L'habillage du monde (3/3)
Cette dernière remarque n’était que pure forme, car en vérité ils devinaient tous deux la cause de cette nouvelle attitude des nuages d’Afiess, jusque-là si dociles et si peu entreprenants malgré leur nombre. Une attitude qui ne pouvait être l’œuvre de leur créatrice, car jamais aucun berger ne transforme ses moutons en loups. Seul un artifice extérieur en avait le pouvoir. Et en l’occurrence, cet artifice ne pouvait avoir que le nom qu’ils venaient d’évoquer sans le nommer :
« Priam ! », s’exclama Séménir une fois qu’ils furent assez proches pour apercevoir la fulgurance de leur cousin à la limite des flots.
Durant les précédents évènements, le dernier des Habilleurs avait de toute évidence tracé son chemin vers cette étendue désespérément plane et morose d’évia dont l’incommensurable taille faisait écho à son abyssal chagrin. Il avait tourné là en rond sur la surface de la mer, sans but ni passion, cherchant inlassablement une raison à son ineffable mal-être. Et ce faisant, il avait puisé en l’évia bleue l’énergie nécessaire à ses apitoiements, lui grappillant tour après tour un peu de sa substance qu’il rejetait en larmes évaporées dans l’atmosphère. Petit à petit, sans même qu’il en eût conscience, il avait saturé l’air marin d’humidité, source première de vie des nuages. Ceux ayant fui la maîtrise de Gariel, une fois à hauteur de Priam, s’étaient alors délectés du nectar divin montant à leur encontre. Tel un puissant aphrodisiaque, ils s’en abreuvaient en se roulait les uns sur les autres, fusionnant leurs corps adipeux dans une valse orgiaque.
Et maintenant ils grossissaient à en atteindre des tailles que même Afiess ne pouvait plus gérer ! Priam, loin de se douter — si pas de se soucier — de l’impact de son œuvre, avait créé une parfaite synergie entre lui et sa sœur.
« Sa tristesse nourrit l’œuvre d’Afiess », observa Séménir.
« Pas pour longtemps ! », s’écria Gariel s’élançant en direction du mastodonte qui continuait de se goinfrer sous leurs yeux.
Il y disparut, et les secondes s’égrenèrent. Dans l’expectative de l’apparition de nouvelles trouées ouvertes par le maître des rafales dans la gargantuesque bedaine, Séménir ne put que constater, impuissant, l’affluence grandissante des renforts nuageux dont elle se régalait. Lentement, invariablement, ils escaladaient les flancs de l’abomination encore endormie, dans laquelle ils finissaient par se perdre en une libidineuse copulation. Les différentes couches de son corps bedonnant jetaient des ombres sur les couches inférieures, au point d’avoir déjà plongé sa base dans une nuit inquiétante. Un monstre prenait forme, aussi grand que le mont Nassia lui-même, la tête caressant le vide d’Ao et les pieds lévitant à quelques encablures à peine au-dessus de la mer, de laquelle il continuait à s’abreuver grâce à Priam.
Tout à coup, un court bras s’extirpa de son volume corporel, mais les nuages approchants le pressèrent de réintégrer la structure. Quelques instants plus tard, un autre bras jaillit de la panse de la bête un peu plus bas pour subir un sort identique, disparaissant dans la masse difforme presque aussi vite qu’il en était sorti. Cet étrange manège se réitéra une série de fois à des endroits différents du colosse, toujours avec le même résultat. Puis il cessa et Gariel réapparut, déconfit.
« Rien à faire », admit-il. « L’œuvre combinée des enfants de Falnari dépasse mes capacités… »
« Je sais », répondit simplement son frère sans condescendance ni surprise. « Cher frère, je sens que mon heure est enfin venue. »
Un bruit monstrueux, comme mille rochers se fracassant sur une dalle de marbre, vint ponctuer cette réplique, accompagné d’une explosion de lumière qu’on eût pu croire provenir de l’alicar lui-même. Pourtant, et le bruit et la lumière avaient bien eu pour origine les basses couches du nuage. Vandi’a venait de découvrir l’éclair et son tumultueux compagnon, le tonnerre.
