Le 25 janvier 2022 17h00 dans le métro.

Le métro sort du tunnel en ralentissant avant de s’arrêter quelques secondes sur le quai. Mike me fait signe qu’il préfère continuer encore quelques stations, pour plus de prudence. Assis sur mon strapontin, je hoche de la tête, incapable d’en faire plus. Mon cœur continue de battre à toute vitesse, j’ai encore du mal à reprendre mon souffle. Ce n’est pas tous les jours que je manque de me noyer et d’échapper à deux Men in black. La voiture est bondée, j’étouffe. Une petite fille agrippée au pantalon de son père me regarde avec étonnement. J’en aurais presque oublié que je porte ce maudit t-shirt de pouf "Fuck Me I'm A Slutty Whore" et cette jupette rose ridicule. Mais, au moins, je suis presque au sec. Mike ne cesse de jouer avec le pendentif de Céline en me jetant un coup d'œil en biais. Vas-y marre toi, idiot ! Il remue imperceptiblement ses fesses sur son siège. Son slip doit toujours lui rentrer dans le cul. J’esquisse un sourire, pourtant, je n’ai plus envie de rire. Non. Et dire qu’il y a encore deux jours, j’étais tranquillement affalé sur mon canapé, plongé dans le livre que Céline m’a offert quelques jours plus tôt pour mon anniversaire, Voyage intérieur, au cœur de l’être. Même si ses dons de télépathie doivent lui rendre bien des services, je sais qu’elle l’a choisi avec son cœur. Il ne peut en être autrement. Je l’ai tout de suite ressenti le premier jour où nous nous sommes rencontrés, il y a deux ans déjà.

C’était au centre de documentation du pôle recherches et développement des Nations Réunies, où je travaille. Cette journée reste marquée à jamais dans mon esprit, tant notre rencontre m’a profondément ému.

C’est un après-midi de mars. Très professionnelle, dans son tailleur rose, elle attend, à l’entrée du centre, dans le sas de sécurité, que le vigile vérifie sa carte d'accréditation, avant de franchir la porte. Elle pose délicatement ses yeux sur moi et me demande si j'ai pu réunir les nombreux livres que mon amie russe, Barbara, m’a envoyé par mail la veille avec une liste en pièce jointe, en s’excusant du court délai imposé. J’ai tout de suite perçu dans les mots de la journaliste, accompagnant sa requête, son embarras. Elle n’a visiblement pas l’habitude de procéder ainsi. Afin de la mettre à l’aise, je la rassure en lui promettant que c’est un plaisir pour moi de lui rendre service. Je me retiens d’ajouter que ce n’est pas tous les jours que j’ai l’honneur de rencontrer une journaliste de son niveau. Je préfère évoquer la gentillesse de notre amie commune, Barbara Kozlowski, de nous avoir mis en relation.

Je me revois me retenir de lui demander sur quelle affaire elle travaille en ce moment, même si la documentation m’en donne déjà une idée. Les livres et autres articles que j’ai pu sortir des archives, ne sont pas autorisés à être consultés, car classés confidentiels. Sans l’intervention de Barbara, elle n’y aurait pas eu accès. Et ça, Céline le sait très bien. Elle mesure aussi le risque qu’elle me fait prendre. Pourtant en la menant dans la salle d’étude où j’ai prévu de l’installer, je sais déjà que je n’ai aucun regret à avoir transgressé les règles. La cause que défend cette journaliste est aussi la mienne.

Je la place donc dans une pièce au calme, en lui précisant qu’elle a tout le temps qu’elle souhaite et que je suis à sa disposition. Au vu des deux imposantes piles qui l’attendent, elle émets un doute quant à sa capacité de travail en une demi-journée. J’ose lui proposer mon aide. Elle sourit en me rapportant les paroles de Barbara à mon égard : Tom Ripley est discret et efficace, je me porte garant de lui, allez-y en toute confiance. Mais Céline sait aussi qu’elle ne pourra plus jamais revenir ici, que c’est une chance unique à saisir. Je ne peut m’empêcher d’esquisser un sourire lorsque ses dernières hésitations tombent.

C’est à ce moment-là, dans le regard que nous avons échangé, que tout s’est joué. Un pacte scellé entre nous. Cette nuit-là, elle m’a ouvert son cœur, et m’a partagé son profond désir de faire éclater la vérité, sans céder à la peur des grands de ce monde. A mon tour, je m’engouffre totalement dans ses recherches. Dans le plus grand secret, une confiance évidente entre nous s'instaure. Nous parcourons des milliers de lignes, échangeons à bâtons rompus, sur les sujets brûlants de l’actualité, jurons contre l'injustice, frémissons de découvrir l’horreur, et rions. Oui, nous avons ri de choses bêtes et futiles pour décompresser, devant l’absurdité du monde, devant ce que nous venions de comprendre de la bêtise, la violence et la malhonnêteté de l’être humain. Cela a abouti quelques semaines plus tard à la publication d’un article de Céline, qui en a fait trembler plus d’un. Cet article a confirmé le rôle de lanceur d’alerte qu’elle joue sur le plan international.
— Hé, Tom, t’es dans la lune ou quoi ? Magne ton cul, c’est ici que l’on descend !
J’emboîte le pas à Mike qui vérifie une dernière fois que nous ne sommes pas suivis.

