Chapitre 32 : Les montagnes de Wutang 2/4 (Attrape rêve et Tom Ripley)
24 décembre 2020, Montagnes du Wutang, Chine.
*Tom*
Lorsque je me réveille, je m’aperçois que je suis seul dans ma chambre. Le jour s’est déjà levé. En témoigne le soleil qui s’infiltre à travers les lourds rideaux. J’avais oublié les bienfaits d’un sommeil réparateur. Un sourire s’esquisse sur mes lèvres. Je m’étire lentement. Je prends le temps de me lever et manque d’écraser une enveloppe dorée devant mes pieds. Je la retourne. Aucune inscription. Je présume qu’elle m’est destinée. Je la décachette sans hésitations. Une petite feuille s’en échappe. Je découvre les mots écrits à l’encre :
‘Les ruminations nous enferment dans la nuit’
Mes mains se mettent à trembler. Mon ventre se tord. Sans que je ne puisse les contrôler, des larmes glissent à nouveau sur mes joues. La douleur libératrice est intense. Je sens mes épaules se relâcher. Décidément, je suis à fleur de peau. J’ai à peine fait coulisser la porte d’entrée que Céline apparaît devant moi. Ses yeux rouges indiquent qu’elle a dû pleurer elle aussi. Surpris de nos têtes respectives, nous avons un petit fou rire, avant de nous tomber dans les bras.
– Maître Ly nous avait prévenu, non ? me dit Céline.
Nous restons un long moment l’un contre l’autre.
– Et ça ne fait que commencer ! ajouté-je, à la fois fébrile et confiant.
*Céline*
Nous avançons lentement dans les couloirs éclairés par de petites embrasures dans les murs et les chandeliers déposés au sol guident nos pas. Je ne peux m’empêcher de passer mes doigts le long de la paroi, mon regard scrute le moindre espace de lumière qui m’annonce que le soleil se lève. Des odeurs d’encens nous accompagnent, nous déambulons tels des funambules un pas après l’autre sans faire de bruit, contrôlant notre souffle. Tom place une main sur mon épaule, pour me rassurer. Il n’a pas besoin de me parler, je sais qu’il m’accompagnera et ne me laissera pas tomber. À chaque étape, nous devons faire une pause, notre évolution intérieure est lente, elle s’oppose à l’objectif, aux résultats, à la rapidité et la compétition. Il nous faut d’abord vivre le moment présent. Nous nous réjouissons pas à chaque palier que nous franchissons, nous progressons et écoutons ce que notre corps nous crie en silence.
Nous découvrons au fil de chaque mètre parcouru que Maître Kumeï s’emploie à réédifier ce qui a été détruit. Il cherche par le détail à adapter le temple et ses activités à l’époque actuelle, pour rester en prise avec la société de son temps. Ici la vitesse avec laquelle les choses se font est déroutante. Ce qui pour certains semblerait ennuyeux est pour nous un pur moment de bonheur que nous pouvons partager ensemble. Nous nous présentons dans une nouvelle salle dans laquelle nous découvrons le Maître et ses disciples qui ont entamé une séance de Qi Gong. Sentant notre présence, le groupe s’arrête afin que nous puissions nous joindre à eux. Une petite voix intérieure nous dit d’avancer, d’un autre côté j’hésite à venir m’imposer, gênée d’avoir pu déranger cette pratique ancestrale. Je sens la main de Tom se glisser dans la mienne et m’attirer dans la pièce.
– Quand un problème survient, la solution vient avec, me dit-il modestement.
*Tom*
Nous prenons place parmi les disciples et suivons, par mimétisme le Maître qui reprend ses mouvements d’une lenteur naturelle. Les premières minutes sont déroutantes, entre l’envie de bien les réaliser, et celle de caler ma respiration dessus. Les douleurs physiques surviennent rapidement dans mes épaules et mes genoux. Je sais que la clé est le lâcher prise, comme me l’a souvent répété Maître Ly. Je tente d’apaiser mon esprit et me laisser guider par la grâce des autres participants. L’énergie circule entre nous, le groupe est incroyablement porteur. Le plaisir de la pratique s’installe progressivement. Je ressens bientôt un bien-être nouveau, comme si mon corps l’avait oublié et enfin retrouvé. Mes muscles noués se détendent, gagnent en souplesse. Le temps s’écoule, se dilue.
Maître Kumeï termine la séance les deux mains posées au-dessous du nombril. Yeux fermés, notre respiration abdominale calme définitivement notre esprit. Le silence est d’or.