« Quoi que tu veuilles faire, fais-le bien », intervint Gariel, « car la bête semble se préparer. »
Un second éclair survint, zébrant les flots obscurcis en contrebas des stries fulgurantes. Plus fort que le premier, il en appela d’autres de sa voix hurlante. Toute une famille de brisures lumineuses apparut bientôt, crachant, se querellant et s’invectivant dans la partie basse et sombre du monstre. Résolument démonstratives, elles illuminaient par saccades ce dernier par le bas, lui conférant une allure encore plus menaçante. Le message était clair : le cumulo-nimbus avait atteint sa maturité et était prêt à en découdre !
Contre toute attente, cela n’impressionna nullement Séménir qui, froidement indifférent à ces déferlements de rage, se dirigea sans précipitation vers les fondations du colosse. Il les rejoignit alors qu’elles avaient commencé à déverser leur colère en torrents d’averses tièdes qui s’écrasaient sur les flots avec fracas. Les pieds du nuage, grésillants d’éclairs, n’étaient plus nimbés que d’un résidu d’obscurité qui vacillait à chaque cri de lumière. La mer répliquait à la fureur céleste par de vains reflets stroboscopiques dont le nuage n’avait cure. La fine bande d’air les séparant était, à cet instant et à cet endroit précis de Vandi’a, le théâtre du plus puissant type de rééquilibrage énergétique que le nouveau monde pouvait connaître.
Impavide, la manifestation d’Ao vint se placer en plein centre du champ de bataille. Au-dessus et sous lui, nuage et mer formaient de patibulaires et parfaitement parallèles murs horizontaux superposés. Là, grandiose d’un panache dont seuls les dieux ont l’apanage, Séménir se figea.
Et sur l’instant, les éléments se turent, frappés du mutisme qu’impose même à l’inerte l’apparition soudaine du divin.
Puis ce fut le chaos ! Répondant à un ordre inaudible mais impérieux, l’air autour de Séménir se mit en rotation vociférante. Les couches voisines se firent rapidement emporter pour entamer leur propre ronde, transmettant à leur tour la consigne de mobilisation aux couches plus éloignées. De sorte que, avant que le nuage n’eût su comment réagir, tout l’air sur lequel il reposait ne fût plus qu’un tourbillon de vents aussi déchaînés que l’étaient ses éclairs. Ceux-ci, d’ailleurs, ne perdirent pas de temps à se défaire de la surprise que leur avait provoquée cette atmosphère brusquement indocile, et répliquèrent aux bourrasques avec une hargne décuplée.
La mer qui, elle, connaissait pour la première fois les rafales, d’excitation en changea de visage. Elle se rida, se creusa, frémit à en faire naître des crêtes cassées là où plus tôt seule l’harmonie rectiligne de Pfios dominait. Ce changement d’état la comblait, l’amusait. En retour, il ne pouvait malheureusement que déplaire à Priam, qui n’y trouvait plus rien lui correspondant. Plus de monotonie en ces lieux, plus rien ne répondant à sa lassitude. Son amie la mer l’avait trahi ! Aussi, plus dépité que vindicatif, il décida de s’éclipser et de s’en retourner vers les terres en quête d’un autre paysage d’infortune. En signe d’au revoir, la mer cynique le salua d’une multitude de petites mains blanches que l’hystérie venteuse avait créées au sommet de ses vagues.
À sa verticale, entré en transe, Séménir dévoilait enfin ses capacités. Sans requérir la moindre parole ni le moindre mouvement, il intima l’ordre aux vents de se regrouper sous leur future victime qui tentait désespérément de les écraser de son poids plume. Inutilement courageux, le nuage résista tant bien que mal tout en comprenant que le combat tournait irrésistiblement à son désavantage. Priam n’étant plus là pour le nourrir, il réalisait épuiser ses forces en éclairs et en pluies diluviennes qui n’avaient plus d’autres effets que de renforcer la détermination de la manifestation des tempêtes. À l’origine pansu, il commençait à s’avachir, à se tendre et à se tordre sous les coups de boutoir des vents déchaînés. Ses pieds tremblaient, se craquelaient, abandonnant peu à peu leurs ténèbres à mesure que les troupeaux de rafales les malaxaient sans vergogne. En hauteur, les bords de sa bedaine avaient entamé une identique dégradation qui lui faisait rapidement perdre de sa superbe.
