Chapitre 48 : Thé noir suprême (Tom Ripley)

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La porte de l’issue de secours claque derrière nous juste avant que le froid sec de la nuit ne fasse de même sur nos visages. Je maintiens le bras valide de Jérémie sur mes épaules pour le stabiliser tandis qu’il tente d’arrêter son hémorragie par pression de sa main. Le sang qui ruisselle le long de son bras commence sérieusement à m’inquiéter.

— Nous ne sommes plus très loin de l’hôtel, ça va aller ?

Ses yeux sont terrifiés.

— Moi qui rêvait d’une belle cicatrice pour parfaire ma virilité, je crois que c’est réussi, non ? réussit-il à dire dans un grincement de dents.

Je lui souris en essayant d’accélérer le pas. Mais ses gémissements m’indiquent qu’il va falloir faire une pause.

— Encore un petit effort. On va y arriver, tenté-je.

— Tom, je crois pas… dit-il à dans un ultime effort, avant de se laisser complètement tomber sur moi.

— Jérémie, non, non, non, relève toi !! dis-je avec empressement.

J’enlève son bras de mes épaules et le maintient face à moi. Il tente de sourire, mais ses yeux papillonnent dangereusement. Il est sur le point de s’évanouir.

— Mon petit Jérémie, me fais pas ça. Regarde-moi, hé, ho, reste avec moi !

Sa tête part doucement en arrière. Il lâche mollement sa main ensanglantée le long de son corps. Sans réfléchir, je lui assène deux claques énergiques, pour le maintenir éveillé. Ça a l’air de fonctionner ! Je reprends espoir.

— Je préfère ça ! Il n'est pas encore l’heure de dormir ! dis-je avec un entrain surjoué.

Il continue de gémir en protégeant sa plaie de sa main.

— C’est bien, allez, on repart, on peut pas rester là, si quelqu’un nous voit, il va se demander ce qui se passe…

— …On va pas y arriver, Tom. C’est trop tard. Laisse-moi là, les Men in Black vont nous retomber dessus et finir ce qu’ils ont commencé…

Son visage devient blême, ses lèvres bleutées et les gouttes de sueurs froides le long de ses tempes ne me rassurent pas du tout. Je le vois pourtant lutter de toutes ses forces.

— Jérémie, regarde-moi, je t’en supplie, reste avec moi…nooooon ! criè-je malgré moi, lorsqu’il vient s’effondrer de nouveau sur moi. Je trébuche en arrière, en m’explosant le dos contre un mur. J'ai bien peur qu'à ce rythme, on ne réussisse même pas à rentrer à l'hôtel. J’ai bien envie de créer une dernière bulle qui nous transportera en un clin d’oeil, mais je n’ai pas assez de forces pour un tel exploit.

— Non, non, non, reprends-toi, Jérémie, réveille-toi !

Sa tête inerte vient se poser toute seule contre mon torse. Aussitôt je place ses deux mains sur mes épaules. La peur m’envahit.

— Tes mains, autour de mon cou, allez ! dis-je cette fois-ci avec vigueur.

Je le sens réagir en s’aggripant à moi.

— Oui, voilà, comme ça, c’est bien !

J’en profite pour prendre appui sur mes genoux et le soulever en plaçant mes mains sous ses fesses. Son corps contre le mien est bien calé. il est brûlant. Il doit avoir de la fièvre.

— Allez, hop, c’est parti, mon petit koala ! dis-je en reprenant la route.

Je marche le plus vite possible mais il s’avère plus lourd que je ne l’imaginais. Je ne fais que zigzaguer maladroitement.