*
Nous regagnons tranquillement la salle commune où nous est servi un thé vert fumant. Nous nous asseyons en lotus sur un coussin et dégustons chaque gorgée. Je n’ai jamais bu un thé aussi bon de ma vie. Sa délicatesse revitalise mes sens. Aucun disciple ne ressent le besoin d’émettre la moindre parole. Nous nous regardons avec Céline. Son visage apaisé est la plus belle des récompenses. Je ne sais pas combien de temps s’est écoulé. Peu importe. Mon esprit s’échappe un instant. Je me revois quelques jours auparavant, en pleurant sur mon canapé. Pourtant, je ne ressens plus la même douleur. Elle s’est mue en un sentiment différent que je n’ai jamais connu. Elle n’a pas disparu, mais elle ne prend plus toute la place dans mon cœur. Je suis soudainement confiant dans ma capacité à faire ce pas de côté pour voir et penser le monde différemment. Cela fait à peine vingt quatre heures que nous sommes arrivés et j’ai déjà l’impression d’avoir fait un pas de géant. L’énergie du temple décuple de façon vertigineuse mes perceptions et mes ressentis.
*
La neige tombe doucement dans la cour du temple. Malgré le froid, nous avons décidé de sortir en cette fin d’après-midi. Nous sommes assis sur un banc de pierre. J’ai une folle envie de partager mes émotions avec mon amie et d’un autre côté, c’est comme si le silence était le seul et unique moyen de communication entre nous.
*Céline*
Les flocons se déposent en douceur sur le manteau immaculé, effaçant peu à peu les traces de notre passage. Je lève les yeux au ciel, hypnotisée par les tourbillons que le ciel laisse échapper. Je tends ma main et apprécie d’accueillir les petits perles fines, étoiles d’espoir, qui font briller des étincelles dans mon cœur. Emmitouflée dans ma capeline, mon écharpe en laine couvre mon nez, j’apprécie la magie du lieu. Une bourrasque emporte ma capuche faisant ressurgir des images de mon passé que je ne peux abandonner. Je frissonne et me blottit contre l’épaule de Tom sans un mot. Je ferme les yeux et me cale sur sa respiration.
Tout serait si simple, si je n’avais pas de secrets. Tout pourrait être plus aisé, si je pouvais tout balancer d’un coup d’un seul, ouvrir les vannes de mes peines, déverser mes larmes pour laver mon esprit. Maître Ly sait que ce qui me malmène est dans les tréfonds de mon être et qu’il faudrait que j’accepte de le laisser surgir pour qu’elle puisse déborder pour enfin me sentir libérée. Tom cache tout autant de douleurs, le poids de nos souffrances pourrait nous faire basculer à jamais.
– Tom, je voudrais … pas le temps de finir ma phrase que Lee, notre jeune moine s’est matérialisé devant nous.
– Maître Kumeï vous attend.
Je me retourne et scrute Tom du regard essayant de l’interpeller espérant qu’il fasse le premier pas.
– Vas-y, je vous rejoins, dis-je d’une voix tremblotante.
– Céline, tout va bien ?
– Oui, peut-être la fatigue ou juste le froid. Ça va aller, j’arrive.
Leurs silhouettes s’évanouissent dans l’obscurité tel des fantômes engloutis par le temple. Cette image me bouleverse et des larmes glissent sur mes joues. J’ai la désagréable sensation que l’on m’observe. J’ai le pressentiment que quelque chose se trame et que dans mon sillage un monstre est tapi. Est-ce seulement mon imagination ou la réalité qui s’accélère ? Alors que j’avance pour rejoindre mon ami et retrouver le réconfort dont j’ai besoin. Une main me retient et des mots se déversent sur mon âme :
« Accomplis ta tâche puis fais un pas en arrière. C'est le seul chemin qui conduit à la sérénité ».
Je me retourne pour découvrir à qui appartiennent ces paroles pleines de sagesse, mais il n’y a pas la moindre personne derrière moi. Je fais un tour sur moi-même. Seul le silence m’entoure. J’aperçois à mes pieds des empreintes de pas dans la neige. Comment est-ce-possible ? Je suis à deux doigts de craquer, mais il est hors de question d’inquiéter mon ami. Je suis soudain attirée par le ciel qui s’ouvre devant moi sur un halo de lumière dans la nuit noire. Apparaît une première constellation d’étoiles. Se dessine clairement au-dessus de moi un majestueux dragon, l’animal légendaire de la Chine Antique. Comment expliquer que je ne suis pas le moindre du monde effrayé mais au contraire rassurée ? Je n’ai pas le temps de l’admirer plus longtemps car il disparaît aussitôt. La nuit redevient ce qu’elle était quelques secondes auparavant, comme si ce phénomène étrange n’avait pas existé. Est-ce un deuxième présage ? Comment les interpréter ?
Lorsque je retrouve Tom, son visage radieux s’illumine. Son regard m’invite dans un monde aux frontières infinies, dans lequel j’ai envie de m’engouffrer avec délice. Je comprends alors qu’il est effectivement inutile de lutter contre moi-même. Il est temps pour moi de me laisser aller.
Annotations