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La Mediyin se retrouva à l’emplacement du camp des gardes frontières à l’heure calculée, non sans une certaine satisfaction. Entre deux igloos, la fumée d’un petit feu montait dans le ciel. Un temps clément avait accompagné le retour de l’igvarde jusque là. Pour une fois, le vent avait déserté l’endroit.

Son arrivé attira hors de leurs abris de glace un groupe d’hommes et de femmes dont les traits trahissaient l’origine gorali. Acide prit le temps d’arrêter son moteur, de descendre de son véhicule et quitter l’attirail qui lui protégeait le visage du froid et des projectiles de la route.

— Mediyin !

Elle s’avança de quelque pas, et ne reconnu personne dans les dix visages qui dardaient leurs regards sur elle. L’espionne chassa cette impression désagréable du revers de la main et tenta de détendre la tension qu’elle sentait poindre en elle avec un peu d’humour, en sicréen :

— Voilà un charmant comité d’accueil !

Sa remarque n’eut pas le succès escompté.

Elle souffla. Est-ce qu’au moins un de ces montagnard parlait le sicréen ?

— Nous attendre vous. Mediyin.

Un homme épais, ses cheveux comme sa barbe, tressés, s’avança dans sa direction. Il ne souriait pas mais ne semblait pas contrarié pour autant.

— Oui, je suis la Mediyin.

— Bien.

Il bougea les mains, les paumes vers le ciel, pour expliquer qu’il ne parlait pas bien le sicréen.

— Comprenez vous ce que je dis ? articula l’igvarde.

— Oui.

— Bien.

Il rit. Elle sourit en retour, se rendant compte qu’elle avait usé du même ton que lui juste avant.

— vous repos.

Il appuya ses mains jointes contre sa joue.

— Nous partir.

Il montra de la main la route du col derrière eux.

— Vous partez maintenant ?

— Non.

L’espionne soupira. La communication lui paraissait trop laborieuse. Déjà que ça n’était pas vraiment son fort, d’habitude. Elle regrettait presque sa décision.

— D’accord, faites comme vous voulez. Ce soir, je dormirai dans mon véhicule.

Elle pointa son bolide et reprit la gestuelle que lui.

— Bien.

— Est ce que quelqu’un parle mieux le sicréen que vous ici ?

— Oui, demain.

Acide haussa les épaules. Comment allait-elle leur expliquer, avec diplomatie ce qu’elle attendait d’eux ? Elle retourna à son véhicule sans plus d’explication, et sortit ses affaires d’un coffre, entre les roues immenses.

La vie entre les igloos reprit sans que les étrangers ne se soucient plus d’elle. L’espionne mangea, déplia ses cartes, trompa son ennuis avec quels que calculs compliqués dont elle avait le secret. Puis la nuit tomba quand le soleil se perdit derrière les montagnes.

La Mediyin se réveilla en sursaut, la pointe d’un fusil sur le front. Le jour pointait à peine.

— Aucun mouvement brusque, ou je vous perce le crâne. Je n’hésiterai pas.

Cette voix qui parlait sicréen, sans accent, elle la connaissait. Elle se frotta les yeux.

— Laissez-moi me redresser, que je saches à qui je parle.

— Pas de mouvement brusque !

— Oui, j’ai compris.

Le Baron Yvan de Virius. Il se tenait devant elle, une main accrochée à la carlingue de son blindé, tandis que l’autre la pointait d’un pistolet. En louchant à peine, elle apprécia la qualité de l’arme et son entretien impeccable, tout-à-fait en mesure d’accomplir la menace proférée par son détenteur.

— Oh.

— Oui, c’est moi. Vous ne vous attendiez pas à me retrouver en vie, igvarde !

— En effet.

L’espionne fit un signe pour expliquer qu’elle allait s’asseoir. La pointe du pistolet s’agita pour lui en donner la permission. Elle ouvrit la bouche pour parler mais le Baron intervint juste avant.

— Ce n’est pas la peine de tenter de nous endormir avec vos mensonges habituels. Vous allez être sédatée, et nous vous transporterons à notre campement principal. Considérez vous dorénavant comme notre prisonnière.

— Je ne crois pas que …

— Taisez vous, et sortez de là-dedans.

Le Baron sauta du marche-pied et la tenait en joue. Acide obtempéra, bien qu’elle se sentit contrariée par la tournure des évènements. Si la présence d’un sicréen pouvait représenter une opportunité, il paraissait évident qu’il serait également une menace sérieuse.

Debout, les pieds dans la neige, Acide se souvint tout à coup à quel point le baron était immense et impressionnant. Sa peau mate, son regard dur et gris, son front éternellement plissé, comme en colère, ses cheveux noir charbon, longs et tressés à la mode gorali, lui donnaient un air dangereux.

La Mediyin réalisa que les montagnards avaient détruits leurs igloos et empaquetés leurs affaires pendant son sommeil. Sur le départ, ils entouraient de Virius, qui les dépassaient tous d’au moins deux têtes.

