Chapitre Solitaire

3 minutes de lecture

Robert s'enfonça sous les cyprès, l'eau vaseuse et couverte de lentilles s'écartait de sa pirogue au rythme des rames.

Il lui fallait traverser le bayou pour rencontrer le vieil ermite qui vivait tout là-bas, entouré qu'il était de sa réputation de sorcier vaudou et des alligators du marais.

Un mocassin d'eau glissait paresseusement entre les racines d'une antique souche pourrissante. Les yeux du serpent accrochèrent l'espace d'une seconde la lumière de la lanterne du voyageur et lui lancèrent un éclair mauvais, narquois, messager d'une irrémédiable apocalypse.

Robert pagaya longtemps sous une Lune lugubre et malveillante qui courait entre les nuages et les cimes des arbres.

Enfin, après un laps de temps impossible à déterminer avec exactitude, peut-être trente minutes ou bien deux heures, une cabane solitaire au bois blanchi par les époques et les intempéries émergea de l'ombre mille fois mouvante. Robert accosta, le cœur battant à tout rompre, la bouche sèche, sur la berge molle. Dans les obscures et inaccessibles profondeurs, pourtant toutes proches, un alligator siffla, mécontent. Tout le bayou semblait rejeter la présence de Robert qui serra un peu davantage la seule protection qu'il avait. Sa guitare.

Une voix se fit entendre à travers la porte entrouverte de la cabane :

 " Ent', Johnson et p'ends un siège. Ensuite, tu m' raconteras c' que l'vieux Hector peut fai' pou' toi. "

Une unique et faible bougie posée sur une table éclairait la pièce. En dehors d'une table et de sa chaise, Robert ne distinguait rien d'autre et il mit plusieurs secondes avant de discerner la silhouette du vieillard dans un coin. L'ermite ne quitta pas son fauteuil mais se pencha en avant pour mieux voir son visiteur. Mais voir n'était pas le bon mot. Sentir semblait plus juste car les yeux du vieil homme luisaient d'un voile blanc. Une épaisse cataracte ou bien une cécité totale. Ce n'était pas Robert qu'il observait, non il scrutait directement son âme, Robert le sentait. Celle qu'il avait vendue pour que la Grâce émergeât de ses doigts quand il jouait, pour les femmes que sa musique lui offrait, pour que les gens se souviennent dans le futur de son nom.

Le vieux gratta son chaume de barbe blanche :

 " Alo', Johnson, pou'quoi viens-tu voi' le vieux Hector ? "

Sa voix était ronde, empâtée comme lorsqu'on souffre d'une rage de dents.

 " J'ai passé un pacte et je voudrais m'en défaire.

 - Celui qui p'ête se'ment au Malin est un fou, Johnson. Il est impossible à annuler. Même moi, je ne peux 'ien y fai'. Je n'suis qu'un hom' devant le démon. Un humble se'viteu' de Diou.

 - On m'a dit pourtant que...

 - Les gens 'content ben n'impo'te quoi. Et ils ne connaissent 'ien au peuple des ma'ais et au vaudou. Se's-moi un ve'e et joue pou' un vieil homme. "

Robert commença à gratter sa guitare. Les notes volaient comme dans une féerie, on aurait dit des lucioles sonores voltigeant dans le bayou, l'inspiration lui venait avec un naturel déconcertant. La musique semblait simple, aérienne et légère sous les doigts de Robert. Le bluesman entra dans une sorte de transe, seul lui importait la virtuosité de ses doigts glissant sur les cordes de son instrument, les pinçant, les faisant vibrer. Il en oublia presque l'ermite. Il perdit la notion du temps, joua longtemps, le monde s'effaça.

Au bout d'un certain temps, le vieux se pencha mais quelque chose dans sa physionomie avait changé. L'ermite semblait plus grand, plus imposant. Sa voix s'était raffermie et atteignait à présent la puissance de celle d'un stentor. Robert blémit en entendant ses mots :

 " Un contrat est un contrat, Johnson. Tu as cru que tu pourrais m'entourlouper mais je suis omniscient et omnipotent.

 - Toi !? Est-ce que tu m'as pisté ?

 - Pauvre misérable ! Tu portes ma marque et je sais toujours où tu te trouves. Pour ton insolence, tu mériterais que j'emporte ton âme sur-le-champ et que je laisse ta carcasse vide aux alligators mais je dois reconnaître que ta musique m'a plu. Oserais-je même dire qu'elle est "divine" ? "

Le démon partit dans un rire gras.

 " Ce à quoi, je me contenterai d'enlever une année à ton contrat. Dans neuf ans, je viendrai réclamer mon dû. Où que tu sois, j'y serai. "

Le tonnerre roula au loin dans le bayou, une tempête approchait. Lointaine mais inexorable. Robert frissonna.

La flamme de la bougie vacilla et la voix de Lucifer s'éleva dans le dos de Robert, moqueuse, flottant dans le vent qui se levait :

 " En attendant, je veillerai sur toi. À bientôt, Robert Johnson."

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire Shephard69100 ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0