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Suivant les ordres de Magraaf, Larson et Brand se mirent en quête d’une personne qui pourrait les aider à s’intégrer mieux à la société de Citaisula. Les deux montagnards se rendirent ensemble à la forge et, après plusieurs jours de recherche discrète, repérèrent un adolescent qui servaient aux forges comme factotum. Les artisans lui donnaient des tâches simples ou ingrates à exécuter, dont l’approvisionnement en charbon de bois pour les foyers.
Ils découvrirent hélas que les artisans le maltraitaient, le remerciant parfois pour ses menus services par des coups. Prudents, les goralis se renseignèrent sur la situation avant d’intervenir. Brand s’inquiétait de voir l’adolescent si maigre et négligé. Il s’indigna de l’injustice du traitement qu’on lui imposait, tandis que Larson voulait croire qu’il y avait une explication logique et valable à cette situation.
Ils ne tardèrent pas à comprendre qu’en plus de son labeur aux forges, le jeune Ettore trafiquait de l’alcool, des herbes à fumer ou à mâcher.
— Frangin, je pense que nous devons profiter de ce que nous avons besoin de quelqu’un pour le tirer de là, déclara le médecin.
— Je suis pas sûr, je pense que ce petiot abuse de ce qu’il vend, il a mauvaise mine. Il n’a que la peau sur les os. Je me dis qu’on a besoin de quelqu’un d’un peu plus solide que ça. Il ne se défend même pas quand les autres le frappent.
Brand insista :
— Je pense au contraire qu’il pourrait prendre du poil de la bête avec nous, et qu’il se pourrait qu’il soit loyal envers ceux qui lui veulent du bien.
— Tu vois toujours le bien partout, mon frère. Je pense qu’il pourrait nous trahir facilement, pour de l’argent.
— Il faudra retirer l’argent de l’équation.
— Si on paye c’est pour obtenir un vrai service en échange, on est plus dans la vallée ici, tu as bien vu comment ça fonctionne… On a rien sans rien.
— Et même, parfois, avec quelque chose on obtient rien quand même.
Larson s’amusa de la réflexion. Brand s’obstina :
— Il est maigre à faire peur et il se fait battre. Mais il survit malgré tout. Tâchons de savoir depuis combien de temps ça dure… Je suis sûre que c’est un malin, en fait, et qu’il fait le dos rond.
— Tu as remarqué quelque chose que j’ai pas vu ?
— Non, je te parle d’expérience. Parfois il vaut mieux ne pas se rebeller. Faire mine d’avoir perdu peut t’assurer la victoire à long terme.
Larson comprit l’allusion. Tous savaient, dans la vallée, combien Dargan se montrait intransigeant et dur. Le chasseur émérite était une force de la nature, et pour lui seule la force comptait. Il désespérait d’avoir eu pour enfant Brand, un garçon sensible et brillant. Le forgeron connaissait la valeur de son ami d’enfance, et son courage. Jamais Brand n’aurait contredit son paternel ou désobéit à un de ses ordres. Dargan s’était parfois montré cruel, son fils avait toujours plié, jamais rompu.
Les goralis proposèrent à Magraaf de rencontrer Ettore, lui racontant, à mots couverts, l’histoire misérable des gamins dans son genre, sans un toit sous lequel vivre décemment, les nuits alcoolisées, les rixes illégales et les séjours en prison. Le gamin semblait éviter de parler de son existence avant son arrivée à Citaisula, Magraaf et Henrik suspectaient un problème grave qu'il tenterait d’éclaircir avant de décider de prendre le jeune homme à son service.
Le jour prévu et à l’heure dite, le petit trafiquant se présenta devant la cabane bleue. Il se balança d’un pied sur l’autre avec nervosité sans oser frapper à la porte. L’ancien fonctionnaire sortit et afficha vers la recrue potentielle un air qu’il espérait sévère, sans excès.
— Bonjour jeune homme, vous êtes Ettore.
Ce n’était pas une question. Il lui intima de s’approcher d'un signe de la main et l’inspecta de la tête aux pieds. Des cheveux noirs d'une longueur inégale, maintenus en arrière par un lacet de cuir, entouraient le visage d'un enfant qui avait grandi trop vite. Sa peau très brune trahissaient des origines Ardeale, ou métis. Sur ses joues poussaient en désordre quelques poils d'une barbe encore à naître. Sa maigreur lui donnait un air famélique et maladroit, encore accentué par l'aspect des guenilles dont il s'était vêtu. Ettore rougit sous l’examen, il resta coi.
