Chapitre 20 : Le Lotus Bleu (Tom Ripley)

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Le 26 janvier 2022 4 heures du matin dans une ruelle du quartier chinois de la ville.

La petite ruelle sombre et nauséabonde dans laquelle nous marchons est digne d’un des meilleures coupe-gorge de film d’horreur. Nous évitons tant bien que mal les nombreux détritus et flaques d’eau douteuse. À quelques mètres de nous, une fumée blanche s’échappe d’une plaque d'égout. Un peu plus loin, je reconnais le vieux lampion rouge en verre sur lequel est dessiné un magnifique dragon noir.

— Nous sommes arrivés !

Une porte en bois usée nous fait face.

— Tom, il est bientôt quatre heures du matin dans un quartier qui craint un max et je suis complètement gelé. Dis-moi ce qu’on fout ici ! C’est quoi, le Lotus Bleu ? Je te préviens, je me casse illico si tu me dis que c’est une fumerie d’opium !

— Heu… Bah en fait, si.

— Te fous pas de ma gueule ! On n’est pas dans une bédé de Tintin, bordel ! On vient rencontrer ton ami Tchang ou c’te fou de Didi qui veut couper la tête de tout le monde ? Ah, mais oui, j’ai compris. On est venu chercher plusieurs doses du fameux poison qui rend fou. C’est ça ? dit-il en prenant la voix caricaturale d’un vieux chinois.

Je le vois écarquiller les yeux.

— Il est sérieux en plus ! Je croyais que c’était interdit ce genre d’établissement !

— Effectivement. Rassures-toi, ce n’est ni pour fumer ni pour jouer les apprentis infirmiers que nous sommes venus. Je te conseille de la mettre en veilleuse et de me laisser parler. On n’a pas à faire à des rigolos. Le moindre écart de notre part, et nous ressortons d’ici les deux pieds par devant. Compris ?

J’ai dû l'impressionner car Mike obtempère sans moufter. Nous sommes interrompus par le glissement d’une petite fente dans la porte d’entrée, à la hauteur des yeux.

— Le mot de passe, je vous prie, nous lance durement deux petits yeux suspicieux que nous voyons apparaître.

— Mit-su-hi-ra-to..

— C’est une blague, j’espère, me chuchote Mike qui secoue la tête, dépité.

Un petit déclic se fait entendre et la porte s’ouvre. Un jeune homme asiatique, habillé dans un vêtement traditionnel, les mains glissées dans les manches, nous prie d’avancer en nous indiquant du menton le long couloir devant nous. Celui-ci est éclairé par de faibles appliques murales en forme de bougie. L’ambiance feutrée et tamisée des lieux invite au silence. Nous dépassons deux grandes portes vitrées fumées, devant lesquelles nous ralentissons. À travers celles-ci, des silhouettes de personnes que nous imaginons allongées. Une forte odeur s’en échappe et nous prend aussitôt à la gorge. Mike me regarde, les yeux apeurés.

— Putain, c’est pas du shit, ça ! Partons d’ici, me murmure-t-il à l’oreille.

Je fais comme si je ne l’avais pas entendu. Nous finissons par nous arrêter devant un lourd rideau rouge. Le jeune homme le fait glisser pour nous laisser passer. Deux portes massives s’ouvrent sur une large pièce tapissée de bibliothèques remplies de livres, dont certains sont très anciens. Le sol est recouvert de tapis orientaux. Au centre de la pièce, un imposant bureau laqué noir, derrière lequel est assis confortablement un vieil homme de petite taille, à la longue barbe blanche.

Il nous regarde sans rien dire. La porte derrière nous se referme sans bruit. Je sens la tension palpable chez mon compagnon qui ne doit pas en mener pas large. Ça m’avait fait la même chose la première fois que j’ai mis les pieds ici. Le vieil homme finit par se lever lentement, en resserrant l’attache de sa robe de chambre en soie. Il lisse sa barbe avant de s’avancer. Il se penche vers moi pour me saluer. Je fais de même en signe de respect.

— Bienvenue à toi, mon cher Tom. Je vois que tu es venu avec un ami.

Mike se penche un peu trop en avant, avant de revenir, tel un ressort, droit comme un i. Je pouffe. Il se retient de m’injurier, bien embêté de savoir quelle attitude adopter.

— Oui, Maître Ly. Je te présente Mike.

Mon vénérable et cher ami chinois regarde mon acolyte dont le visage commence à rougir. Il lui prend les deux mains qu’il conserve dans les siennes, en fermant les yeux. Ceux de Mike restent grands ouverts. Il n’ose plus bouger d’un millimètre.

— Détendez-vous monsieur Mike, je ne suis pas ici pour vous couper la tête ! ne peut s’empêcher de sourire à son tour Maître Ly en rouvrant les yeux.

Les épaules de Mike s’affaissent d’un coup. Il retrouve aussitôt un peu de couleur.

— Que me vaut l’honneur de votre visite ? Tom, ce n’est pas dans tes habitudes de m’envoyer un texto à cette heure-ci de la nuit.

— Non, effectivement. Alors, voilà, j’aurais besoin de cent grammes de thé vert de Chine, première récolte et cent grammes de thé noir suprême.

Maître Ly esquisse un sourire en direction de Mike, qui doit bien trouver ma requête incongrue. Et pourtant…

— Ah… Je vois. Suprême, tu es bien sûr ? Il doit m’en rester encore un petit peu. Ce n’est pas la peine que je te rappelle la durée d’infusion, n’est-ce pas ?

— Non, je vous remercie. J’y veillerais scrupuleusement.

— Très bien, je vais te chercher ça.

