Chapitre 3: I comme injustice
« Le rôle de toute copie miroitée consiste à refléter l’humain dans son élément, peu importe la situation. Cela veut-il dire que nous, Reflets, n’avons le droit d’exprimer notre personnalité propre ? Non, mille fois non. Peuple, combattez l’obligation de copier l’Homme par l’extravagance, l’exagération même de vos traits. Et alors, je vous le promets, vous ne sombrerez plus jamais dans l’oubli. Parole d’Ehraxis. » - Le Grand Livre d’Ehraxis
Adhaféra Zaffir ne s’était jamais cachée derrière l’excuse misérable d’être une femme pour justifier son rôle de copie miroitée. Pour elle, avoir de tels propos se résumait à la soumission, à la résignation pure et simple. Qui avait décidé que les professions de samouraï des cieux ou de forgeron céruléen demeuraient interdites – voire hautement dangereuses – pour les demoiselles de ce monde ? Certainement pas la nature, en tout cas. La seule conclusion possible, selon elle, c’était que les femmes de cette cité étaient opprimées. Qu’une supercherie, qu’un complot avait vu le jour il y avait de cela bien longtemps. Et que les hommes, si crédules, y avaient cru les yeux fermés. Après tout, il était toujours plus facile d’appliquer les règles quand on était ceux qui en étaient avantagés.
Soyons honnête : quel mal y avait-il, à vouloir devenir défenseur de la cité, si notre voix était un peu plus fluette; notre poitrine, plus volumineuse ou notre sexe, différent ? La copie miroitée n’avait jamais compris. Ehraxis avait vraiment écrit cela dans son si cher livre sacré ? Sottises… D’accord, peut-être Adhaféra avait-elle été témoin de choses inconnues aux yeux des autres. Peut-être avait-elle eu des espoirs déraisonnables ou sinon une chance maudite, comme on le lui avait déjà dit. Et cela expliquait sans doute pourquoi elle demeurait incomprise.
Plus jeune, elle s’était souvent amusée à clamer haut et fort sa pensée. Vous savez, si les femmes se regroupaient et s’entraidaient, on pourrait changer les choses ! Si on expliquait notre requête au roi, peut-être qu’il comprendrait… De toute manière, plus tard, je serai samouraï, comme Acrux Alwalz. Vous ne rirez plus jamais de moi ! Ces opinions lui avaient valu quelques problèmes, mais rien de bien grave. Il fallait dire que personne ne l’avait réellement prise au sérieux. Et puis, elle devait une fière chandelle à son meilleur ami, le prince céleste. Une chance qu’elle traînait avec lui, dans ces temps-là, car autrement… les conséquences auraient peut-être été plus grandes.
Or, ceux qui l’avaient dévisagée le plus longuement, quand ce genre de propos lui échappaient, ce n’avait pas été les hommes, non, mais… les femmes. Comme si la possibilité d’un autre destin plus égalitaire ne leur avait jamais effleuré l’esprit. Comme si espérer un vent de changement n’avait jamais été une chose. Comme si cette petite fillette de sept ans qu’elle avait été créait – ou ravivait ? – des idées dangereuses, farfelues et nullement acceptées. Adhaféra le savait, pour les autres femmes, leur genre était né pour servir en tant que copies miroitées, rien d’autre. On ne pouvait pas leur en vouloir : elles n’avaient juste jamais réalisé que les incohérences du Grand Livre d’Ehraxis se multipliaient. Donnant à ce recueil pourtant fondamental un air de mensonges et de moqueries.
La lunettée aux doux cheveux argentés, elle, en avait été témoin à un très jeune âge. Elle avait eu la possibilité d’espérer, lors d’un fugace instant, que le cours des choses pouvait parfois être changé. Et peut-être l’aurait-il été si seulement…
Si seulement il n’était pas si facile de falsifier la vérité.
À Ehraxis, il existait trois professions générales, deux étant strictement masculines : les samouraïs des cieux, courageux défenseurs de la cité qui se sacrifiaient pour le bonheur de la population; les forgerons céruléens, artisans respectés qui réparaient et construisaient miroirs et armes; et les copies miroitées, pilier de la survie et de l’identité même de ces nuages. À douze ans, chaque Reflet voyait une tache aussi noire que l’encre apparaître sur la peau de son cou. La nature du symbole déterminait l’avenir de l’individu. Si celui-ci était chanceux, un dessin de dragon en forme de -s le couvrirait d’honneur et de gloire chez les samouraïs. S’il désirait vivre de longs jours dans la tranquillité et la modestie, son salut était le gribouillis d’arc à flèches, l’emmenant chez les forgerons. Et quant au symbole des deux silhouettes se faisant face, c’était le désespoir, la misère, la honte ! Oui, c’était être obligé de s’éreinter à la tâche pour respecter ce rôle maudit de copie miroitée. Et tous avaient toujours pensé que seule cette tache était destinée au cou des femmes.
Pauvres imbéciles vivant dans un déni plus noir que la brume d’un Néant ! Adhaféra savait, elle en avait eu la certitude profonde, qu’il en était autrement de la réalité.
Mais elle avait fait la bêtise d’essayer de le prouver à tous ces hommes suffisants. Puisqu’aujourd’hui, elle était vouée à payer les tristes conséquences de ses actions révolutionnaires.
