Chapitre 1: A comme absurdité

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« La haine envers autrui n’est en aucun cas acceptée ou tolérée dans cette cité. Si vous êtes en colère, questionnez-vous sur l’essence même de ce sentiment. Après tout, pour détester les autres, il faut avant tout se détester soi-même. Et si tel est le cas, il vous sera suggéré de consommer de la pluie dorée pour faire la paix avec votre esprit agité. » - Le Grand Livre d’Ehraxis

Acélie Millenia ne se comprenait pas.

Elle ne s’était jamais comprise, en fait, maintenant qu’elle y pensait.

Les autres vivaient comme ils respiraient. Ils parlaient jour et nuit de sujets futiles, qui demeuraient insensés lorsqu’on prenait le temps d'y réfléchir. Ils riaient pour des imbécilités et s’émouvaient devant des scènes clichées et insupportables. Alors qu'Acélie ne voyait dans tout cela qu'une absurdité évidente et frisant le ridicule.

Dégoûtant. Voilà peut-être le seul mot qui permettait à la jeune fille de décrire ce qu’elle avait devant les yeux quotidiennement.

D'accord, elle se pensait différente. Pas qu’elle était meilleure, supérieure ou unique, non, loin de là. Simplement, n’était-elle donc pas la seule à rêver d’un autre destin ? D’un qui lui permettrait de s’exprimer sans contraintes, sans balises ni jugements ? D'un qui la libérerait de toute la monotonie et la banalité de ce monde ?

En fait, peut-être serait-il juste d’affirmer que cette brunette aux taches de rousseur ne se connaissait pas le moins du monde. Qui était-elle ? Elle n’en avait aucune idée. Elle s’était bien déjà qualifiée de rêveuse incomprise, d’étrange arrogante ou même de banale fillette. Mais, chaque fois, on l’avait dévisagé d’un air moqueur, lui assurant qu’elle n’était rien de tout cela, non, et qu’elle avait bien les deux pieds sur terre.

Même la perception des autres avait un goût de fausseté et de mensonges qui lui donnait envie de vomir.

Car qu’était-elle sinon rêveuse, lorsqu'elle s’imaginait échapper à cette mascarade de vie ?

Au moins, il y avait le ciel. Les nuages. Les étoiles, surtout, aussi. Qui lui rappelaient sans relâche qu’elle n’était pas si détestable qu’on lui laissait croire, que les réponses à ses questions existaient peut-être quelque part, autre part… Acélie aimait cette voûte bleutée perdue dans sa propre immensité. Elle aurait aimé en faire partie, peut-être simplement pour regarder le monde de haut. Littéralement.

Sauf que la réalité finissait chaque fois par la rattraper. Lui faisant comprendre qu’il ne servait à rien d’espérer une échappatoire, que ce monde insipide demeurait sien quoi qu’elle se fasse croire et qu’elle devait confronter le tout la tête haute, sans trembler.

Mais tout de même… Tout demeurait laid. Horriblement laid et sans attraits. Et, dans ces moments, Acélie ne pouvait s’empêcher de libérer la méchanceté qui bouillonnait en elle. De devenir irritable envers les autres jeunes de son âge, de tenter de leur faire avaler cette absurdité aberrante pour qu’ils la voient enfin.

La brunette, toujours, avait envie de crier.

Une chose, toutefois, lui permettait d’encore s’accrocher. Un souvenir nébuleux, fugace de ses trois ans. Elle, toute petite, assise sur les genoux de ce père défunt qu’elle ne reverrait plus. Elle, les yeux brillants d’une curiosité à peine dissimulée. Elle, qui écoutait d’une oreille attentive l’histoire qu’il lui racontait, les jours de pluie. L’histoire d’un monde… D’un autre monde. Là où l’extravagance dominait. Où les gens ne se cachaient guère derrière des masques dérisoires pour s’exprimer. Où, malgré tout, le néant avançait toujours un peu plus, emprisonnant ces êtres dans des fioles de souvenirs fanés.

Ce n’était qu’une histoire, bien sûr. Mais cela n’empêchait pas Acélie de se convaincre que si son univers était aussi triste et banal, c’était peut-être bien pour mieux faire briller l’excentricité d’entités lointaines.

— Nathan Lee, tu tires tes flèches tellement mal qu’elles ont plus de chance de trouer le chapeau de l’instructeur que la cible, idiot.

Cette remarque fut accueillie de quelques rires moqueurs et Acélie, encouragée, bouscula négligemment la silhouette tendue du jeune garçon. Pff… La cour extérieure de cette école secondaire* sentait toujours autant la sueur, neige ou non. Et les élèves au souffle court qui donnaient l’impression d’avoir couru un marathon n’aidaient pas. D’ailleurs, pourraient-ils cesser de la dévisager ainsi, dans l’attente qu’elle martyrise ce prénommé Nathan ? Le pauvre s’était inscrit sur un coup de tête, hier, au club de tir à l’arc. Peut-être que s’il avait su ce qui l’attendait, comme « initiation », il se serait abstenu… Ou pas.

— Lee, dis-moi, tu as apporté un dîner pour ce midi ? demanda la jeune fille d’une voix mielleuse.

— Ou– Oui, mademoiselle Millenia, bredouilla l’adolescent en baissant les yeux.

— Bien. Et j’imagine qu’un garçon aussi banal que toi doit bien avoir une pomme dans sa boîte à goûter ?

Nathan hocha prudemment la tête avant de déglutir.

