Le 25 janvier 2022, sous le saule.

Il va sérieusement falloir que je touche deux mots à Céline quant à ses fréquentations. Je peux concevoir qu'elle connaisse Tom, après tout, on peut trouver en lui une personne... amicale. Et puis, il a bon fond et je sais de quoi je parle. Jérémie aussi, je devine que sous son air innocent se cache un vrai farceur. Mais alors ce type bodybuildé à la gonflette et aux hormones, c'est impossible. Je ne comprends pas ce qu'elle lui trouve : il est hautain, malpoli et orgueilleux, encore plus que Tom, ce que je ne croyais pas possible juste avant. Clairement, jamais je m'approcherai de lui à plus de cinq pas.

— Bon, maintenant que les présentations sont faites, lancé-je d'une voix brusque pour les faire taire, il faudrait peut-être se pencher sur notre problème : où est Céline ?

— Je pensais qu'elle serait là bien avant qu'on arrive, elle qui est toujours en avance, répond Jérémie d'une voix teintée de légère angoisse.

— C'est sûr qu'elle est pas du genre à être en retard, toujours elle qui finissait en premier, lâche le bodybuildé en carton d'une voix mielleuse.

Trois paires d'yeux se dirigent sur lui.

— Quoi ?

— Jérémie m'a dit qu'il avait trouvé son camée près du Saule, dit Tom sans se préoccuper de l'autre.

— C'est vrai, confirme Jérémie.

Il sort de sa poche le pendentif et nous le présente.

— Je me rappelle de ce truc, souffle le supposé Mike. Elle le portait toujours à son cou et ne l'enlevait jamais, même pour dormir.

— Comment tu sais ça ? demande Jérémie.

Il balaie sa question d'un geste de la main.

— Plus tard, petiot.

— Mais...

— Il a raison, l'interrompis-je. Ne perdons pas de temps. La présence de ce bijou nous indique une chose importante : Céline est venue ici récemment.

L'air semble se raréfier sous mes paroles, comme s'il était devenu plus lourd. Chacun comprend ce que cela implique.

— Séparons-nous pour quadriller la zone, proposé-je. Peut-être trouverons-nous d'autres indices.

— J'ai failli oublier ! s'exclame Jérémie en bondissant sur place. J'ai trouvé des traces d'huile pas loin derrière le Saule.

— De l'huile ? En pleine nature ? Ce n'est pas sa place, souffle Tom surpris.

Je parcours le lieu du regard.

— C'est décidé, Jérémie va me montrer l'endroit où il a vu ça. Pendant ce temps, vous deux, vous irez près des Cascades. On ne sait jamais, peut-être que Céline s'est sentie mal et...

Ils comprennent ce que je veux dire et hochent la tête en silence.

— On se retrouve chez Céline dans une heure. On en profitera pour fouiller son appartement.

Second hochement de tête. Je souris intérieurement : j'ai réussi à virer de mes pieds les deux casse-pieds. S'ils peuvent s'entretuer, ça me va encore mieux.

Je sais que cela va à l’encontre de ma nature de dire ça, mais au fond, je ne le pense pas vraiment. S'ils ont gagné la confiance de Céline, c'est qu'ils le méritent. Enfin, de son point de vue à elle.

Lorsque je relève la tête, Tom me fixe d'un regard perçant et je le soutiens quelques instants. Il n'est pas dupe, je le sais. Ce n'est qu'à charge de revanche, très cher.

— Je peux ? demandé-je à Jérémie en montrant le camée.

Il me le tend et je le fais tourner entre mes doigts. Je ferme les yeux et me concentre pour... Rien. Céline ne s'en est pas séparée par volonté. Il a dû tomber ou se décrocher mais je ne sais pas dans quelle circonstance ni pourquoi.

— Emmenez-le, dis-je en le tendant à Tom. Il est précieux et on ne doit pas le perdre.

Tom s'en saisit et pendant un court instant, nos doigts se frôlent. Une vague de chaleur m'inonde et je sens les battements de mon cœur se calmer. Je ne me suis pas rendu compte à quel point j'étais nerveux. Je remercie silencieusement Tom qui me sourit en retour.

— Allons-y.

Nous nous séparons en deux groupes et je demande à Jérémie de me guider. Il le fait volontiers sans cesser de bavarder de choses inutiles. Je sens que la journée va être longue, très longue. Mais au moins, je n'ai pas à me taper les deux autres. Bon, même si, techniquement, c'est déjà le cas pour un. Jérémie arrête son flot ininterrompu de paroles et se tait. Juste un instant.