— Larson vous a expliqué ce que nous attendions de vous, si cet entretien s'évère concluant. Avez-vous idée de comment obtenir tout cela ?
Ettore inspira profondément et sembla recouvrer un peu de calme. Il hocha la tête, puis parla en sicréen d’une voix peu assurée.
— En ce qui concerne le tailleur, ce sera simple, la plupart des artisans qui travaillent pour les riches sont installés dans le même coin de la ville. Faudra trouver moyen de les approcher, c’est la partie facile en fait.
Il sourit, plus pour se donner contenance, puis enchaîna :
— Au sujet des papiers, les choses se compliquent. Ça dépend de la qualité des faux que vous avez besoin. Mais là encore, je suis sûr que je peux vous aider. J’ai des contacts !
Magraaf ne commenta pas et resta silencieux un instant tandis que le jeune homme triturait le bas de sa chemise avec nervosité.
— Bien, répliqua-t-il simplement. Allons-nous asseoir, vous me parlerez de vous et de votre vie jusqu’ici, répondit enfin Magraaf d’un ton qu’il voulait amical.
Le gamin lui emboîta le pas. Les rues du quartier, déjà animées à cette heure de la matinée, ne laissaient guère d'espace pour des conversations privées.
Ils marchèrent quelques minutes et quittèrent un ponton important pour une allée secondaire, afin de trouver un endroit calme où discuter. L'ancien fonctionnaire jeta son dévolu sur une frêle embarcation inutilisée sur laquelle il installa une caisse vide. Il vérifia la corde qui la retenait au ponton et, quand Ettore l'eut rejoint, poussa la frêle construction du pied pour prendre un peu de distance. Ils s'assirent tous deux et gagnèrent en stabilité. Le jeune sicréen cherchait à rassembler ses idées. Il hésita à parler, car il appréhendait le jugement de Magraaf. Ce dernier prit la parole.
— Ne craignez rien, je ne vous veux aucun mal. Brand et Larson m’ont déjà raconté ce qu’ils savaient de vous. Cependant, j’ai besoin d’en connaître davantage. Je ne crois pas que vous ayez échoué ici, dans ce quartier, sans raison, expliqua-t-il. Alors je vous écoute.
Ettore demeurait très nerveux et tapait ses talons l’un contre l’autre, changeant d’appuis, dans une dans qui semblait mal controlée. Il évita de croiser le regard de son interlocuteur. Magraaf faisait un effort pour paraître moins bourru qu'à l'accoutumée, ainsi qu'Henrik le lui avait conseillé. Il doutait pouvoir se fier au jeune homme, il lui fallait des réponses. Il attendit que le factotum trouve de lui-même la force de parler. Heureusement ce ne fut pas bien long.
Le jeune homme lui raconta alors sa naissance dans un petit bourg en Ardeal, le labeur à la ferme avec ses parents. Il expliqua qu’il avait été vendu juste avant ses seize ans, qu’il avait travaillé pendant deux longues années sur un navire de pêche en haute mer. Magraaf posa peu de questions, sinon pour l’encourager à parler. Ettore avoua en pleurant qu’il s’était échappé et caché en ville avant la fin de son contrat et que son propriétaire le cherchait sans doute pour lui faire la peau.
Magraaf se sentit pris au dépourvu, il ne s'attendait pas à une telle confession. Le pêcheur pleurait à chaudes larmes tandis qu’il exorcisait sa peur et ses regrets. Il parla de ses cauchemars récurrents, de ses amis décédés en mer.
L’ancien fonctionnaire demeura silencieux. Ettore serait de nouveau abandonné à son sort au moment de leur départ et cette idée le contrariait, autant que d'en connaître la raison.
— J’ai peur que le marchand soit retourné voir mes parents pour leur réclamer le manque-à-gagner, ou bien qu’il les aient maltraités. On m’a dit que les esclavagistes n’hésitaient pas à brûler les fermes des déserteurs. On m’a raconté des histoires terrifiantes... Je suis un traître à ma famille !