Une jeune femme souriante s’approcha de l’espionne, lui indiqua d'enlever son manteau. La montagnarde déboutonna le bas de sa chemise et la piqua dans le ventre avec une aiguille de bois, très fine, dont la poignée sculptée, plus large trahissait un raffinement ahurissant. Acide se laissa faire, inquiétée surtout par le pistolet pointée sur elle.

L'igvarde se dit qu’elle aurait tout de même pu chercher à se défendre. Pourquoi se laissait-elle ainsi sombrer dans la gueule du loup ? Le sourire des gorali cachait-il quelle que cruauté vicieuse ?

— Dormir, articula la jeune femme, toujours souriante.

L’espionne n’eut pas le temps de se mettre à compter.

Elle ouvrit les yeux et s’étira, comme au matin d’une nuit normale. Elle respira profondément. En une seconde, tous les évènements lui revinrent en mémoire. Acide se redressa d’un bon et inspecta ses alentours. Elle se trouvait dans une petite cabane constituée d’un pan de mur en bois et le reste en blocs de glace.

Elle pouvait tenir debout au milieu de la construction. La partie en bois donnait sur une ouverture calfeutrée par une peau tannée. Une sorte de toile très épaisse, comme matelassée, recouvrait le sol. Une couche était disposée par terre, composée d’un épais entassement de fourrures. Le seul autre mobilier se constituait d'une chaise, ou plutôt un tabouret pliable, surmonté d'un coussin brodé. L'endroit devait mesurer neuf mètres carrés tout au plus. Un foyer était aménagé au centre de la pièce sous un trou dans la voûte.

Acide n'avait même pas été proprement désarmée, elle sorti sa dague de sa botte et la déposa dans les fourrures. Elle n'était peut-être plus une prisonnière, mais elle hésitait sur la marche à suivre à présent. L’igvarde s’était mise en danger, attitude inhabituelle chez elle, toutefois, avec le retour de Magraaf, sa vie prenait un tour extra-ordinaire très déstabilisant.

L'espionne se laissa tomber avec grâce sur les fourrures. Les bruits du village dehors lui parvenaient étouffés par l’épaisseur de la glace. Elle sentait qu’elle ne pourrait pas attendre ici bien longtemps avant de geler sur place tant la cabane était humide et froide.

— Igvarde !

Acide sursauta et bondit sur ses pieds en un clignement d'œil.

— Acide ! Je suis Acide.

Elle avait parlé dans sa langue natale sans y prêter garde. De Virius, plié en deux pour enter dans la cabane, la fixait avec animosité. Dans sa main, une lampe à huile faisait miroiter les blocs de glaces polis. Elle le regarda, bouche bée une seconde, avant de reprendre contenance.

Il entra et s’assit prudemment sur le tabouret. L'igvarde préféra se tenir debout, elle pensa à son couteau caché entre les fourrures de sa couche mais évita d'y projeter le regard. Le baron était un des vassaux de Magraaf qui l'avaient suivi dans son expédition. Il avait été interrogé par ses soins, au même titre que tous les autres, dix années plus tôt. Maintenant, il n'avait pas l'air agressif. Cependant un accident était vite arrivé. Acide restait sur ses gardes.

— Alexander m'a chargé de ton comité d'accueil, confia-t-il J'ai encore du mal à croire que tu oses te présenter à nous, après ce que tu nous as fait.

La Mediyin préféra ne rien objecter, de Virius la fixait avec intensité. Il eut l'air d'être un colère un instant et puis son visage n'afficha plus aucune émotion. Elle respecta son silence et attendit.

— Ici, je suis seulement Yvan. Et Alexander est Magraaf. Tu vas passer l'épreuve de la Vérité. Ainsi en a décidé le Conseil de la Vallée. Quand tu n'auras plus de secrets pour eux, alors tu pourras nous être utile, peut-être. Saches que pendant cet examen, si tu cherches à mentir et que tu résistes, tu tomberas très malade. Sois honnête, et il se peut que tu gagnes la confiance du Conseil.

— Vous imaginez bien que je ne peux pas me permettre de passer cette épreuve…

Agacée de s'être jeter ainsi bêtement dans cette situation délicate, elle se dit qu'il lui fallait vite un plan pour leur fausser compagnie.

— Tu es ici parce que Magraaf te l'a demandé. C'est ta curiosité qui t'a trahie, mais saches que ta vie n'est pas en danger, pour l’instant. Si ça ne tenait qu’à moi, la question serait vite réglée.

Il se redressa sur ses mots et cogna sa tête contre la voûte. Le baron émit un léger grognement et s'apprêta à sortir de la cabane en se frottant le sommet du crâne.

Acide se demanda quels membres de l'expédition avaient survécu, ou ce qu'ils étaient devenus, tous, mais elle se garda bien d'évoquer le sujet avec De Virius.

