On peut faire une crise cardiaque à vingt-cinq ans ? J’ai le souvenir confus de l’avoir un jour demandé à Hugo après qu’il m’avait fait l’amour et transporté de plaisir, mais dans la réminiscence que j'en ai, ses lèvres bougent sans qu’aucun son ne s’en échappe. Quoiqu’au rythme de ma course désespérée, je risque plus l’insuffisance respiratoire, mes poumons brûlent, j’ai l’impression qu’ils sont à la limite d’exploser !

Je ne sais pas comment les Men in Black ont pu le savoir, mais ils nous attendaient près de l’entrée principale de l’université de Shanghai. Leur organisation semble bien plus importante que nous le pensions, ils auraient donc des cellules dans la plupart des pays, et sur les cinq continents. Ceux-ci sont Asiatiques. Ils doivent même être Chinois, tellement à l’aise sur leur propre terrain qu’ils n’ont pas hésité à brandir leurs armes et à ouvrir le feu sur nous, en plein jour.

Nous nous sommes enfuis en désordre, pour très vite être séparés, et je me retrouve seul, à me perdre dans les ruelles d’un quartier ancien, où j’enfile les ruelles de plus en plus étroites, jusqu’à ce que Liang, mystérieusement absent jusque-là, alors qu’il devait nous servir de guide et si nécessaire de traducteur, réapparaisse devant moi, pour m’entrainer au fond d’un magasin, puis dans une petite cour intérieure.

— Les Men in Black, ils nous attendaient, crié-je, avec des gestes désordonnés.

— Chut ! Je suis là, du calme, répond-t-il en retenant mes mains, avant de poser ses lèvres sur les miennes, ce qui a pour effet immédiat de m’apaiser.

J’ouvre les yeux sur le visage de Liang, qui est penché sur moi. ‘’Tu faisais un rêve agité…’’

Oh ! Ce n’était donc que ça. Oui, forcément, il ne m’embrasse pas, là. Mais qu’est-ce que Hugo y faisait ? Il n’est pas le début du quart d’un médecin, encore moins d’un cardiologue. Puis surtout, il n’a jamais trop fait s’emballer mes paramètres, il faut dire…

Aussi, ce n’est pas Liang qui me tient dans ses bras, c’est moi qui ai les mains désespérément serrées sur ses poignets, que je lâche à contrecoeur.

On est toujours à Stuttgart.

N’empêche, Mèng lǐ jiàn, on se verra dans nos songes, avait-il dit. C’était presque prophétique… Reste à espérer que mon rêve ne le soit pas.

Je me tourne vers ma gauche pour découvrir la place d’Alexis vide.

— Il s’est levé et habillé il y a une dizaine de minutes et est sorti sans un mot. Chacun gère son stress à sa manière, j’imagine, Alexis intériorise beaucoup, lui.

Malgré ce que Liang a dit de sa… comment était-ce ? sa lecture plus moderne de la philosophie chinoise, je ne l’imagine pas trop relâcher la discipline qu’il semble s’imposer en permanence pour traîner au lit, même dix minutes. Un rêve, surtout développé pendant la phase de sommeil paranormal, la dernière du cycle, n’en prend qu’une ou deux, qui ont directement précédé mon réveil, alors s’il est resté…

Il a dû capter mon expression perplexe, car il ajoute précipitamment, en se levant ‘’Mei a dû préparer le petit déjeuner. Allons-y, veux-tu ?’’

Je le suis jusqu’à la cuisine, où un petit bout de femme nous invite d’un geste muet à une table couverte de plats parfumés que Liang me décrit. ‘’Le natto, des fèves de soja fermentées… le congee, c’est une bouillie de riz, et là, ce sont des crêpes aux œufs, fort ressemblantes aux vôtres, surement plus familières pour toi.''

Nous avons partagé le repas en silence, avant qu’il me dise devoir s’entretenir avec son père pour régler les derniers détails de notre voyage, par avion privé affrété par ‘Oncle Ly’, dont l’arrivée est prévue dans le courant de la matinée.

J’ai picoré dans tous les plats pour faire honneur à la cuisine de la vieille dame, sous son regard pourtant indifférent, avant de me lever et la remercier en courbant gauchement le torse, en bon occidental trop ignorant des codes sociaux asiatiques, pour aller errer dans les couloirs.

