Les tubéreuses
La passion d’Iris Miller pour les tubéreuses remontait à sa tendre enfance, époque lointaine, où sa grand-mère, Margery Hays, la prenait sur ses genoux pour la cajoler. Iris jouait avec les perles de la vieille dame et dissimulait son visage dans ses dentelles imprégnées de leur senteur unique. Moments doux et lumineux, enfuis à jamais. Margery Hays comptait parmi les reines du Tout-New York. Iris l’admirait et l’adorait. Elle était à ses yeux l’épitomé de l’élégance, du charme et de la distinction. Ses robes et ses bijoux l’émerveillaient, moins cependant que sa gentillesse et l’amour qu’elle lui prodiguait à profusion. Iris aspirait à lui ressembler, à l’égaler, à être la compagne de ses vieux jours. Hélas, Margery Hays avait été emportée prématurément par la fièvre typhoïde. À son enterrement, Iris avait versé toutes les larmes de son corps. Elle avait huit ans à peine et son enfance était irrémédiablement brisée. Le cercueil de la vieille dame, recouvert de ces fleurs qu’elle affectionnait tant, avait été mis en terre au cimetière de Green-Wood. Iris en était revenue dévastée d’avoir perdu une personne irremplaçable. Sa grand-mère paternelle était morte avant ma naissance, elle n’était pour elle qu’une photographie sévère dans un cadre noir. Son père, Hugh Miller, aimait sincèrement ses enfants, mais son travail dans la finance le retenait loin d’eux. Quant à sa mère, Madeline, elle se désintéressait d’eux, plus préoccupée par ses sorties mondaines et ses achats vestimentaires. Iris passait ses journées dans la nursery, en compagnie de son frère Paul et de Mademoiselle qui leur donnait la classe et leur enseignait le français avec doigté et ténacité.
Madeline, qui était enfant unique, vendit les meubles et la maison de sa mère aussi rapidement que la décence et la loi le permettaient. Elle tenait à effacer la mémoire de cette figure maternelle qu’elle méjugeait et jalousait. Une fois son héritage réalisé, elle mit un point d’honneur à le dépenser jusqu’au dernier cent dans des futilités et des extravagances sans nom. Ce procédé fit jaser la haute société. Madeline n’en eut cure. Elle condescendit à céder à Iris quelques souvenirs, photographies, fanfreluches diverses et surtout, le plus précieux à ses yeux, le flacon de parfum grand-maternel. Chaque fois qu’Iris en ôtait le bouchon se répandait l’odeur des tubéreuses. Mademoiselle, ayant remarqué ce tropisme, prépara à ses élèves une leçon de botanique, leur apprenant l’essentiel sur les Agave polianthes. L’intérêt manifesté par Iris la décida à les emmener au Jardin botanique. Là, Iris retomba en admiration devant la beauté de ces plantes et de leurs gracieuses fleurs blanches, qui lui évoquaient tant sa très chère grand-mère. Dès lors, la botanique occupa une place centrale dans ses études. Mademoiselle encouragea ce penchant, convaincue que cela distrairait Iris de sa peine. Elle lui fournit plusieurs ouvrages de référence, puis prit l’habitude de la conduire chaque semaine à la bibliothèque de la Cinquième Avenue. Iris explora sous sa direction les sections dédiées aux sciences de la nature. Bientôt, les termes lui en devinrent familiers. Elle en sut plus qu’un adulte à ce sujet.