Magraaf resta tout à sa réflexion. La situation dans le royaume d’Ardeal devait avoir beaucoup évolué depuis son départ. Il n’avait pas connaissance d’une pratique d’esclavagisme depuis son abrogation généralisée. Cette initiative prise par l’Empire de Sicre, premier trafiquant du monde, datait déjà de plusieurs centaine d’années.
Magraaf repoussa ces considérations pour se concentrer sur Ettore. Le gamin n’en menait pas large et fixait sur lui un regard de chien battu. Le guerrier enchaîna avec une autre question.
— Qu’avez-vous fait depuis que vous êtes à Citaisula ?
— Je suis arrivé sans le sou, alors j’avais pas trop le choix pour m’installer. J’ai pêché ici et là et puis j’ai bossé un temps sur un bateau qui longeait la côte vers le Sud. J’ai visité les ports, sourit-il. Là, je peux dire que j’ai vu du pays, j’ai adoré. Et c’était la meilleure planque.
Ettore soupira et se frotta le nez dans sa manche.
— Hélas, la compagnie a fait faillite, on s'est tous retrouvés sans travail et sans rafiot du jour au lendemain. Depuis, j’ai vécu de petits boulots. Je me suis débrouillé pour survivre. J’ai des trafics ici et là, je mets les gens en relation, conclut-il en haussant les épaules.
Le jeune homme marqua une pause, il ne semblait pas fier de lui. Magraaf se demanda s'il réalisait, tout en parlant, combien il s'était fourvoyé jusqu'ici. Il se retint de lui faire la morale, Henrik lui avait fait la leçon avec insistance : « Tu dois pas monter sur tes grands chevaux... Donne-lui une chance, quoiqu'il ait fait, surtout si ça peut se réparer. »
— Je connais la précarité de votre situation actuelle, concéda-t-il finalement. Pour entrer à mon service, vous devez cesser de boire, de trafiquer, de mentir...
— Je vous jure que je vous ai dit la vérité, monseigneur ! se défendit Ettore.
— En échange, vous recevrez un salaire décent, continua Magraaf. Vous logerez avec nous et vous devrez mener à bien les missions dont nous avons déjà parlé en plus de participer à divers travaux.
— Je ferai ce que vous direz, sauf que je veux pas tuer des gens, insista le jeune homme.
L'ancien fonctionnaire laissa filer un petit rire.
— Je veux bien vous croire, Ettore, affirma-t-il d’un air rassurant. Je peux vous promettre qu’il ne s’agira jamais de tuer quiconque ni d'exécuter un ordre illicite. J'insiste pour que vous compreniez que je ne tolère ni les menteurs ni les voleurs. Si vous accomplissez une seule action répréhensible, illégale ou amorale, attendez-vous à affronter toutes les conséquences que cela implique. Vous connaissez déjà les prisons de Citaisula...
Le jeune homme plissa le front et hocha la tête d’un air penaud.
— Pensez-vous être en mesure de respecter mes conditions ?
Le jeune homme ne prit pas la peine d’y réfléchir. Il sourit d’un air radieux et remua la tête de haut en bas plusieurs fois. Il se retint de frapper dans ses mains pour applaudir. Magraaf lui rendit son sourire.
— Bien, donc vous voici officiellement à mon service. Nous allons commencer par vous trouver des vêtements dignes, expliqua-t-il en désignant la chemise déchirée du gamin. Vous débuterez avec Larson, qui doit se rendre à la forge pour réparer notre équipement. Vous l'assisterez dans ses travaux, il vous dira quoi faire, ne vous inquiétez pas. Il vous faudra également savoir prendre soin de nos armures. Brand s'occupe de cette tâche, il vous montrera comment faire.
L'ancien fonctionnaire se leva et tira sur la corde pour se rapprocher du ponton qu'il rejoignit d'un bond ensuite. Il invita le jeune ardeal à le suivre d'un geste du menton.
— Vous passerez plusieurs jours avec Maître Henrik, qui vous inculquera un peu de meilleures manières. Puis nous entamerons des démarches, tous les deux, vous me guiderez en ville. Des questions ?
— Heu... Non.
Ettore leva les sourcils et semblait encore hésiter, fronçant tour à tour le nez et le front. Il finit par sourire de nouveau.
— Merci patron… Comment je dois vous appeler ?
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