Le façonnage d’Ao
Élérif, Nassia, Évia, Zarim, Kelloar. Nouvelles manifestations d'Ao issues des capacités accordées par Sa grâce à Ses manifestations primordiales. Enfants de ces dernières, elles avaient hérité d'un mélange des attributs de leurs parents mais également de ces mêmes capacités qui les avaient enfantées, ainsi que l'avait voulu Ao.
Élérif, Nassia, Évia, Zarim, Kelloar. Connus sous plusieurs noms : le Premier Miracle pour les religieux, les manifestations secondaires pour les théologiens, les Grands Esprits pour les petites gens. Mais pour nous, ils sont les Créateurs, ceux dont l'œuvre a donné racine à notre propre existence.
Alors que l'émotion du Premier Miracle retombait, que Pfios s’ébattait de nouveau loin en Ao et que Zella et Alicar admiraient leurs enfants, ceux-ci prenaient conscience de leurs êtres. Kelloar fut le premier à se mouvoir, suivi peu après par son frère Zarim. Les observant, leurs deux parents présents furent surpris de constater la complexité des figures possibles en Ao. Aucun de leurs fils ne respectait de trajectoire constante comme celle de Zella ou de Pfios. Zarim, bien qu'effectuant d'amples mouvements courbes puis droits, ne semblait suivre aucune logique dans ses déplacements. De son côté, Kelloar faisait preuve d'une ineffable fougue, brisant sa course en tous sens plus rapidement qu’aucun spectateur ne pouvait le percevoir. Jusqu’à disparaître parfois en un point et reparaître à un autre.
Ils comprirent alors qu'ils n'avaient pas qu'enfanté d'autres manifestations d'Ao, mais avaient également dévoilé une nouvelle facette de son tout : l'inconstance. Ce qui commençait pouvait maintenant s'arrêter. Ce qui existait pouvait maintenant changer. Le chaos prévaudrait dorénavant en Ao.
La lumière d'Alicar décrut quelque peu à cette constatation, car elle troubla le Primordial. Lui, quintessence statique, ponctuelle, phare central en Ao, n'arrivait pas à concevoir ce désordre incongru. De son côté, Zella, adepte du mouvement depuis sa propre émergence, appréhendait l'étrange état de ses fils avec moins de circonspection. Elle les observait dans le calme et la bienveillance, apaisante sérénité maternelle qui, en retour rassérénait, son compagnon.
Face à eux, les deux instables multipliaient les libres cabrioles excentriques, ne faisant aucun cas de leurs sœurs qui commençaient à peine à exprimer leurs attributs. Nassia, d'abord, entama un zigzag lent et ample, passant entre ses parents pour leur signifier à quel point elle maîtrisait ses changements de trajectoire. Évia, tendre et langoureuse, la suivit un instant avant de diriger son onde gracile vers sa mère afin de lui rendre hommage.
Le dernier des enfants, sympathique de sa fratrie et le plus retenu de tous, s'ébroua enfin. Élérif, lentement, déplaça sa silhouette changeante vers son géniteur sympathique. Chacun de ses élans linéaires s’achevait en courtes inflexions apaisantes, desquelles il repartait en autant de segments droits conférant à ses déplacements un hypnotique aspect reptilien. Arrivé près d'Alicar, il s’interrogea :
« Où est père ? »
Tout mouvement en Ao s’interrompit aussitôt. Même Pfios, maintenant infiniment loin de sa progéniture dont il était inconscient, marqua une brève décélération. Les autres manifestations, abasourdies, tournèrent toutes leur attention vers Élérif. Son interrogation avait bouleversé la réflexion de chacun. Non par le sujet du questionnement… mais par le questionnement lui-même.
Une manifestation d'Ao avait communiqué !
La surprise générale s'estompa aussi vite que s'installa un vacarme de pensées assourdissant. Chacun voulait s'adonner à cette nouvelle capacité, sans aucune retenue ! Alicar mit néanmoins fin à ce brouhaha naissant en imposant sa puissance :
« Silence ! ».
Et le silence régna. Puis tous se remirent en mouvement, car la voix d'Alicar transportait le pouvoir du premier-né d'Ao. Seuls subsistèrent quelques murmures, ultimes pensées furtives ayant résisté à la toute première parole du Primordial.
« Où est père ? », réitérera pourtant Élérif.
« En Ao », fut la seule réponse qui lui parvint.
Ç’avait été la voix de sa mère. Et cette réponse lui suffit. Il se dirigea alors vers elle, car comme ses sœurs il souhaitait l'honorer de ses fugaces glissements curvilignes. Et là il resta, préférant le déplacement gracile de Zella à l'arrogance juvénile de sa fratrie.