Progressivement, il se désagrégeait, maltraité par les bourrasques qui bientôt lui triturèrent les entrailles. Il se sentait redevenir vulgaire nuage ombrageux sans pouvoir rien y faire, et enfin résigné à cette finalité, s’y prépara. Cependant, cette simple déchéance n’était pas des plans de Séménir. Ao n’avait pas donné à sa manifestation la maîtrise des tempêtes pour simplement aider les nuages trop gourmands à digérer, non ! S’il était là, c’était pour les expurger de la réalité, pour les neutraliser, pour rappeler à ses cousines et cousins que le Grand Tout est équilibre ! Et qu’à partir de ce jour, sa puissance brute répondra à leur puissance brute.
Fort de cette absolue vérité, il quitta la base déchiquetée du monstre nuageux amoindri, traversa verticalement son corps convulsant et en sorti par son crâne blanchi noyé dans la lumière de l’alicar. Et là, à la vue du primordial et du dernier des Créateurs œuvrant dans le vide d’Ao, il déchaîna toute la puissance que le Grand Tout lui avait accordée.
Son appel muet fut tonitruant pour l’air sur des lieues à la ronde. L’ordre de mobilisation n’était plus limité à la seule couche soutenant les nuages, mais bien à l’ensemble de l’atmosphère dans laquelle ceux-ci s’ébattaient. Et cette dernière répondit sans attendre, se mettant en branle sur des distances gigantesques en respectant le schéma de l’armée des vents qui, plus tôt, avait attaqué le cumulo-nimbus.
Quelques minutes encore, et tous les nuages, aussi loin que le regard portât, étaient entraînés dans un ballet aérien dont ils ne pouvaient s’échapper. Ils s’entrechoquaient, s’entre-déchiraient, pour n’être plus finalement qu’une bouillie laiteuse infâme et sans forme suivant les courants féroces de ce que le nouveau monde allait découvrir être son premier ouragan. Les nues prises dans ses turbulences étaient mues par une force qui les dépassait, ne pouvant que lui obéir, qu’être à la merci de son courroux.
Les volutes en son cœur furent les premières à trépasser, ouvrant un large cercle kilométrique de lumière paisible sur la mer. Puis, comme assailli par de multiples lames célestes, le reste de sa structure duveteuse fut poignardé encore et encore, sa chair déchiquetée en lambeaux de plus en plus petits. Jusqu’à ce que, au final, ne subsistât du continental tapi nuageux de cette partie de l’hémisphère que de minces fumerolles rapidement oblitérées par Gariel.
L’atmosphère s’apaisa alors, les vents s’adoucirent, et lorsqu’au bout du compte la mer retrouva son caractère serein, tous les éléments se turent. L’alicar brillait intensément, la tranquillité et la douce chaleur régnaient à nouveau. La cataclysmique dépense d’énergie passée n’aurait-elle été que songe que le résultat n’aurait pas différé.
Séménir sortit enfin de sa torpeur transcendantale et descendit se replacer, extatique, aux côtés de son frère.
« Qui parlait de démonstration de force ? », taquina-t-il Gariel.
« Tes petits tourbillons semblent en effet avoir leur utilité », fut bien forcé d’admettre ce dernier.
Vandi’a avait maintenant un système atmosphérique complexe, pièce centrale des œuvres des manifestations d’Ao à venir. Du vide d’Ao, le nouveau monde, paré de ses draperies bigarrées vertes, jaunes et turquoise, revêtait désormais un manteau translucide brossé de taches et de traînées laiteuses semblant perpétuellement fuir des ennemis invisibles. Les Habilleurs avaient marqué Vandi’a de leurs créations, cousins et cousines à jamais en conflit pour maintenir l’équilibre aérostatique de leur monde.