*

A cette heure-ci de la soirée, il n’y a heureusement personne dans le hall d’entrée de l’hôtel. J’imagine que tout le monde doit être au Congrès. L’ascenseur nous emmène directement à l’étage de notre chambre. L'épaule de Jérémie laisse encore perler plusieurs gouttes de sang dans le couloir. Nous arrivons enfin devant la porte. Dans un équilibre précaire, je cale Jérémie entre moi et le mur pour chercher les clefs dans ma poche. Putain de merde, c’est Mike qui les a ! J’étouffe un juron. Nous sommes maudits. Je secoue furieusement la poignée de la porte qui à ma grande surprise s’ouvre sur elle-même. Comment est-ce possible ? Nous avions pourtant fermé à…

J’écarquille grand les yeux. Tout est renversé : le matelas du lit est à moitié par terre, les draps enroulés n’importe comment. Une chaise a été brisée contre un miroir mural, la télévision suspendue au mur est explosée. Nos vêtements et le contenu de nos sacs jonchent le sol. Mais c’est pas possible !!!! Les battements de mon cœur s'accélèrent. Cette fois-ci, je prends peur. Ce n’est pourtant pas le moment de paniquer. Tom, du sang froid ! Et si nos ennemis étaient cachés à l'intérieur, en nous attendant sagement ?

Vu l'état critique de Jérémie, je n'ai pas d'autre choix que de prendre le risque de le porter à l'intérieur. Il n'y a personne, ouf ! Je le dépose au sol en l'adossant au mur, près de la salle de bain. Il marmonne quelque chose d’incompréhensible.

— Tiens bon !!

Le temps que je referme la porte de la chambre, je vois son corps tomber sur le côté. Sa tête vient frapper le sol, heureusement amortie par la moquette. Celle-ci vient déjà absorber les gouttes de sang de son épaule meurtrie. Je le redresse et le cale une bonne fois pour toutes. Ses paupières sont closes. Je lui assène aussitôt deux nouvelles claques, mais cette fois-ci sans effet. Il s’est bel et bien évanoui.

— Non, non, non !!!

Je vérifie son pouls. Il bat lentement mais sûrement. Rassuré, j’en profite pour rechercher mon sac. Je le vois dépasser de sous le matelas. Je le retire et l’ouvre frénétiquement. Il est vide ! Putain, de merde ! Je fais un tour sur moi-même. Ah, la voilà ! La boîte de thé noir suprême a roulé au pied de la table de chevet. Je l’attrappe et dépose un baiser dessus.

— Oh, toi, je t’en supplie, fais que tu lui sauves la vie !

Vite, je remplis la bouilloire, miraculeusement intacte, au robinet de la salle de bain. Pendant que l’eau bout, je retrouve ma petite théière en fonte cachée sous le lit. Trois pincées de thé suprême devraient largement suffire. Pendant les trois minutes d’infusion qui me paraissent interminables, je reste auprès de Jérémie qui n’a toujours pas repris connaissance. Je tremble de partout en voyant défiler dans ma tête à toute allure les images de l’attaque que nous avons subie. Je me demande comment nous sommes encore en vie ! Face à eux, nous ne sommes que d'insignifiants insectes que l'on écrasera bien trop vite. Je revois la bravoure de mes amis, tentant de se défendre coûte que coûte contre nos ennemis sans pitié. Je sens encore la chaleur de mon tatouage dans mon dos. Sans lui, je suis certain que je n’aurais pas pu créer de bulles aussi résistantes si longtemps. Son pouvoir semble immense, mais je n'en ai aucune maîtrise. La force et l’agilité de Mike ont dû être décuplées elles aussi par son tigre, même si, là encore, je ne me rends pas encore compte de toutes ses capacités physiques. Il a reçu des coups, mais je ne doute pas de sa résistance ! C'est le plus fort de nous tous. La détermination dans son regard m’a rassuré un instant. D’autant plus qu’il saura protéger aussi Alexis. Mon cher Alexis, qui, malgré l’assurance qu'il m’a manifestée en séchant mes larmes, n'a pu cacher la terreur visible dans ses yeux. Quant à Céline, rien que de penser à elle, mon coeur se contracte. La pauvre ! Ses salauds l'ont droguée. Il vont me le payer, j'en fais la promesse ! Et dire que nous étions à deux doigts de la délivrer !