Ainsi s'agença le premier ballet divin en Ao. Alicar, fanal intemporel, gardait Zella et leur progéniture sous ses ailes de lumière. Baignés par sa puissance indomptable, insouciants et joueurs, se comparaient Nassia et Évia et se chamaillaient Zarim et Kelloar. Et malgré toute la complexité des mouvements de cette nouvelle génération, il régnait dans la clarté primordiale une forme de pureté céleste. Car tout semblait à sa place. Tout semblait pour le mieux.
Mais cette apparente stabilité était sans compter la turbulence innée de Kelloar. L'harmonie l'ennuyait, elle était en désaccord avec sa nature exubérante. Aussi décida-t-il de s'en éloigner, de suivre la voie de son second père parti dans l’infini. « En Ao », avait dit sa mère. En Ao irait-il donc lui aussi exprimer son inconstance. Il fit une dernière cabriole autour de son compagnon de jeu, puis s'en écarta résolument. Le vide d'Ao lui semblait maintenant d'une attirance irrésistible.
Cependant, il remarqua bien vite que plus il se distanciait des siens, moins il pouvait profiter de l'éclat chaleureux de son géniteur sympathique. Il progressa encore quelque peu vers ce vide qui l’appelait, se retint, hésita, repartit, hésita derechef, et prit finalement sa décision : il n'irait pas plus loin. De sa position, il pouvait toujours voir son père lumineux, sa mère l’enlaçant, et par instant le reflet diaphane de ses frères et sœurs qui s'ébattaient dans la clarté divine. Seul son père Pfios manquait au tableau, mais peu lui importait : ainsi éloigné de sa famille il se sentait l’égal de ce dernier, et était suffisamment distant en Ao pour avoir toute latitude dans ses mouvements.
Il s'étira, s'allongea, et partit à toute vitesse zigzaguer en courtes droites brisées. Ses embardées, bien plus brusques et rapprochées que celles de son frère Élérif, lui donnaient par moment un aspect vibrant. Et il tournait, retournait, fonçait en avant puis revenait aussi vite sur ses pas. La liberté le grisait, l'accélérait. Le plaisir absolu de n'avoir aucune limite l’enivrait. Son père disparu loin en Ao était peut-être le plus rapide, mais lui était la liberté incarnée !
Cet état de grâce rencontra néanmoins un obstacle lorsque, pris d'une soudaine fougue, il effectua une volte-face dont l'intensité le surprit lui-même. Toute cette énergie focalisée en un seul mouvement aurait dû inverser sa course instantanément, lui procurant l'euphorie qu’il cherchait tant. Mais contre toute attente il ressentit… une résistance.
Quelque chose l'avait empêché de profiter de sa parfaite liberté !
Qu'avait-ce été ? Qu'avait ainsi limité son impulsion ?
Ce questionnement était purement rhétorique, car la réponse s'imposait d'elle-même : Ao. En effet Ao est, et est donc toute chose. Et toute chose ne pouvant être qu'Ao, ainsi en allait-il de cette résistance.
Cependant, depuis plusieurs éternités déjà Ao sommeillait, et rien ne laissait entendre qu’il eût jamais décidé d’un tel effet à l’encontre du mouvement de ses manifestations. Or, si la volonté d’Ao n’était son origine, d’où donc pouvait-il provenir ?
Après y avoir réfléchi le temps de l’unique arrêt de son existence, Kelloar finit par trouver la réponse. Toute singulière qu’avait été cette résistance, elle n’avait pu avoir qu’une seule cause autre que celle de la volonté du Grand Tout : sa structure même ! Par sa fougue et son enthousiasme, il avait littéralement touché Ao ! L'énergie de ses mouvements lui avait permis d'effleurer la trame divine qui reliait tout à tout.
« Ao est », s'échappa alors de sa pensée. Et cette idée fut relayée par toutes les autres manifestations. Ao n'est pas vide. Le vide — est — Ao. Ao est, et il est partout et tout le temps.
La surprise de cette découverte passée, Kelloar reparti de plus belle, bien qu’un rien moins exalté. Lui qui avait éprouvé ses premiers instants d’existence à flirter avec l’extrême liberté, se savoir limité d'une quelconque façon avait de quoi le troubler. Voire le frustrer.