Soudain, mon portable vibre indiquant un appel entrant. Je le sors de ma poche. Je me demande encore par quel miracle il fonctionne toujours. J’ai bien fait de suivre les conseils de Cindy. Elle bosse dans l’informatique. C’est elle qui m’a conseillé d’acheter ce qui se fait de mieux en ce moment sur le marché. Il faudra que je la remercie pour ça aussi. L’envie de lui rendre visite me traverse l’esprit. Après tout ce qui s’est passé, un petit moment de détente à ses côtés ne me ferait pas de mal.
— Qu’est-ce qu’il y a, Tom, tu ne réponds pas ?
Si un jour, on m’avait dit que ce prénom s’afficherait de nouveau sur l’écran de mon portable !
— Heu, si, bien sûr…
— Bah, vas-y décroche, qu’est-ce que tu attends ?
Comme un idiot, je m’exécute, mes joues rougissent.
— Allô, Alexis ?

Je tourne le dos à Mike, en m'éloignant de lui, comme un adolescent qui ne veut pas que l’on entende sa conversation intime. En quelques secondes, je retrouve les sensations si grisantes lorsque nous étions au téléphone, à parler de tout et de rien, avec juste le plaisir d’entendre sa voix. Sauf que maintenant, elle est loin d’être aussi douce et sexy, mais assez tranchante, malgré une pointe de détresse. Je réalise en raccrochant, moins d’une minute plus tard, qu’Alexis a conservé mon numéro. Je souris bêtement et me met à bander. T’es grave Tom, ce n’est pas le moment !
— Heu… Il est avec Jérémie, ils nous attendent. Je l’ai senti très… Bizarre.
— Quand je te vois, je me dis que ce n’est pas le seul à l’être, me répond Mike qui sourit en baissant ses yeux vers mon entrejambe. La grosse grillade, Tom ! Quel imbécile tu fais !


Le 25 janvier 2022 18h06 en chemin pour l'appartement de Céline.


Le trajet qui nous mène jusque chez Céline se fait sans un mot de ma part. Ce qui n’est pas le cas de Mike, qui a bien décidé de profiter de la situation.
— Alors, si je comprends bien, toi et Alexis, crac crac boom boom, c’est ça ? Tu t’es aussi tapé Jérémie ?
— Ah, ah, ah, très drôle, Musclor !
— Laisse-moi réfléchir… Jérémie, finalement, je ne crois pas, par contre, Alexis, vu comment tu rougis, c’est clair que vous avez baisé… Mais attends deux secondes… Mon petit doigt me dit que ça doit remonter à un petit moment déjà. Il t’en veut ou alors il se protège. Sinon tout à l’heure, il ne se serait pas amusé à me refourguer dans tes pattes en direction des cascades…

— Tu peux pas la fermer, deux secondes ?
— Ah, ah, ah, tu verrais ta gueule ! Encore un point de gagné pour bibi ! Dis-moi tout, Alexis, c’est un bon coup ? Il est plutôt du genre à passer devant ou derrière ? Il fait les filles aussi ?
— Ferme là, sinon, je te jure que…
— Ro la la, mais c’est qu’il mordrait. Bon, allez promis, j’arrête de t’embêter. J’ai juste envie de dire des conneries, parce que moi, aussi, j’ai besoin de relâcher la pression.
Nous arrivons sur le palier de l’appartement de Céline. Jérémie nous ouvre la porte et nous regarde en écarquillant les yeux.
— Alexis, viens voir ! Bah, qu’est-ce qu'est arrivé à ton t-shirt ? Et cette jupe de pouffe ? Un peu trop skinny, non ?
Alexis apparaît derrière lui.
— Jérémie, je crois que notre ami essaye de faire passer un message ô combien subliminal. Mais rassurons-nous, malgré ses talents de persuasion, Mike n’a pas posé pour ses beaux yeux, en boxer, devant les cascades.

Jérémie pouffe, tandis qu’Alexis m’offre son éternel sourire de vainqueur. Je les fusille du regard.
— Désolé, c’est nerveux, tente Jérémie, pour se rattraper.
— Non, effectivement, je n’ai pas eu ce plaisir, mais seulement du bouche à bouche. Il a préféré me sauver la vie, dis-je avec le plus grand sérieux.
Voilà Alexis mouché. Son sourire disparaît, et j’ai envie de croire que, pendant quelques secondes, il a réalisé qu’il avait failli me perdre.
— Allez, assez perdu de temps, allons au salon, nous dit Mike, d’un ton sans appel.

