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Magraaf et ses cinq compagnons sortirent du défilé et s'arrêtèrent en haut de la falaise qui surplombait le plateau d'Ezenkan. Ils admirèrent le point de vue. L‘hiver, toujours très rude à cette altitude, s’achevait avec paresse et laissait affleurer, plus loin en contrebas, la roche grise et la tourbe noire.
— Messieurs, nous sommes attendus, déclara-t-il en pointant de sa moufle un campement à quelques kilomètres de là.
— Nous atteignons la frontière de l’Empire Igvard ? questionna un des hommes.
— Oui, maître Henrik, répondit Magraaf en rangeant sa chapka dans son sac à dos.
Il grimaça tandis que le froid lui pinçait les oreilles. Ses longs cheveux blancs échappés de son chignon lui fouettèrent le front et les joues. Le vent soufflait fort à cet endroit du col.
— Nous serons à découvert tout le long de cette falaise, commenta un des montagnards, penché au-dessus du vide. Et d’ici, impossible de prévoir si le terrain permettra une approche discrète, messire.
L'observateur se redressa et agrippa son piolet.
— Je ne me souviens pas assez du terrain pour vous répondre, déclara Magraaf. Une fois sur place, vous garderez vos distances, je tâcherai de parlementer.
— Il n’y a qu’une tente et un drôle de truc à côté, je pense pas qu'ils puissent vivre très nombreux là-dedans.
À mesure qu’il rentrait chez lui et arpentait le chemin parcouru des années plus tôt, Magraaf se sentait enveloppé d’une amertume et d'une mélancolie pesantes. Il se concentra sur le présent et refoula les souvenirs qui l’assaillaient. D’un signe à Henrik, il récupéra son casque igvard et l’accrocha à sa ceinture. Il le passerait en arrivant en bas.
— Ne tardons pas mes amis.
Sur ces mots, les montagnards plantèrent les pitons nécessaires, déployèrent des cordages et se harnachèrent pour la descente. L'exercice déplaisait à Magraaf, car, bien qu’en deux ans il se fut accoutumé à la montagne et au climat polaire des Gorals, il n’aimait pas se retrouver suspendu au-dessus du vide.
Il savait cette frontière déserte. La présence de soldats, même peu nombreux sur cette position permettait d'envisager une issue favorable à leurs premières démarches. Une seule personne, à sa connaissance, pouvait être à l’origine d’une telle insistance à l’attendre. La même qui lui avait arraché, des années plus tôt, les raisons de son périple en territoire ennemi.
Depuis leurs installations sommaires, les gardes-frontières ne semblèrent pas les remarquer tout de suite. Pas assez longtemps pour qu’ils puissent trouver un moyen de progresser discrètement jusque sur le plateau. Du camp, un puissant rayon de lumière les éclaira, l’espace d’un instant. « L’armée » ennemie s’apprêtait à les recevoir.
Le vent soulevait par bourrasques une poudre gelée qui gênait la visibilité des soldats, la progression du groupe encore davantage. Magraaf enfila son casque, sans y coincer sa longue barbe tressée, et prit la tête de la marche. Tous portaient d’épais manteaux de fourrures par-dessus plusieurs couches de lainages confortables, avec dans leur dos, chacun un sac plus grand qu’eux, lourdement chargés. Ils calfeutrèrent leurs visages pour se protéger de la morsure du froid. L’ensemble de la procession avança d'un pas lent. La neige craquait sous leurs pieds, ils s’enfonçaient à chaque pas, parfois jusqu’à la taille.
Ils atteignirent le campement, après plusieurs heures d’effort, sous un vent en partie apaisé. Le poids de la glace accumulée aplatissait une yourte aux couleurs passée. Un véhicule à vapeur imposant stationnait juste à côté. Il s’agissait d’un bolide blindé, couvert de plaques d’un alliage peintes du gris-bleu de l’armée igvarde. Il semblait rutilant, dépourvu de neige sinon un peu sur le toit de l’habitacle. L'engin ne possédait pas de canon, comme la plupart des machines de ce type sur le front, mais une énorme lanterne à rabats. Ses roues arrières, plus hautes qu'un homme, portaient des crampons de métal sur toute la largeur de leurs fers.