Aussi décida-t-il de retenter l'expérience. Se pouvait-il que la résistance qu'il avait ressentie ne fut que temporaire ? Localisée ? Se pouvait-il qu’il pût la surpasser, peut-être en accroissant encore un peu sa passion ? Une hypothèse bien évidemment à tester… et qui finalement ne donna aucun résultat probant : il eut beau multiplier les retournements, les cabrioles, les bourrades, rien n'y fit, à aucun de ses essais ne put-il se départir de cette détestable résistance ! Où que ce fût, autour d'Alicar, loin de lui, près de lui, derrière Zella, ou aussi distant des siens qu'il pût aller, elle était présente pour son malheur !
De quoi l’exaspérer au-delà de toute retenue !
Car à quoi bon avoir reçu la liberté si c'était pour se la voir brider ? Quels étaient les desseins d’Ao quant à cette résistance ? Si en effet elle n’était pas le fruit de Son bon vouloir, il ne se pouvait que, dans Son intemporalité, Il ne l’eût au moins prévue ! Aussi devait-elle avoir un objectif, une raison d’exister ! Mais laquelle ? Pourquoi l’avoir placée sur l’horizon de Kelloar ? Était-ce simplement pour réfréner ses ardeurs ?
Ou alors était-ce… une punition ? Mais dans ce cas, pour quel fait ? Lui qui venait de naître, qu’aurait-il pu commettre de répréhensible au point de mériter une brimade ? Non, décidément rien qu’il eût fait n’allait à l’encontre des préceptes d’Ao tels qu’ils étaient inscrits dans l’essence même de chacune de ses manifestations. Dans ce cas, quelle possibilité restait-il ?
« Serait-ce… un test ? »
Kelloar s'immobilisa. Un test ? Ao avait-il souhaité mettre ses manifestations à l'épreuve ? Voulait-il s’assurer de leur dévouement à Sa volonté ? Il n'y avait qu'une seule façon de le savoir : vaincre cette résistance, dépasser cette limite !
En dépassant ses — propres — limites !
Kelloar se remit en branle. Il devait accélérer, accélérer comme jamais. Tourner, s'arrêter, repartir, virer avec toujours plus de zèle. Gauche, droite, haut, bas, raccourcir encore et encore les distances, multiplier les embardées. Pousser les capacités offertes par Ao au-delà du connu. Que la notion même de limite leur soit abrogée ! Les sublimer au point de s'oublier en elles, de disparaître à leur profit ! Plus vite, toujours plus vite !
Aux loin, les autres manifestations observaient leur frère. Elles le voyaient bondir d'un bout à l'autre de leur champ observable, s'y crisper, s'y condenser chaque fois davantage avant de repartir avec plus d’ardeur. Et, contre toute attente, ces tentatives répétées pour briser la résistance d'Ao finirent par produire un étrange effet. À peine perceptible au début, le phénomène se dévoilait à mesure que la fougueuse manifestation augmentait sa vitesse et affinait ses mouvements : l’espace l’entourant paraissait se recroqueviller, s’écraser sur lui, jusqu’à le recouvrir d’une indicible membrane de vide froissée dans laquelle il se fondait ! Comme si, à chacune de ses pointes rageuses, ses élans déchaînés chiffonnaient la trame même d'Ao, celle-ci ne reprenant sa configuration d'origine que lorsqu'il s’en éloignait pour préparer son accélération suivante.
Lui ne s'en rendait cependant pas compte, car dès ses premières tentatives il s'était perdu dans une transe lui coupant ses sens du reste du Grand Tout. Au point que ses frères et sœurs, conscients de son état, prirent peur de le voir disparaître pour de bon ! Suppliants, ils entamèrent alors une mélopée quémandant à Alicar de mettre un terme à cette folie.
« Laissez-le faire », répliqua simplement le sympathique primordial.
Ils entendirent cette injonction et la comprirent. Ao est tout, cela implique aussi toute action. S'Il n'avait permis les tentatives de Kelloar, celui-ci aurait déjà depuis longtemps été forcé à l'abandon.
« Que va-t-il se passer ? », osa Zarim.
Alicar attendit quelques instants avant de répondre. Il avait pressenti que le dénouement était proche, et ne souhaitait pas rompre l'importance du moment par une réponse évasive. Lorsque le temps fut venu, il lança simplement :
« Ceci ».
Toutes les manifestations sentirent une vibration les traverser, nouvelle sensation accompagnant un nouvel événement en Ao. Là où Kelloar venait de disparaître de toute perception, là où ses mouvements l'avaient comprimé au point de sembler n'être plus présent en Ao, à cet endroit la trame du Grand Tout s'était complètement repliée sur elle-même, projetant à grande distance celui qui en était la cause.
Une pliure localisée, minuscule, mais d'une incroyable intensité, était apparue en Ao !
