Superman
Superman
Aujourd’hui, cela fait dix mois que ma femme est morte. Ou peut-être onze. Je ne sais pas… Je ne sais plus. Je me souviens que ce fut le premier jour d'un mois. La bouteille de whisky vide que je tiens dans la main est sans doute responsable de ce trouble temporel. C’est justement pour cette raison que je bois, pour m’embrouiller, oublier. L’alcool m’aide à remonter la pente, mais quand j’atteins le sommet, tout dégringole, et je dégueule mon amour-propre alcoolisé dans les chiottes. Quand je pousse la chasse d’eau et que je vois l’eau limpide évacuer mon vomi, j’imagine que je plonge dans les égouts immondes de la ville qui ne cesse de vomir des êtres ignobles et perdus comme moi. Je vais prendre une douche. L’eau ne fait que glisser sur ma peau et ne lave pas mon âme.
C’est au creux de ces courts moments de sobriété et de clairvoyance que je reconnais ma tristesse et que je suis capable d’en parler. Seulement, je finis toujours par m’apitoyer sur mon sort et… je me remets à boire parce que j’en ai besoin pour soulever ce lourd fardeau qu’est ma vie.
Camus a écrit qu’il faut imaginer Sisyphe heureux. Je n’y arrive pas. Je ne m’embarque pas dans ses grandes idées philosophiques. Je regarde simplement ma vie qui n’a plus aucun sens. Je me souviens de l’incipit de “L’étranger” :
« Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. »
Et toute ma vie ressemble à celle de Meursault depuis que ma femme est morte. Comme lui, je n’ai versé aucune larme lors de la mort de ma femme. C’est étrange et dérangeant lorsque la réalité écoute les silences de la fiction, les espaces entre les mots, les blancs qui disent beaucoup plus que l’encre noire. J’accompagne Meursault dans l’aventure absurde du quotidien. Je me laisse guider vers son monde solitaire et insensible. Il y a quelques jours, Marie m’a entrainé chez elle. Elle m’a fait l’amour. Moi, je l’ai baisée. Malgré son corps merveilleux et sa tendresse, je fus incapable de lui rendre les sentiments qu’elle me livrait sans réserve.
Je me lève en titubant un peu, mais déterminé. C’est pratique d’habiter au huitième étage lorsqu’on choisit de mourir. Je pense à Meursault. Je le suis dans ses actions, pas avec les mêmes gestes, mais avec la même indifférence. Il ne s’est pas suicidé, mais il n’a rien tenté pour éviter la mort comme si la vie ne valait aucun effort, même pour vivre.
J’ai tout réglé avec la vie matérielle sans éveiller aucun soupçon. Mon fils de dix ans est en de bonnes mains chez ma belle-sœur. Depuis la mort de sa mère, il vit pratiquement chez elle. À son âge, il m’oubliera vite. Je n’ai donné aucune espérance à Marie, j’ai démissionné de mon boulot et je ne dois rien à personne. Ma mort ne fera pas trop de dégâts à part mon corps écrasé et mon sang sur le trottoir en bas.
En passant par la salle de séjour, mon regard s’arrête sur une BD posée sur la table basse : La Mort de Superman.
Ce n’est pas le mot “mort” qui m’a effrayé ni le nom de celui que je m’apprêtais à imiter avec moins de légèreté, mais c’est l’image de mon fils assis sur le fauteuil feuilletant ce livre. Il lève la tête vers moi et me dit que Superman est mort, mais qu’il reviendra plus fort, il le sait. Je me dirige vers ma chambre. De la fenêtre ouverte, entre une brise fraîche.
Je me laisse tomber…
Le matelas reçoit mon corps lourd et épuisé. Sur le lit, je regarde le plafond et toutes les larmes retenues depuis des mois jaillissent. Non, ce n’est pas de la lâcheté, c’est du courage, c’est une lucidité plus forte que l’alcool et les délires. L’indifférence de Meursault m'apparaît comme un ennemi contre lequel je dois résister et lutter. On n’affronte pas la vie seul.
Demain matin, lorsque le sang purifié coulera dans mes veines, je me laverai et je me raserai. Je téléphonerai à Marie, à ma belle-sœur et à mon patron. J’irai acheter une BD pour mon fils et je l’attendrai à la sortie de l’école pour le serrer dans mes bras, mon petit Superman, celui qui m'a sauvé.
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