Il y a plus d’un âne qui s’appelle Martin, pensé-je. N’empêche, cet ‘oncle Ly’ pourrait-il être le sensei – ou quel que soit le terme – de Tom à Paris ? Ce n’est peut-être pas une coïncidence… Puis un avion privé ? Après les deux grosses BMW qui nous ont amenés ici… Ce Ly et Maître Xing semblent avoir une influence énorme, et des moyens presqu'illimités, mais sur les revenus de simples centres de méditation, c’est étrange. Les Triades chinoises seraient-elles encore une réalité au vingt-et-unième siècle ?

Mes pas m’amènent dans la cour intérieure du bâtiment, où je retrouve Alexis, adossé au tronc d’un ginkgo biloba dont les feuilles dorées tapissent désormais le sol. J’hésite à ouvrir mes pensées à notre mentaliste, perdu dans les siennes mais, me souvenant des paroles de Liang, je me résous à ne pas le déranger et retourne dans la maison.

De son côté, Tom est décidément trop proche de son maître Ly, ainsi que probablement de notre hôte, il trouverait mes soupçons trop intrusifs, impertinents, sinon irrespectueux, en regard de l’aide et de l’hospitalité qui nous sont offertes.

Bah, garde ça pour toi, me dis-je, avant de percuter les pectoraux de Mike, qui sort de la pièce de bain, avec juste une serviette serrée sur la taille. Je me retrouve les fesses au sol devant lui, qui rattrape le linge in extremis.

— Oups ! dit-il, avant d'ajouter, décidément toujours aussi Mike, ‘’Tu en vois assez ainsi, je ne voudrais pas faire germer des attentes vraiment trop irréalistes dans ton esprit pour l’avenir… Euh… Ça va, Jérémini ? Tu as l’air… je sais pas…’’

— Une mafia chinoise… murmure-t-il, assis à côté de moi sur un banc délicatement ouvragé et laqué, après que je lui ai expliqué mes doutes. ‘’Ce ne serait pas étrange, tu as peut-être bien raison’’ ajoute-t-il, en écartant les jambes, au risque d’encore dénouer la serviette, sinon, le connaissant, de vouloir dévoiler le relief de ce qu’elle cache… ‘’Le truc, c’est qu’elles ne font rien pour rien, mais ne t’inquiète pas, s’ils veulent vous faire travailler, Alexis et toi, dans un bordel pour apurer notre dette, je vous défendrai ! Ou plutôt, on se partagera le boulot, ton Liang et moi… Au fait, ça matche entre vous, il te plait, ça doit se voir depuis la Lune, vous avez déjà ken ?’’

— Mais… nooon ! Il n’est pas question de ça ! Tu ne peux pas être sérieux, parfois ?

— Roooh, ce que j’en dis, moi… C’est juste qu’il n’y a pas de mal à se faire du bien… ou à s’en faire faire. Vous kiffez les zizis, tous les trois, les autres zigotos se regardent en chiens de faïence, Liang est aussi timide que toi, il y a une telle tension sexuelle que ça en devient contagieux, dit-il en pointant le doigt vers son entrejambe.

J’ai levé les yeux au ciel, avant les ramener sur son grand sourire satisfait. Qui disparait lorsqu’il porte le regard plus loin, derrière moi…

— Jérémini, retourne-toi, au bout du couloir, le mec qui entre avec Xing dans la salle de méditation, c’est Ly, l’ouvreur de chakras de Tom à Paris ! Ça se confirme, ils sont collègues de Triade, et peut-être plus… On essaie d’écouter à la porte ?

— T’es fou ? Si on se fait capter, ils nous enverront un mec armé d’un grand sabre qui voudra nous couper la tête pour nous aider à trouver la voie, comme dans le Lotus Bleu !

— Pas faux, pas faux… Puis avec les Chinois, il y a pire à se faire couper que la tête, les eunuques, c’est pas une légende ! Je serais trèèès malheureux sans petit Mike.

— Tu donnes un nom à… Ton cerveau vient à nouveau de migrer à mi-hauteur de ton corps, si tu allais prendre une douche froide et enfin t’habiller, non ?

Il s’éloigne en écartant les pans de la serviette, la tête penchée, murmurant Bouddha sait quoi à son mini-moi…

Je secoue la tête avec un sourire amusé, puis me retourne à nouveau au bruit de pas assurés, pour voir Tom entrer à son tour dans la salle.

La conversation dans la voiture me revient à l’esprit, surtout la partie, vite évacuée, relative à sa part de ténèbres, que maître Ly – car c’est lui, c'est sûr, là – et maître Xing soupçonnent, à l’entendre.

Tom a dû se dire qu’une confrontation forcée lui donnera des réponses, et quelle que soit sa vérité, je le comprends, la certitude, aussi difficile soit-elle à admettre, vaut mieux qu’un doute relativement lénifiant…