Mademoiselle lui offrit sa première tubéreuse pour ses neuf ans. Elle la confia alors aux bons soins de Stephen, le jardinier. Il apprit à Iris les mille et un secrets de son métier. Elle suivait ses leçons et ses conseils avec autant d’attention et de zèle que ceux de Mademoiselle. Elle passa dès lors l’essentiel de ses moments de loisir à ses côtés, à entretenir fleurs et arbustes. Il lui fit planter de nombreux bulbes de tubéreuses qui fleurirent harmonieusement au printemps. Dans la serre de leur propriété, elle s’exerça avec lui à l’art de la bouture et du rempotage. Elle acquit une expertise remarquable pour une enfant de son âge. Sous ses mains, les végétaux se développaient et croissaient comme par magie. Chacune de ses entreprises était couronnée de succès. La maison fut bientôt envahie de ses productions. Ce n’était plus que pots, compositions et bouquets à profusion. Mademoiselle était aux anges, elle qui voyait éclore les fruits de son enseignement. Paul se plaisait dans cette atmosphère d’Eden. Stephen s’estimait le jardinier le plus privilégié de New York. Hugh Miller, entre deux voyages, deux réunions, deux soirées, complimentait sa fille. Seule Madeline demeurait insensible à son don. Elle ne prêta jamais aucune attention aux plantes, encore moins au jardin, si ce n’est pour en fouler la pelouse lors de ses garden-parties. Ses invités s’extasiaient sur les cascades de fleurs, sur les explosions de couleurs et de senteurs, sur la magnificence de l’ensemble. Elle écartait ces compliments d’un geste dédaigneux de la main et se resservait de champagne. Jamais elle n’émit le moindre commentaire à ce sujet. Elle ne découragea pas sa fille. Simplement, elle l’ignora. La seule contrariété qu’elle manifesta, de manière brève, tel un nuage passant devant la pleine lune, fut quand elle apprit qu’Iris souhaitait s’inscrire à la faculté des sciences de l’université de New York, en section biologie, pour entamer des études de botaniste. Cela ne sembla pas correspondre à l’idée qu’elle se faisait du chic. Elle grimaça et émit un sarcasme sur la faible probabilité qu’elle contracte un mariage intéressant. Puis, Iris et ses études retombèrent dans les abîmes de son indifférence.
Sur ces entrefaites, Hugh Miller mourut. Madeline revêtit les atours de la veuve joyeuse et poursuivit avec frénésie ses fêtes et ses fréquentations de moins en moins recommandables. Mademoiselle quitta la maison une fois Paul entré à son tour à l’université. Elle regagna sa France natale, laissant la sœur et le frère plus orphelins encore. Tous deux vécurent désormais en étrangers avec leur mère. Ils la croisaient de loin en loin. L’avoué de la famille, Reginald Shaw, gérait leur patrimoine avec soin et méticulosité, de sorte qu’ils n’eurent jamais à se préoccuper des contingences matérielles. Iris s’abandonnait corps et âme à l’étude des agavacées. Elle acquit une connaissance si vaste et si fine de cette famille de plantes que ses professeurs lui proposèrent un poste de doctorante. Elle bénéficia d’un accès illimité aux laboratoires de l’université et entama de longues et passionnantes recherches. Ses à-côtés demeuraient concentrés sur les tubéreuses. Elle ambitionnait d’en créer une nouvelle espèce, encore plus robuste, plus parfumée et plus belle, une espèce qu’elle baptiserait du nom de sa grand-mère. Celle-ci gagnerait ainsi sa part d’immortalité. Ses premiers essais se révélèrent infructueux. Les greffes échouèrent, les boutures dépérirent, les tubéreuses attendues moururent, malgré les soins attentifs d’Iris. Elle eut alors l’idée de croiser tubéreuse et muguet, toutes deux appartenant au même ordre des liliales et disposant de caractéristiques communes. Le résultat fut à la hauteur de ses espérances, un résultat magique, merveilleux. La nouvelle tubéreuse ainsi obtenue prit la forme de tiges vigoureuses d’un vert éclatant. Sa croissance s’avéra rapide et elle produisit bientôt des fleurs d’un blanc nacré, plus grandes et belles que ses cousines. Surtout, le parfum qui s’en dégageait était un enchantement à respirer. Sa suavité n’était égalée que par sa subtilité. Par ailleurs, une fois coupées, les fleurs se maintenaient quasi intactes durant deux semaines. Les fleuristes et les parfumeurs s’arracheraient cet hybride incomparable, chaque particulier désirerait en posséder, la fortune lui tendait les bras.