…
— Capitaine Eskil, je n’existe pas ! Je vous en supplie, faites comme si vous ne m’aviez pas vue !
Adhaféra Zaffir était là, dans cette pièce dont on lui avait refusé tant de fois l’accès. Les quelques boîtes qui lui servaient de cachette avaient été éparpillées au sol, une flèche ayant dérivé de sa trajectoire. Résultat ? Le capitaine qui formait l’escouade de jeunes apprentis se tenait devant elle, debout sur ses échasses menaçantes, mains sur les hanches. Merde… La lunettée le savait, elle était cuite. Cela faisait quoi, trois fois qu’on la surprenait à épier les entraînements, ce mois-ci ? Toujours, elle avait dû trouver une autre cachette, plus ingénieuse, plus intelligente, et prier pour ne pas se faire réprimander. Ce n’était pas sa faute, pourtant : la tentation était trop forte.
Heureusement pour elle, Philémon Eskil, le petit capitaine à la moustache proéminente et au cache-œil stylisé, se montrait plutôt indulgent malgré son air dur. Après tout, pour avoir supporté la trajectoire d’une telle flèche, il fallait bien être doté d’un haut niveau de tolérance…
— J’aimerais bien prétendre à votre absence, mademoiselle Zaffir. Simplement, je ne pense point qu’eux se laisseront prendre au jeu, répliqua l’instructeur dans un sourire conciliant en pointant ses apprentis du menton.
Adhaféra glissa ses prunelles d’un bleu glacial sur la horde de samouraïs qui prenaient un malin plaisir à la dévisager. Ils étaient tous si forts, si bien entraînés… La lunettée se demanda soudain s’ils avaient au moins conscience de la chance qu’ils avaient, à pouvoir se tenir là, dans cette salle. Car elle, elle aurait donné n’importe quoi pour se retrouver ne serait-ce que quelques secondes à leur place. Même de la pluie dorée.
Dans un soupir théâtral, elle se leva et se dirigea à contrecœur vers la porte de sortie, sans un regard en arrière. Alors qu’elle passait proche d’un samouraï, ce dernier souffla quelques mots, juste assez fort pour que ses compagnons entendent :
— Si cette excentrique ne demeurait pas sous la protection du prince céleste, cela ferait bien longtemps, si vous voulez mon avis, que ses folies l’auraient menée à croupir aux cachots.
Mais oui, c’est cela, mon grand, pensa Adhaféra en serrant la mâchoire. Et figure-toi que je compte profiter de cette protection le plus longtemps possible. Jusqu’à ce que je dépasse toute limite existante !
…
Une heure devait s’être écoulée depuis que la copie miroitée avait quitté la salle d’entraînement des samouraïs. Pourtant, elle répugnait le moment où il lui faudrait retourner jouer son rôle devant un miroir. Les humains ne pouvaient-ils donc pas s’observer sur le bord de l’eau et les laisser tranquille ? La lunettée ne comprenait pas comment on pouvait apprécier, voire avoir besoin, de détailler son reflet dans une glace. C’était narcissique. Et, surtout, hautement inutile. Retenant un soupir, elle continua son chemin, tentant de retrouver un semblant de calme. Ses pieds la menaient dans un endroit qui lui était interdit. Mais comment aurait-elle pu faire autrement, elle qui avait besoin d’un certain réconfort ?
Le dragon de Sa Divinité, Zénith, devait sans doute être déboussolé de la voir déboucher dans la clairière où il demeurait. Le pauvre restait seul la plupart du temps, surtout lors de cette période de l’année où les attaques se faisaient plus rares. Il fallait dire que son très cher maître, le prince céleste, avait autre chose à faire que de s’occuper de cet animal. Il ne devait de toute manière considérer cette bête que comme une vulgaire monture. Cependant, et cela suffisait à la lunettée pour lui pardonner, l’héritier n’avait guère toujours pensé ainsi.
Adhaféra se souvenait encore lorsqu’Acrux, il y avait de cela plusieurs années, l’avait laissée chevaucher Zénith. Le moment avait été inoubliable. Les cheveux dans le vent, le sourire aux lèvres, elle s’était prise pour la reine des cieux. Malheureusement, elle n’avait jamais pu revivre l’expérience… Semblerait-il qu’un capitaine des samouraïs avait aperçu son atterrissage assez rocambolesque et que le prince, alors âgé de huit ans, s’était fait passer un savon. Laisser une fille approcher un tel animal, tout de même… ! Acrux n’avait jamais voulu, par la suite, lui prêter une nouvelle fois sa monture. C’était compréhensible.
Sauf que la lunettée se souvenait encore du chemin menant jusqu’à cette clairière. Et ce, les yeux fermés. Alors, lorsqu’elle se sentait particulièrement seule, certains jours, elle se traînait jusqu’ici et s’occupait de ce dragon. Elle lui donnait à manger, le câlinait, lui révélait ses états d’âme. Adhaféra adorait ces animaux.
Et aujourd’hui, elle passait ses doigts distraitement sur des écailles d’un orangé flamboyant, le goût amer d'une déception refoulée sur la langue. Un jour, se surprit-elle à penser pour la millième fois, un jour, elle allait montrer à tous ces hommes que les femmes aussi étaient capables d’accomplir de grandes choses.
Car oui, Adhaféra était née pour devenir samouraï, elle le savait.
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