Un binôme de soldats en uniforme des mêmes couleurs les accueillit avec méfiance, chacun armé d’un fusil. Ils les visaient tour à tour, trahissant leur surprise et leur inquiétude et jetaient des regards au porteur du casque cornu. Personne ne bougeait. Les hommes de Magraaf attendaient ses ordres, tandis que lui-même doutait tout à coup de la marche à suivre. Il voulait éviter que les gardes, en sous-nombre, ne prennent peur et ne décident d’attaquer les « envahisseurs ». À cette distance, une balle traverserait leurs cuirs.
— Nous ne vous voulons pas de mal, articula Magraaf assez fort dans un igvard approximatif.
Il leva les mains en signe de reddition, ses compagnons l’imitèrent.
— D’où venez-vous ?
— Des Gorals, répondit-il en pointant la montagne dans son dos.
— Personne vit là-bas !
Magraaf enleva son casque et le plaça sous son bras. Son nez droit et ses yeux clairs de sicréen lui rendirent aussitôt son statut d'ennemi. Les deux soldats relevèrent les canons de leurs fusils d’un air menaçant.
— Si personne ne vit là bas, que faites vous à surveiller le passage du col ?
Impassible, il se laissa inspecter par les soldats. Une nouvelle bourrasque l’obligea à tourner la tête. Il plaça son gant pour se protéger le visage du fouet de la neige qui volait autour d’eux et retenir ses cheveux. Ce geste banal sembla briser leur inquiétude.
— Savez-vous où je peux trouver Acide, l'espionne ? demanda-t-il.
—Acide… Aucune idée, répondit le premier soldat en baissant son fusil. Commencez par déposer vos armes, ajouta-t-il en agitant la main.
Le second continua de les tenir en joue pendant que son collègue passait parmi eux pour récupérer les lames, couteaux de chasse et arcs qu’ils portaient sur eux. Magraaf lui céda son épée longue à regret. Il attendit que le collecteur d’armes ait rejoint son compatriote pour parler de nouveau, les bras toujours levés :
— Voulez-vous bien, s’il vous plaît, prévenir votre hiérarchie pour qu’elle envoie ici l’enquêtrice Acide.
Il s’agaça de ne pas connaître le mot tortionnaire, ni « geôlière » dans cette langue barbare.
— Vous n’avez pas à nous dire ce qu’on doit faire, nous avons des ordres stricts.
Du bout de sa carabine, il leur intima de s’approcher du blindé à l’abri du vent. Magraaf obtempéra, suivi de ses amis qui demeuraient silencieux, les mains levées.
— On va prévenir le chef, mais avant, on vous attache.
— La nuit ne tardera pas à tomber. Nous allons mourir de froid si vous nous immobilisez de la sorte, rétorqua Magraaf en baissant les bras. Prévenez vos chefs et laissez-nous nous installer à vos côtés, nous avons de quoi construire un refuge.
Les mots lui venaient difficilement. Magraaf attendit que les soldats répondent, mais ils agissaient comme deux gamins perdus et ne semblaient pas représenter un véritable danger pour lui ou ses compagnons. Il lui revenait de prendre l'initiative, sans les affoler. Il invita donc d'un signe son intendant, maître Henrik, à organiser leur campement. Ce dernier donna aussitôt des ordres rapides et les montagnards déroulèrent des toiles, s’armèrent de pelles et commencèrent à creuser les fondations de leur igloo.
Les gardes-frontière demeurèrent perplexes un instant, toutefois, puisque personne ne s’occupait plus d’eux, ils montèrent sur le toit de leur véhicule et allumèrent la lampe pour envoyer un message à l’ouest. Ils manièrent l'engin avec difficulté, le mécanisme des clapets souffrait à l'évidence du froid et de l’humidité. Le guerrier sicréen douta qu’on pût voir cette lumière de loin à cause des intempéries. Or, à la fin de l'exercice, un point lumineux à l’horizon sembla accuser réception de la communication.
— Combien de temps pensez-vous qu’il faudra attendre pour obtenir une réponse ? s’enquit Magraaf quand les soldats descendirent du véhicule.
— Avec la Mediyin, on sait jamais, c’est toujours moins longtemps qu’on voudrait, si vous voulez mon avis.
— Depuis combien de temps surveillez-vous la frontière ? interrogea le sicréen.
