudain la classe se leva comme un seul homme et ce fut ainsi qu’elle sut que le professeur était entré.
- Bonjour à tous… lança-t-il avec bonne humeur. J’espère que vous avez passé un week-end agréable.
Même si sa voix était chaleureuse, la jeune fille se tendit à cette allusion. Concrètement, qu’avait-elle fait ce week-end ? Aucune vision précise ne lui revenait. Sa seule certitude était qu’il avait été interminable. Son père avait passé la majorité du temps reclu dans son bureau tandis que la maison était restée plongée dans un silence insoutenable.
- Le cours d’aujourd’hui devrait vous intéresser.
Mr Richard la regarda. Elle était assise au premier rang, un peu sur la gauche. Lorsqu’il s’asseyait, de tous les élèves, c’était d’elle dont il était le plus proche. Pendant qu’il enseignait, il aimait les dévisager tour à tour afin de garder leur attention mais lorsque c’était elle qu'il fixait, Audrey sentait que son regard était différent. Plus personnel.
Il leur demanda d’ouvrir le livre à la page deux-cent-soixante-trois. Après une longue théorie (qu'elle ne trouva pas spécialement intéressante), il donna des exercices à faire. Audrey fut un peu déçue : elle aurait aimé qu’il parle plus longtemps. Néanmoins, comme il était juste devant elle, elle fit mine de se mettre au travail, lisant le premier énoncé tandis qu’elle l’entendait se lever de sa chaise et commencer à circuler dans les rangs d’un pas tranquille.
Il balayait les tables du regard, s’arrêtait auprès de ceux qui croisaient son regard bienveillant. Il prenait le temps avec chaque élève, comme s'ils étaient seul à seul. C’était quelque chose qu’elle ne retrouvait que chez lui, quoique chez son père aussi, rarement. Quand il lui posait une question importante et qu'elle balbutiait, prenant une éternité à formuler sa réponse. Tous les deux savaient se montrer très patients.
Tout à coup, elle sentit son odeur lui venir aux narines, retournant son esprit. La jeune fille frémit. Cet effet passé, elle le découvrit près d’elle, debout dans son costard noir qui le vieillissait de plusieurs années.
- Tout va bien Audrey ?
Elle tarda à répondre. Faisait-il référence aux exercices ? Timidement, elle leva les yeux vers lui. Ils se contemplèrent un instant tandis qu’il attendait sa réponse. Pouvait-il lire à travers son expression ? La fatigue, les cernes sur son visage, il devait certainement les voir.
- As-tu compris comment faire ?
Se rapprochant, comme elle ne disait rien, il se lança dans de nouvelles explications.
- Tu comprends ?
Elle avait tout de suite intégré le principe mais elle aimait l’entendre lui parler avec ce ton si soigneux. Sa voix lui évoquait des vagues tranquilles sur l’océan. Audrey la trouvait si belle, si douce pour un homme de son âge. En cet instant, il n'existait que pour elle. Il lui faisait cadeau de son temps si précieux…
C’était tout ce qu’elle désirait. Elle n’arrivait pas à se concentrer sur le contenu de ses paroles.
- Alors ? Est-ce plus clair ainsi ? Insista-t-il.
Le professeur posa sa main sur son épaule. Elle se sentit frissonner.
- Tu veux qu’on fasse le premier exercice ensemble ?
- Non… Ça va aller... Merci.
La voix d'Audrey était friable. Comme toujours Mr Richard fit mine de ne rien remarquer. Il se redressa et lui souhaita innocemment :
- Bon travail !
La classe avait disparu. Il n’y avait que lui et elle, dans un autre espace-temps. Ce sourire qu’il n’offrait jamais aux autres. Elle ne voulait pas que cet instant merveilleux se brise.
- Monsieur… Attendez !
- Oui, Audrey ?
Il se retourna aussitôt. Elle s'était levée brusquement, sans réfléchir.
Monsieur... Monsieur ? Oh pourquoi fallait-il être si distant avec ses professeurs ? Elle aurait voulu l’appeler par son prénom. Comment aurait-il réagi ? Est-ce qu'il l'aurait reprise?
- Danny… Murmura-t-elle d'une toute petite voix.
Elle attendit avec crainte qu’il fronçât les sourcils et la remît aussitôt à l’ordre mais son expression resta identique ; interpellée.
- Qu’y a-t-il ?