Je verse le thé fumant dans le lavabo. Il ne me sera d'aucune utilité. Je retire la petite passoire de la théière et souffle sur les feuilles encore brûlantes. Je n’ai pourtant pas le temps d’attendre davantage. Je reviens auprès de Jérémie qui a l’air de dormir paisiblement. Pourtant, son corps est toujours aussi brûlant, malgré son teint livide. Je me dis que ce n’est peut-être pas plus mal qu’il ne soit pas conscient de ce que je m’apprête à faire. Il me prendrait pour un fou. Je le libère ce qui lui reste de sa chemise ensanglantée le plus délicatement possible pour laisser respirer sa blessure. À l’aide d’une serviette de bain, je nettoie sommairement autour de la plaie, qui heureusement ne semble plus saigner. Puis, je retire une à une les feuilles de thé qui ont eu le temps de se déployer. De belles et larges feuilles noires que j’applique sur l’épaule de mon ami. Comment lui expliquer que dans quelques heures, sa plaie est censée se refermer entièrement, laissant place à une fine cicatrice qui sera, qu’il le concède ou non, la marque indélébile de son héroïsme. J'espère seulement que ça va marcher comme je l’espère. Les rares fois où j’ai été contraint d’appliquer ce remède, les blessures n’étaient pas du tout aussi graves que les siennes. Le doute m'envahit. J'aurais dû l'amener à l'hôpital au lieu de jouer à l'apprenti sorcier. Décidément, je fais n'importe quoi. A cause de moi, il risque d'y laisser sa vie.

L'heure n'est plus aux hésitations. Je finis mon pansement. Je m’assois à ses côtés, épuisé. Je viens poser délicatement sa tête sur mes cuisses. Sa température semble avoir encore monté d’un cran. Je ne devrais pas m’inquiéter. Son corps est en pleine lutte. Mais il est traversé par des tremblements qui ne font que me sentir encore plus impuissant. Si nos ennemis choisissent de revenir maintenant, c'est le moment parfait pour nous éliminer.

Malgré la terrible fatigue, je rassemble dans mes mains les dernières énergies dont je dispose. Elles viennent se poser sur lui. Dans un ultime effort mental, grâce à ma concentration, je les transfère dans son corps fiévreux. Je regarde son visage dont la fragilité me bouleverse. Si à cause de moi, Jérémie meurt, je ne m'en remettrai jamais. Aucune réaction sur son visage. Je redouble mon intensité, je dois absolument réussir. J’ai la tête qui commence à tourner, ma vision se trouble. Le visage de Jérémie se dédouble devant moi, puis se rassemble et retrouve peu à peu ses couleurs. Je souris enfin, les larmes aux yeux. Mes efforts n’ont pas été vains. C’est alors que je ressens tout à coup de grandes bouffées de chaleur. Je me mets à frissonner de partout. Mon corps vient d’absorber ses mauvaises énergies. Même si je le savais, je n’en avais pas mesuré l’intensité du résultat. Je lutte pour ne pas m’évanouir. Je résiste comme je peux en rivant mon attention sur la fenêtre, comme un point d’ancrage pour ne pas sombrer. Celle-ci est éclairée faiblement par ce que je suppose provenir d’un lampadaire. Est-ce la fièvre qui me joue des tours ou assisté-je réellement à une douce pluie de flocons de neige ? Le spectacle est magnifique. Mes paupières brûlantes se referment. Je ne peux lutter plus longtemps.

*

Lorsqu’elles s’ouvrent, le paysage autour de moi a complètement changé. L’immensité d’une sombre montagne escarpée couverte de neige s’offre à moi. A côté de moi, un pont de cordes délabrées qui laisse apparaître des traces sombres et humides. Un vent glacial me fouette le visage. Je suis torse nu, glacé. Seul mon tatouage brûle dans mon dos, sans pour autant me faire souffrir. Un majestueux dragon de couleur jade se dresse fièrement devant moi. Il crache une lampée de feu au-dessus de sa tête dans un cri assourdissant. Ses yeux perçants laissent couler des larmes noires de sang. Je ne suis pas effrayé, car nous sommes connectés l’un à l’autre. Son énergie puissante est la mienne. Autour de moi, des corps inanimés, dont le sang autour tranche avec la couleur blanche immaculée de la neige. Mon regard s’arrête sur l’un d’entre eux. Je le reconnais malheureusement sans éprouver aucun sentiment à son égard. Le visage serein de Jérémie est figé, telle une statue de marbre. Son torse glabre porte la marque de trois profondes griffures de sang. Je ne ressens plus aucune vie émaner de lui. Je ne doute pas un instant que c’est moi qui l’ai tué.

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