Iris présenta ce Polianthes tuberosa margeriana à Stephen, qui la félicita et l’aida à en accroître les plants. Elle en disposa bientôt d’une vingtaine, prêts à éclore. Ses relations avec sa mère ne s’étant guère réchauffées, elle ne la tint pas informée de sa création. Elle se contenta d'arranger un bouquet dans le salon, où Madeline ne manquerait pas de le voir et de le sentir. Ce fut la première fois que celle-ci témoigna de l’intérêt à sa fille. Le parfum de la tubéreuse l’enchanta au point qu’elle désira en emplir sa chambre. Iris lui expliqua que les plants n’écloraient que dans quelques jours. Madeline insista pour qu’ils soient disposés partout dans la pièce, afin d’être la première à en jouir. Ce caprice décontenança Iris, mais elle y vit l’occasion de se forger un point commun avec sa mère. Avec l’aide de Paul et de Stephen, elle déménagea les tubéreuses en bourgeons, de la serre à la chambre maternelle, les agençant avec harmonie sur la table de chevet, la coiffeuse, l’écritoire et plusieurs sellettes supplémentaires. En retour, Madeline rompit ses habitudes oublieuses et l’interrogea sur ce prodige. Elles passèrent ensemble une agréable soirée, la première d’une série qu’Iris espéra longue. Les tubéreuses fleurirent le lendemain, avec lenteur, suivant le soleil dans sa courbe zénithale. Leur parfum se diffusa dans la pièce jusqu’à la saturer au crépuscule. Madeline se montra particulièrement vive et joyeuse durant le repas et elle partagea avec ses enfants d’autres moments complices, regroupés autour de l’âtre. Elle monta se coucher en leur offrant son baiser le plus sincère depuis leur naissance. Le lendemain matin, un cri épouvantable prévint Iris et Paul d’un drame. Ils se précipitèrent vers la chambre de leur mère. La femme de chambre, Anna, sanglotait sur le pas de la porte. Iris et Paul entrèrent et furent suffoqués par l’odeur des tubéreuses. Paul parvint à ouvrir les fenêtres et l’atmosphère redevint bientôt respirable. Trop tard hélas pour Madeline, qui gisait sur son lit, le visage bleu, asphyxiée par les émanations de la création de sa fille.
Iris vécut la suite des événements dans un état second. Leur médecin de famille, le docteur Barrows, vint aussitôt et ne put que constater le décès de Madeline. La maison fut alors envahie par la police municipale et les employés des pompes funèbres, puis par une longue théorie d’accointances plus ou moins proches aux figures graves. Deux semaines plus tard, Madeline rejoignit sa mère et son mari au cimetière de Green-Wood. L’autopsie pratiquée sur elle, ainsi que les analyses des plants d’Iris démontrèrent qu’en mariant les propriétés du muguet et de la tubéreuse, la jeune fille avait créé une hydre olfactive. La toxicité du premier, combinée à la volatilité de la seconde, produisait des effluves empoisonnés, dangereux pour les humains quand ils y étaient exposés plusieurs heures d’affilée. Iris détruisit les fleurs mortelles, sans effet. L’université lui ferma ses portes. Sa carrière de botaniste s’arrêta là. La richesse et la gloire lui échappèrent. Elle enterra ses rêves et ses espoirs et vécut dans un deuil perpétuel. Quelque temps plus tard, Paul se maria et quitta la maison familiale pour fonder son propre foyer. Iris demeura seule avec ses souvenirs, ses regrets et ses ambitions réduites en cendres. Elle continua à cultiver des tubéreuses, d’inoffensives versions aux teintes ivoire et opale. L’envie lui venait parfois de recréer la mortelle margeriana et d’en aller retrouver sa grand-mère et ses parents. Le courage lui manquait. Elle priait chaque jour pour le trouver.
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