Il se rapprocha à nouveau. Elle sentit les larmes lui venir aux yeux. C’était difficile mais elle trouva la force de le fixer. Ses yeux si pures convergèrent vers les siens et soudain, comme si la connexion était établie, Audrey sentit qu’il lisait à travers ses pupilles jusque dans son cœur.
Elle laissa ses émotions s’épanouir, ses pensées s’emmêler comme elles le faisaient toujours d’elles-mêmes, répétant son prénom tandis que sa peau se fissurait et que les larmes coulaient sur ses joues. Ses lèvres formaient ce son encore et encore, chaque nouvel appel lui faisait réaliser combien elle avait besoin de lui. Combien de fois l’avait-elle appelé le soir, dans la pénombre de sa chambre ? Combien de fois avait-elle rêvé qu’il l’entendait et accourait vers elle ?
Mais il n’y avait jamais personne. Peu importe ce qu’elle faisait, aucun être dans cette immense maison ne venait la sauver.
Danny... Danny… Il lisait en elle tout ce qu’elle n’arrivait plus à exprimer. Tout se remettait en place. Les petites peines se rassemblaient : Et voilà ce souvenir, cette phrase qui a dévoré mon cœur ! Puis il y a eu cette pensée qui a brisé ma confiance… Voilà comment j’ai perdu pieds. Voilà comment je me suis noyée. Et encore aujourd’hui je coule mais ne m’étouffe jamais. Je crois que je vais m’en sortir mais une nouvelle vague vient m’assaillir. Je ne touche pas le fond. Jamais. Tout est flou, il y a du brouillard, où se situe-t-elle dans tout ça et comment calmer cette agitation ? Danny ?!
Cette fois, il l’entend. Elle avait toujours su qu’il était spécial. Il pouvait la sentir. Dès que leurs regards s’étaient croisés, elle avait senti cet étrange rapport. Mr Richard avait toujours cette façon de mettre la main sur sa poitrine, juste au-dessus de son cœur, lorsqu’il parlait, comme pour témoigner de son humanité éternelle. Si elle devait craquer, ce serait devant lui. Si elle devait être emmenée à l’hôpital, ce serait lui qui appellerait les urgences. Si elle devait reprendre connaissance dans la froideur d’une chambre blanche, elle voulait que ce soit lui qui l’accueille dans la réalité, après avoir veillé sur elle toute la nuit durant.
- Danny…
Elle ferma les yeux. La tornade était terminée et elle ne voulait pas regarder les débris autour d’elle. Dévoilée, elle n’osait plus ouvrir les yeux. Même si elle savait qu’il ne la rejetterait pas. Il avait trop bon cœur pour cela.
- Danny…
Les autres élèves devaient la prendre pour une folle mais quelle importance ? Tout ce qui comptait était sa présence. Et le professeur était là, devant elle. Il avait assisté à l’explosion.
Une éternité sembla s’écouler avant que Danny ne réagisse enfin :
- Audrey… Chuchota-t-il.
Elle sentit ses mains l’entraîner contre lui avant de le distinguer à travers ses larmes. C’était comme un rêve. Elle pleurait mais elle n’avait jamais été aussi éveillée, aussi soulagée.
- Audrey, ne t’inquiète pas. Il y a une place pour toi aussi. Tu seras entourée et aimée. Quoiqu’il arrive, on te donnera le courage et la force d’affronter la vie.
Elle resta immobile un certain temps, concentrée sur la sensation que lui donnait ses mains dans son dos.
- Fais-moi confiance.
Il prit gentiment son menton dans sa main pour ramener son regard à lui et Audrey sursauta. C’était son père. Plus jeune, le regard brillant, mais elle le reconnut tout un coup. Danny était son père.
Elle hocha la tête. Comme c'était rassurant... Ses yeux, tristes ou joyeux, l’avaient toujours ramenée à elle-même.
- Papa...
- Audrey…
Il lui embrassa la joue avant de se retirer, retournant s’asseoir à son bureau.
- Papa…
Le temps sembla s'arrêter, Danny s'immobilisant. Elle fut prise de panique. La classe riait autour d'elle à son air éberlué. Heureusement le professeur ne tarda pas à revenir à la vie, lui jettant un regard amusé :
- On se réveille, Audrey...
Elle cligna des yeux plusieurs fois, encore toute rougissante tandis qu'elle revenait à la réalité.
- Si tout est clair désormais, attaque-moi ces exercices !
Annotations
Versions