Nous obtempérons en nous asseyant autour de la table. Jérémie et Alexis nous font part de leurs découvertes. Nous prenons le temps de lire la lettre que Céline a adressée à Alexis, ainsi que les lettres de menaces.
— Oh putain de putain de putain…commente Mike.
— Vous vous êtes refilé le mot avec Jérémie ou quoi, c’est pas possible, s’exclame Alexis.
Mike se reprend en informant nos compagnons de ce que nous avons vu dans la grotte.
Un silence s’installe pendant de longues minutes, nous laissant le temps de réaliser dans quel pétrin nous sommes. Je décide de reprendre la parole.
— Une chose est certaine, connaissant Céline, si nous sommes réunis tous les quatre ici, ce n’est pas par hasard. Elle a confiance en nous. Et je sais, même si nous ne nous connaissons pas tous, que nous honorons sa confiance, quoi qu’il en coûte.
Chacun hoche la tête en signe d’assentiment.
— L’occasion nous est donnée d'apprendre à se connaître. Céline a su déceler en nous nos différentes habiletés. Je vous propose que chacun d’entre nous explique aux autres ses facultés, afin que nous saisissons l’étendue de l’aide que nous pourrons apporter à notre amie. Qui veut commencer ?

Jérémie lance aux autres un regard légèrement inquiet, ou du moins embarrassé par l’attention portée sur lui. Le mien, parfaitement neutre, semble le rassurer.
— Bon, l’histoire, c’est que depuis toujours, je pense, j’ai eu des… flashes, on va dire, je vois des… moments de la vie des gens. Ce n’était pas toujours très net, mais quand j’ai rencontré Céline, elle m’a touché la main et j’ai eu l’image vraiment très nette d’un truc qui lui est arrivé, petite. Bizarrement, après ça, les visions sont devenues plus précises, comme si elle m’avait fait passer un niveau. C’est un peu ce qui s’est passé à la cascade avec la tache d’huile de moteur, et on dirait que le pouvoir de Tom… catalyse le mien, si on peut l’appeler ainsi. Après, c’est souvent involontaire, et parfois gênant…
— Gênant pourquoi, a demandé Alexis, facétieux.
— Ce sont parfois des moments assez intimes, où certains tombent leur carapace de froideur et d’indifférence pour s’abandonner… par exemple, a murmuré le renard, les yeux vrillés dans ceux du garçon.
— Hmmm… grogne ce dernier. Sinon ?
— Je ne sais pas si c’est lié, je suis parfois arrivé à jeter des sorts de persuasion, s’il faut leur donner un nom, pour inciter quelqu’un à faire quelque chose, mais j'ai rarement osé l'utiliser, et juste pour des trucs qui me semblaient importants, genre arrêter une bagarre, ou inciter une copine à adresser la parole à son crush… a-t-il glissé.
— Du coup, le mec qui pousse dans ton petit cul, tu lui as jeté un de ces sorts de… persuasion, à lui aussi ? lui demande Mike. Ben quoi, ne me regardez pas comme ça, c’est une question légitime.
— Mais quel boulet, ce mec ! siffle Alexis, qui enchaîne en nous exposant ce qu’il peut apporter :
— J'utilise mon... pouvoir ou capacité, appelez-là comme vous le voulez, de deux façons différentes : la première est celle que j'utilise le plus souvent, Tom et Jérémie en ont déjà été témoin. Je m'immisce dans l'inconscient des personnes et je leur fait voir ce que je souhaite. Je paralyse leur conscience et contrôle leurs cinq sens. Ainsi, je peux créer une image mentale, comme une réalité parallèle, et ils ont totalement l'impression que ce qu'ils voient, touchent, sentent ou entendent est la réalité à l'instant t. Ainsi, ils deviennent totalement vulnérables à ce qui se jouent autour d'eux. Ma seconde capacité, bien qu'étroitement liée à la première en réalité, me permet de revoir les derniers souvenirs qui sont rattachés à un objet seulement en le touchant. Mais pour que ça fonctionne, il faut que cet objet soit précieux aux yeux de son propriétaire et qu'il ait une signification importante. En touchant le camée de Céline, j'ai revu la dernière scène de liberté de notre amie. Ensuite, il m'a suffit de toucher l'esprit de Jérémie pour lui transmettre à son tour la scène, en simultané ou non.

Cette fois-ci, je l’écoute pleinement. Aucune pensée maladroite ou inconvenante à son égard traverse mon esprit. Je mesure combien il a changé par certains aspects. Je décide de prendre sa suite.

— Comme vous avez pu vous en apercevoir, je ressens les énergies autour de moi de manière décuplée et peut en faire profiter quelqu’un en lui prenant la main, dis-je en regardant Mike. Elles me conduisent à développer mon sixième sens, celui de l’intuition si vous préférez. Ce qui me permet d’anticiper certaines situations. Mais attention, je ne suis pas devin ! En pratiquant la méditation et différentes techniques énergétiques ancestrales, j’ai pu développer une bulle de Wei Qi, véritable bouclier protecteur. De plus, comme vous l’aurez compris, dis-je en regardant Jérémie et Mike, nous nous connaissons déjà avec Alexis. Il sait l'étendue de mon pouvoir et Mike en a eu un bref aperçu tout à l’heure.

— C’était incroyable, un truc de dingue ! ne peut-il s’empêcher de confirmer. Si je puis me permettre Tom, à mon tour de vous expliquer de quoi je suis capable.