Ce dernier se retourna vivement juste avant de sortir :

— Tu as une heure encore pour prendre du repos. La cérémonie peut être longue... Prépares ton esprit à la vérité, si tu veux y survivre. On te portera de quoi manger dans quelques instants.

Puis il se retourna et rabaissa la « porte » de peau. Il avait laissé la lampe.

Acide se posa des milliers de questions auxquelles elle n'avait pas réponse.

Une jeune femme vint lui porter un repas : de la soupe bien chaude et grasse où flottaient des morceaux de viande qu'elle ne pu identifier, du pain, du fromage et deux pommes ou des fruits qui leur ressemblaient. L'espionne igvarde avait trop faim pour faire la difficile, elle mangea goulûment bien que la soupe fût trop chaude. Elle y trempa sa miche et essuya même le bol. Délaissant le fromage qui avait une drôle de couleur, elle croqua dans une pomme et s'allongea sur les fourrures. Elle se sentait beaucoup mieux.

Une vingtaine de minutes, à peine, étaient passées. Il fallait qu'elle se décide : devait-elle leur fausser compagnie ou tenter sa chance avec eux ? Dix ans plus tôt, elle n'avait fait que son travail et si elle les avait tous torturés avec un art consommé, cela n'avait pas duré bien longtemps, personne n'était mort sous ses outils.

Les soldats de l'Empire avaient précisé qu'Alexander était le chef du groupe. Aussi avait-elle commencé par lui. Elle s'était installée dans une pièce sans fenêtre, une ancienne cave. Deux chaises, une petite table, des lampes à huile. Et ses outils, disposés avec soin, étalés bien en vue, explicites. Alexander était entré, droit comme un i, le visage fermé, avec l'intention évidente d'en découdre malgré sa condition de prisonnier. Acide s'était présentée.

— Sicréen, avait-elle dit, vous avez été capturé avec vos hommes par l'armée de l'Empereur Bodhan, sur les terres de l'Empire. L'Empereur exige de savoir qui vous êtes et ce que vous faites aussi loin au nord des lignes du front.

Alexander n'avait pas marqué de surprise à l'entendre parler sans accent dans sa propre langue. Il l'avait fixée un moment, avait examiné les couteaux et les aiguilles disposés sur la table, puis l'avait regardée de nouveau.

— Vous avez parfaitement entendu. Je ne répète jamais deux fois la même question, avait-elle alors ajouté.

Sans attendre de réponse, elle avait ordonné d'un signe aux soldats d'attacher son prisonnier solidement avec des lacets de cuir. Il ne s'était pas défendu. Ensuite, sans rien dire de plus, elle avait utilisé une de ses lames les plus fines pour découper le tissu de sa chemise et l'en débarrasser. Puis elle avait entaillé ses chairs, méthodiquement, selon un schéma inventé avec l'expérience, et qui devait bientôt causer une douleur insupportable.

Alexander avait fini par hurler, puis il avait perdu connaissance. Les soldats l'avaient évacué pour amener un autre prisonnier... De Virius s'était aussi vite évanoui, la première fois.

Bien qu'enfermés dans des cellules isolées, les prisonniers suivants savaient ce qui les attendaient en arrivant dans le bureau d'Acide. Une des femmes du groupe s'était jetée sur les ustensiles et avait tenté de frapper la Mediyin. Les soldats avaient eu du mal à la maîtriser et à lui faire lâcher le scalpel. Harmony, l'épouse d'Alexander. Pourquoi n'était-elle pas sur la route de Citaisula avec lui ? l’igvarde repoussa cette question pour plus tard.

Magraaf avait été le premier à céder, car il voulait protéger ses compagnons d’infortune. Ensuite ils avaient tous parlé. Les versions des uns et des autres s'étaient recoupées et quand elle n'avait plus eu aucun doute sur la véracité des informations, elle était repartie pour la capitale faire son rapport à l'Empereur. Non sans donner ordre aux soldats de fouiller les lieux de leur capture pour retrouver « les reliques » évoquées à plusieurs reprises lors des interrogatoires.

Est-ce que le temps avait apaisé leur rancœur à son endroit, ou bien voulaient-ils se venger d'elle ? Magraaf n’était pas du genre à pratiquer la torture, il était trop empêtré dans des histoires d'honneur et d'éthique.

Encore quelques minutes à attendre. Acide se décida à rester, elle devait savoir. Sa curiosité avait pris le dessus, comme souvent. Elle survivrait à toutes les épreuves, puis elle irait rendre compte à l’Empereur. Sa vie n’était pas en danger. Le seigneur Alexander de Austhal et ses vassaux n’avaient qu’une parole. Elle-même avait toujours fait en sorte de respecter la sienne également. Elle leur avait sauver la vie.

Elle dirait les vérités qu’elle pourrait. Et pour le reste, elle improviserait.

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