Et cette pliure brillait désormais et à jamais d’une lumière aveuglante et douce à la fois. Une lumière primordiale, identique à celle d'Alicar.
« Qu'ai-je fait ? », s'inquiéta Kelloar.
« Tu as créé », répondit Zella. « Tu as créé une réplique d'Alicar ».
La stupéfaction fut partagée. Alicar, premier né d’Ao, n’était plus unique ! Ce nouvel accroc de lumière dans l’obscurité, bien que minuscule par rapport à lui, n’en attirait pas moins les regards !
« Je suis le seul et unique Alicar ! », lança le Primordial d'une voix tonitruante, comme comprenant la pensée collégiale. « Votre frère a créé une minuscule réplique de moi. Mais cette réplique n'est pas moi. »
Un nouvel Alicar qui n’est pas Alicar ? Une seconde source de lumière, moindre certes mais bien réelle, dans l’incommensurable vide d’Ao ? Élérif, Nassia, Évia et Zarim se concertèrent aussitôt. Cette nouvelle étincelle crevant le Grand Tout les intriguait, bien que les raisons de sa genèse ne fussent pas cause de leur émoi. Ils étaient en effet bien plus intéressés par le fait même qu’elle existât que par toute autre considération à son sujet. Car cette brillance, quoi qu’elle fût, quel que fût son but, quelle que fût sa destinée, cette source nouvelle de puissance avait été créée sous leurs yeux ! Et par leur propre frère !
Créer. Kelloar avait réussi à façonner une microscopique copie de leur géniteur sympathique, ce qui en soi impliquait la malléabilité du corps d'Ao ! Et si leur frère l’avait pu, eux aussi le pouvaient-ils ? Avaient-ils eux aussi la capacité de création ?
Loin de cette concertation, Kelloar se laissait maintenant porter par la folie extatique qui s'était emparée de lui. La résistance qui l’avait tant frustré n'en était finalement pas une ! Elle était au contraire un outil ! Un outil assurément offert par Ao à sa manifestation la plus excentrique, un outil qui n’attendait qu'à être utilisé par elle ! Cette évidence, Kelloar l’avait déduite lorsque, aux premières loges, il avait reçu de plein fouet la vibration propagée par la création de la réplique d'Alicar. La sensation qui en avait découlé était à peine descriptible : un ineffable délice, une vague grisante de bien-être, le paroxysme d’un bonheur dont seules les mères, pour en toucher un reliquat galvaudé au moment de la délivrance, peuvent témoigner. Kelloar, lui, en avait vécu la quintessence.
Aussi, il s'était déjà élancé dans le vide d’Ao afin d’y réitérer l'expérience, sans plus se focaliser sur rien d’autre que la recherche de cet état de totale perfection. Allumer de nouveaux Alicar, telle serait désormais sa destinée.
De leur côté, ses frères et sœurs s'interrogeaient : aucun d'eux n'avait les capacités de Kelloar. Même Nassia, avec ses mouvements brisés, ne pouvait rivaliser. Zarim était bien impulsif également, mais sa préférence pour les courbes l'empêchait lui aussi d'atteindre la complexité des embardées de son frère créateur. Quant à Élérif, il était la douceur incarnée, à l'extrême opposé du panel des aptitudes de sa fratrie.
« Et nous, comment pouvons-nous créer ? », demanda Évia par dépit.
« Ao est », répondit leur mère, « et vous êtes Ao. Exprimez simplement vos capacités. »
Comme pour appuyer cette suggestion éclairée, ils ressentirent une autre vibration les traverser. Focalisant leur attention sur son origine, ils aperçurent, au loin, un nouveau point lumineux autour duquel tournait un Kelloar en joie.
« Exprimez vos capacités », insista Zella, « Sublimez-les comme votre frère le fait. »
Eux qui émergeaient à peine d'Ao, comment pouvaient-ils sublimer quelque chose qu'ils venaient juste d'apprendre à maîtriser ? Kelloar y était parvenu car repousser ses limites faisait partie intégrante de son être. Mais eux, quand bien même auraient-ils su quoi repousser…
Voyant le désarroi des siens, Élérif se sentit en devoir d'intervenir :
« Je suis votre sympathique », déclara-t-il, « Donnez-moi le temps, et je trouverai ce qu'Ao attend de nous. »
À ces mots, ses deux sœurs et Zarim s'observèrent un instant puis, sans échanger de paroles, s'éparpillèrent autour de leurs parents. Ils savaient Élérif le plus réfléchi de leur lignée, et sa requête était légitime. Le succès de sa recherche ne souffrait aucun doute.
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