— Nous deux, avec Cetan, on est là depuis soixante-quinze jours, répondit le second igvard non sans fierté. Plus que quatre semaines avant la relève. Ça fait presque trois ans qu’il y a des soldats ici, pour surveiller la falaise d’où vous êtes arrivés. Jamais on aurait pu croire que c’était du sérieux et que quelqu’un débarquerait par ici, vous vous rendez compte ?
Magraaf sourit en acquiesçant. Il lui sembla que ce soldat avait besoin de parler. Il commença de l’interroger :
— Et vous, comment vous appelez vous ?
— Zenji, répondit le soldat avec un large sourire. Comme vous êtes là, maintenant, je pense qu’on va rentrer chez nous bien plus vite.
— On est pas autorisés à parler de ça avec des étrangers, intervint Cetan d’un air bougon. Installez-vous et rentrez dans vot’tente.
Magraaf n’insista pas et retrouva ses amis. Il participa aux derniers travaux de construction de l’igloo ainsi qu’à son aménagement. Quand tout fut installé, et que des peaux eurent tapissé le sol, le sicréen prit la parole pour traduire les propos tenus par les soldats, puis se mit à réfléchir à voix haute.
— Il faut espérer que ce soit bien Acide qui vienne à notre rencontre… Cependant, l’empire igvard couvre un territoire immense. Il se pourrait qu’elle mette des semaines à nous rejoindre. Nous ne pouvons pas laisser les villageois ainsi dans l’expectative.
— Mon Magraaf, tu veux qu’on envoie l’un de nous ? intervint maître Henrik.
— Oui, je pense que c'est plus sage. Il faut retourner auprès du conseil et les prévenir, leur proposer de s’installer à l’abri des regards et d’attendre. Si nous n’envoyons pas un second messager d’ici un mois, il faudra chercher un autre moyen de traverser l’Empire.
— Les Ancêtres nous en protègent, marmonna l’ancien gorali. Ludomir ! appela-t-il ensuite. Tu partiras dès l’aube. Prends du repos d’ici là, ne t’occupe plus du reste.
Le jeune homme acquiesça. Il termina de se changer et vint s’asseoir près des autres. La température à l’intérieur de l’habitation montait en douceur.
Henrik allait préparer le repas juste devant l’entrée de l’igloo quand le Soldat Cetan entra sans s'annoncer, la tête nue et le visage dévoilé. Les montagnards des Gorals, qui découvraient un Igvard pour la première fois, trahirent leur surprise. Le regard bridé du garde parcourut l’assemblée. Il exprimait le même sentiment. Sa peau foncée, ses cheveux auburn, son nez épaté et court qui surmontait des pommettes saillantes et dénuées de pilosité. Autant de signes distinctifs typiques des natifs de l'Empire.
Lui-même dévisageait les hommes de Magraaf avec curiosité. Le sicréen se souvint de sa stupéfaction lors de sa rencontre avec eux. Des crânes très ronds, avec parfois le front bombé et presque toujours des joues rebondies. Des yeux comme des billes. Tous, sauf Brand, le cadet du groupe, portaient une grande barbe tressée. Celle de l'intendant, plus fournie, lui permettait d'arborer une double natte jusque sur sa poitrine. Ils affichaient tous un teint d'un rose étrange, tels des nouveaux-nés, et des reflets blonds, châtains ou cendrés éclairaient leurs tignasses.
Maître Henrik se racla la gorge. Le soldat se reprit.
— La Mediyin a déjà répondu qu’elle venait aussi vite que possible, expliqua-t-il en se tournant vers Magraaf.
Le sicréen traduisit pour les montagnards. Henrik voulut inviter l’igvard à partager leur repas en lui tendant un bol. Il déclina l’offre.
— Qu’est-ce que vous brûlez ?
— Mais… du bois, répondit Magraaf sans comprendre l’intérêt de la question.
— Le bois est précieux ici, on le brûle pas. Pour le feu, on a de la tourbe, c’est mieux. Je vous montre où c’est.
Puis il sortit de l’igloo. Sans rien ajouter.
— Qu’est ce que c’est que un « Mediyin », Messire ? demanda Ludomir après un moment.
— Je n’en ai aucune idée.
— En attendant son arrivée, on pourrait peut-être se débarrasser des igvards ?
— C’est hors de question, s’emporta Henrik. Nous sommes là pour faciliter la paix. Nous n’attaquons personne à moins d’y être obligés.
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