— Dis, tu as déjà rencontré Tom avant ?

Sa question sonne plus qu'une affirmation.

— Quelle perspicacité, raillé-je.

Ses yeux sont toujours posés sur moi tandis que nous marchons. Il est têtu, mais étonnement, ça me plaît. Il me ressemble d'un côté, je suppose qu'il ferait tout pour connaître la vérité.

— Oui, soupiré-je, à mon plus grand désespoir. On a eu un passé... Mais si tu veux le savoir, tu devras lui demander. Hors de question que je reparle de ça !

Il paraît s'en satisfaire, ses yeux brillent de curiosité. À toi de le gérer, Tom !

— C'est ici, s'arrête-t-il soudain en désignant le sol devant nous.

Une traînée flasque se dessine sur le chemin de terre. Je m'accroupis pour mieux voir et trempe mon doigt dans la mixture étrange pour le porter à mon nez.

— C'est bel et bien de l'huile. Je ne saurais dire ce que c'est exactement mais ça a la même odeur.

— C'est de l'huile de moteur. Un véhicule est venu jusqu'ici.

Je lui lance un regard perplexe. Comment sait-il ça ?

— Tu sais le modèle ?

Il fait la moue.

— Je n'y connais rien au voiture. Je dirais un gros 4X4, voire une Jeep, noire mat et grosse. Le type de caisses qu'on voit dans les films d'actions avec la mafia et tout.

Mouais, ça ne nous aide pas vraiment.

— On peut voir que l'herbe a été écrasée ici et là. Et regarde, il y a même une empreinte de pas, ici, ajoute-il. Et au vu des traces, ça ne ressemble pas aux pieds de Céline.

J'arrache les mauvaises herbes pour découvrir une marque dans la terre. Il a du flair, ce renard.

— Bien joué... murmuré-je. Ça va grandement nous aider.

— Et comment ?

Je lui fais signe d'approcher, ce qu'il fait en hésitant.

— Je vais te faire voir ce que je suis capable de faire...

Je pose la main à plat sur l'empreinte de pas et ferme les yeux. Aussitôt, des flashes inondent mon cerveau et celui de Jérémie. Chuchotements, bruit de pas, exclamation de voix, plusieurs hommes, cri, sillons dans la terre, huile.

— C'était quoi ça ? s'écrie Jérémie en tombant à la renverse.

— Les derniers moments de liberté de Céline.

Je me relève et me tourne vers lui.

— Elle a été enlevée. On l'a traînée jusque dans la voiture et on a démarré en trombe en direction de la seconde entrée, celle qui passe derrière les Cascades. Et quelque chose me dit que ça dépasse les simples représailles. L'empreinte du Mal se trouvait dans les visions.

Je l'aide à se relever.

— Viens, il faut rejoindre les autres. Et vite.

Le 25 janvier 2022 16h24 à l'appartement de Céline.

— Toi aussi, tu as la clé ? demandé-je à Jérémie surpris.

Il me regarde, étonné.

— Bah oui. Elle me l'avait donné peu après que nous nous sommes rencontrés.

Décidément, Céline a des secrets et ressemble de moins en moins à la femme que je connaissais.

Nous entrons dans le petit appartement familier. Je suis déjà venu ici quelques fois lorsque j'avais besoin de trouver une oreille attentive. Je ne compte plus les heures passées assis sur ce fauteuil, une tasse de thé au citron entre les mains, à me plaindre de la vie mais surtout des humains. Vivre parmi tous ces êtres égoïstes, retors et sans âme est épuisant. Toujours devoir être sur ses gardes, ne pas croire à leurs paroles insipides qui ne sont que poussières dans le vent. Avec Céline, j'avais trouvé un répit dans ce monde perdu, un lieu où je pouvais enfin être en paix. Son âme était – est – pure et jamais elle ne dit ou fait quelque chose qu'elle ne pense pas être juste.

Le temps s'est comme arrêté dans l'appartement : des journaux sont ouverts sur la table du salon, un plaid est posé pêle-mêle sur le canapé, la porte de la salle de bains est restée ouverte et, dans la cuisine, de la vaisselle propre s'entasse sur l'évier, déjà sèche depuis longtemps. Sur le mur opposé du séjour, une grande bibliothèque trône fièrement, où s'entassent des centaines d'ouvrages en tout genre, tous méticuleusement triés par ordre alphabétique et par thème. Céline pouvait passer des heures à ranger ses livres.

Il faut à tout prix la retrouver.