— C’est ce que je disais, aucune originalité, poursuivit Acélie en forçant un sourire mauvais. Lee, va chercher cette pomme. Tu la mettras sur ta tête et iras te positionner sous la cible, là-bas. Je vais te montrer comment on tire des flèches, ici.

Plusieurs exclamations et sifflements suivirent alors que Nathan se dirigeait vers son sac à dos, les mains tremblantes. Urgh, il s’imaginait quoi, qu’elle allait lui faire du mal ? Acélie n’était pas aussi stupide – ni même assez méchante, d’ailleurs. Tout ce qu’elle voulait, c’était… comprendre. Comprendre pourquoi personne ne réagissait, pourquoi tous les autres membres attendaient en cercle autour d’elle, un sourire cruel aux lèvres. Pourquoi personne n’allait chercher l’instructeur qui avait dû s’absenter un moment pour la dénoncer, elle, une simple fillette de seize ans.


— Je ne suis pas sûr que…, bredouilla Nathan d’une petite voix, la pomme dans la main. Peut-être faudrait-il attendre monsieur Dudouis avant de… de…

— Car tu penses vraiment qu’il m’aurait permis de tirer sur des élèves ainsi ?


De nouveaux rires fusèrent de la bouche du groupe d’adolescents et la jeune fille dut se retenir pour ne pas lever les yeux au ciel. Qu’ils étaient stupides… Le pauvre instructeur de tir à l’arc allait faire une syncope, en revenant. Quoiqu’il fallait dire qu’il n’avait aucun réel pouvoir en ce lieu. C’était Acélie, par son titre de championne et de tyran, qui menait les rencontres hebdomadaires du club et gare à lui s’il essayait de s’imposer. En plus, c’était le père défunt de la brunette qui avait tenu cette compagnie de tir à l’arc : tout manque de respect envers elle était donc évidemment proscrit. C’en était triste, lorsqu’on y pensait. Aucun ennemi, aucune opposition…


— Alors, Lee, tu viens ? Ou dois-je venir te chercher moi-même ?


Le garçon rougit, avant de revenir avec le fruit et de le poser sur sa tête, comme demandé. Le bleu, le blanc et le rouge de la cible derrière lui luisaient paisiblement, leur reflet dansant sur la neige encore fraîche. Le silence se fit parmi les membres du club alors qu’Acélie encochait sa première flèche. La jeune fille prenait garde à ne rien laisser paraître, mais, la vérité, c’était qu’elle était découragée. Encore, le portrait se répétait. Des adolescents exécrables qui riaient d’un pauvre garçon sans défense. Un instructeur absent qui aurait bien pu servir de marionnette tellement son rôle était inutile. Un Nathan qui obéissait sans commentaires, sans réticence, alors qu’il tremblait comme une feuille. La brunette leva les yeux au ciel. Étaient-ils donc tous des imbéciles ? Chaque semaine, elle en avait la preuve : tout le monde comblait ses caprices insensés sans se révolter. C’en était dégoûtant. À vomir.

Et ce fut donc avec colère et haine qu’Acélie Millenia tira sa première flèche.

Celle-ci atterrit à près de deux centimètres de l’oreille du garçon. Ce dernier tourna un regard révulsé vers le projectile qui avait filé tel un éclair et ses épaules se crispèrent. Il semblait sur le point de s’évanouir.

— Lee, arrête de bouger, sinon je risque vraiment de te trouer la peau ! cria-t-elle, chassant ses pensées contradictoires.

— Allez-y, mademoiselle Millenia ! encouragea l’élève à ses côtés en lui donnant une brusque tape sur l’épaule.

Pour qui se prenait-il ?! La jeune fille décocha sa deuxième flèche en fronçant les sourcils, la respiration saccadée. Elle ne prit même pas la peine de viser un endroit en particulier. Comment cet étudiant pouvait-il prendre du plaisir à voir un de ses camarades souffrir ? Il était écœurant. Pire que tous les autres.

— Tu es le prochain, souffla-t-elle en dévisageant l’élève qui venait de l’interpeller.

Celui-ci écarquilla les yeux avant de blêmir. Parfait. La brunette encocha sa dernière munition en serrant la mâchoire. Cette fois-ci, il fallait se concentrer. Tout le monde s’était tu, à ses côtés. Même Nathan avait cessé de bredouiller. Elle expira, ouvrit des yeux aussi tranchants que sa flèche et visa. Puis, sûrement, elle lâcha la corde de son arc.

Plus un bruit. Plus un son. Plus un souffle. La flèche vint se planter en plein centre de la pomme. Sans même une oscillation.

Et alors, tout le monde applaudit joyeusement, le sourire aux lèvres. Nathan se remit à respirer d’un air soulagé, des étoiles dans les yeux.

— En fait, c’était trop cool ! J’ai vraiment cru que j’allais mourir ! Je peux tu garder la pomme en souvenir ?**

S’il vous plaît, se surprit soudain à penser Acélie alors qu’un dégoût envers ses actions et tout ce beau monde remontait en elle, s’il vous plaît, faites qu’il y ait au moins un endroit, un seul, où ce n’est pas la peur ou la cruauté qui dominent la vie des Hommes.

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Notes pour les lecteurs scribayiens:

* Au Québec, le secondaire contient cinq niveau, allant de 1 à 5. Les élèves en première secondaire ont 12/13 ans alors que ceux en cinquième secondaire ont 16/17 ans. Puisqu'Acélie a seize ans, on peut déduire qu'elle est soit en secondaire 4, soit en secondaire 5 ^^

** Le « je peux tu » est une formulation informelle particulière au Québec. En effet, les gens rajoutent souvent à l'oral le pronom « tu » après le verbe dans une question...

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