Le temps passa, jours et années se succédèrent, et les membres des deux fratries prirent tous des habitudes différentes en fonction de leurs affinités. Priam et Séménir se suivaient de près sur les surfaces maritimes, pour ne se perdre de vue que lorsque Priam décidait d’aller épancher son chagrin sur des plaines à l’ombre de quelques montagnes. Kresselle lui tenait alors compagnie jusqu’à ce qu’il retournât en mer, après quoi elle préférait pénétrer profondément dans les corridors montagneux où elle savait avoir la paix. Afiess et Gariel non plus ne se quittaient pas d’une semelle, ayant même appris à s’apprécier mutuellement et à jouer ensemble de leurs capacités. Quant à Frielle, princesse de l’amour aux effluves envoûtantes, elle sillonnait tout Vandi’a à la recherche de lieux loin de tout autre Habilleur.
Cette harmonie nouvelle aurait pu perdurer ainsi éternellement, mais comme leurs parents avant eux, un impérieux besoin leur naquit qui occulta toutes leurs autres pensées. Leur temps était venu de fermer leur propre boucle.
Un soir de pleine lune, ils se sentirent tous irrémédiablement attirés. Auraient-ils pu lutter contre cet ordre irrésistible qu’ils ne l’eussent de toute façon pas voulu, car le lasso qui ceinturait leur conscience avait la texture de la soie et la douceur de dizaines de mains caressantes. Où qu’ils eussent été sur la surface de Vandi’a, ils suivirent de concert ce lien invisible qui les reliait tous à un lieu prédéfini, cet endroit même qui les avait vu naître : le mont Nassia. Ils y arrivèrent synchrones, comme si la volonté qui les manipulait avait calculé leurs trajets en l’occurrence.
Là les attendaient déjà cinq autres manifestations d’Ao : les Sculpteurs. Ils s’étaient répartis en deux lignes parallèles à l’entrée de la grotte au pied de la montagne, formant une minuscule mais non moins prestigieuse haie d’honneur. Les Habilleurs l’empruntèrent sans un mot, sans un écart, leur volonté étant toute dirigée vers le but ultime de leur cheminement. Une fois disparus dans les entrailles du mont, la haie se dissocia et, lentement, les Sculpteurs leur emboîtèrent le pas.
Plusieurs heures passèrent au cours desquelles l’éléri’a grimpa à son zénith. Lorsque les ombres des montagnes se furent complètement évanouies, ces dernières se mirent à frémir sur leurs bases. Sous la clarté opalescente de la petite lune, le mont Nassia se chargea d’une énergie divine. En son sein, loin dans ses profondeurs cachées, la deuxième capacité offerte il y avait de cela plusieurs éternités par Ao à ses manifestations se manifesta de nouveau. Toutes celles présentes en ce point unique du Grand Tout exprimèrent alors à l’unisson leurs caractéristiques mélangées. Et sous Son imposante volonté, elles interagirent.
Au-dehors, les roches roulèrent, les galets tressaillirent sur le sol vibrant, et tous reflétèrent une lumière vive sourdant de la grotte en flots fantomatiques. Comme la première fois, le phénomène dura tout au plus un instant, puis s’interrompit brusquement. Le bruit des derniers rochers finissant leur cavalcade accompagna l’astre lunaire alors qu’il quittait son trône au faîte du mont Nassia et s’éloigna dans la plus parfaite indifférence, laissant Vandi’a poursuivre paisiblement son sommeil nocturne.
Au petit matin, le ciel uniformément bleu accueillit l’astre royal émergeant de derrière les cimes. Au pied du mont Nassia, sept petites lucioles gambadaient gaiement, sept nouvelles manifestations d’Ao. Sept concentrations d’énergie divine à peine conscientes du rôle qu’elles allaient jouer.
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