Maître Ly se dirige alors vers le côté. Il effleure du doigt la tranche d’un livre. Aussitôt, une petite porte incrustée dans la bibliothèque s’ouvre d'elle-même dans un petit bruit grincement.

— Ah, j’oubliais, Maître Ly, auriez-vous la bonté de me rapporter ce que je vous ai confié s’il vous plaît ?

Il suspend son pas et se retourne. Ses yeux s’assombrissent d’un seul coup.

— Tu prévois de revenir quand ?

— Je ne sais pas. Mais, ne vous inquiétez pas. Comme vous avez pu le constater, Mike a le cœur pur. Il saura me protéger si je n’y arrive pas moi-même.

Ma voix peu assurée a dû me trahir. Les yeux de mon maître se plissent doucement. Il se force malgré tout à sourire, avant de disparaître.

— Tu m’expliques, Tom ? Tu trouves ça normal d’acheter du thé à quatre heures du mat ?

— Oui, tout à fait. Ça te pose un problème ? S'il y a une chose dont je ne peux pas me passer le matin, c’est bien de thé ! Hors de question de boire un Lipton en sachet. Et comme je ne peux pas retourner dans mon appartement, je me suis dit que le plus simple était de…

— Non, mais j’hallucine ! Tu continues à me faire marcher, hein ?

— Bon , c’est vrai, j’avoue qu’ils en font toujours un peu trop dans le cérémonial, surtout quand tu ne connais pas. T’aurais vu ta gueule quand Maître Ly t’a dit qu’il n’allait pas te couper la tête.

— Aaaah, ça te fais rire en plus ! Il vend de la confiture et de la brioche aussi ? Non parce que tant qu’à faire, faisons nous plaisir !

— Mike, le prends pas mal, tout va bien, relax.

— Relax ? Tu sais quoi, mon petit Tom ? Je commence sérieusement à en avoir marre de tes conneries. On sort d’ici et on retourne voir les deux zozos. On change d’équipe, point barre.

— Ne dis pas de bêtises, je suis si bien avec toi ! Et puis, j’ai besoin d’un garde du corps.

— Tu veux pas que je te taille une pipe aussi pendant qu’on y est ? Putain, je suis fatigué et j’en vraiment assez d’entendre des âneries pareilles ! Dis moi, ils font peut-être chambre d’hôte, avec un supplément sauna et massage, qui sait ? Parce que j’ai une envie furieuse de me détendre, là, tout de suite. J’en ai assez que tu me prennes pour un con.

— Je ne te prends pas pour un con, d’abord. Tu ne te rends pas compte où nous sommes. Maître Ly est un grand sage, reconnu internationalement. C’est lui qui m’a enseigné tout ce que je sais. C’est une personne pour laquelle j’ai un très grand et profond respect. Sans lui, je ne serais pas l’homme que je suis… Et sûrement plus de ce monde à l’heure qui l’est. Ce n’est finalement pas un hasard que tu puisses le rencontrer. Il te protégera.

— Comment ça, me protéger ?

— Comme toi, ça serait trop long à t’expliquer.

— C’est trop facile, ça. C’est un coup bas. Je…

— Chuut, moins fort !

Nous arrêtons là notre joute verbale, car Maître Ly est de retour avec mon sac à dos en cuir.

— Voilà ce que tu m’as demandé Tom. Tout y est. J’ai mis le thé à l’intérieur.

— Je vous remercie infiniment.

— Il n’y a pas de quoi… Si tu as tout ce qui te faut, c’est le principal.

— Heu… A ce propos, si je peux me permettre, malgré l’heure plus que tardive. Resterait-il par hasard une chambre de disponible ?

Mon maître prend le temps de me regarder calmement ainsi que Mike qui semble alors soudainement touché par sa tranquillité.

— Il reste toujours un espace de refuge pour mes amis. Voici la clé, nous répond-t-il en sortant de sa poche une lourde clé en bronze.

— Je ne saurais comment vous remercier, cher Maître.

— En prenant soin de toi, Petit Cheval Fougueux.

Nous nous sourions.

Le 26 janvier 2022 4h30 dans une chambre du Lotus Bleu.

La lampe de chevet près de moi vient éclairer nos visages fatigués. La douche que nous avons prise à tour de rôle nous a fait le plus grand bien. Nous voici à présent, tous les deux, partageant le même lit, bercés par le silence de la pièce dont je ressens la douce et réconfortante énergie. Mike semble, tout comme moi, apaisé, délaissant peu à peu le stress de cette incroyable journée.

— Ça aurait été dommage de dormir par terre et de ne pas profiter du confort d’un lit, tu ne crois pas ?

— On dirait pas comme ça, mais c’est la grande classe ici ! Bien joué Tom, tu t’es bien rattrapé. Pendant que tu prenais ta douche, il y a le mec que l’on a vu à l’entrée tout à l’heure qui est venu frapper à la porte. Il nous a demandé si nous avions besoin d’une nouvelle tenue pour demain et si nous restions pour le petit déjeuner. J’ai dit oui, j’ai bien fait ?

— Oui, tu as bien fait. Il s’agit de reprendre des forces.

— Ouais, tu as raison. Bon, par contre, je te préviens, t’as pas intérêt à me toucher ou à faire semblant de t'être endormi contre moi. J’ai le sommeil léger tu sais. Je saurais tout de suite si tu t’avises de me sauter dessus, c’est compris ?

J’ai encore la force de sourire.

— T’inquiètes, je suis trop fatigué pour tenter quoi que ce soit avec toi.

Mike me regarde suspicieux.

— Bon, bah, qu’est-ce que tu attends pour éteindre ?

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