Chapitre 10
Chloé est de retour, accompagnée de sa mauvaise humeur. Je ne connais pas les raisons de son absence, mais visiblement ça ne lui a pas fait du bien. Elle a passé sa matinée pendue au téléphone, et d'après les bribes que j'ai pu capter, ça ne concernait pas des appels professionnels. C'est à peine si elle ne faisait pas partie des murs durant notre réunion avec Patrick Dangon.
J'ai profité de son absence pour avancer sur le dossier et notamment sur le trajet du rallye. Le groupe à la tête d'une centaine d'enseignes de matériel de sport de montagne réparties sur tout le pays souhaite organiser un parcours découverte de la région Haute-Savoyarde. Le directeur nous a laissé une grande marge de manœuvre, tant que l'on appliquait les quelques conditions qu'il imposait. Parmi elles, des véhicules au choix des entreprises pour relier chaque ville faisant partie du circuit dans lesquelles une dégustation gastronomique correspondant à la spécialité locale est impérative, et un challenge à relever à chaque étape.
Nous devons lui présenter l'itinéraire demain après-midi, mais Chloé n'a pour l'instant prévu aucun moment à me consacrer pour pouvoir le valider. Pendant la pause déjeuner, elle a carrément disparu, personne n'a été capable de me dire où elle était partie. Elle est revenue avec une heure de retard pour me laisser trois minutes plus tard lorsqu'elle a reçu un énième appel. Et c'est maintenant, une heure avant la fin de la journée, qu'elle se pointe avec une liasse de documents à vérifier avant de dater et coller un post-it à chaque page où elle devra signer.
Normal.
Après m'être occupée de trois contrats, je remarque que je dois systématiquement relire quatre fois chaque phrase avant de la comprendre. Je décide donc de payer une petite visite à Betty dans la pièce d'à côté. Je passe lui chercher un café et me glisse silencieusement derrière elle. Concentrée sur l'ordinateur imposant du bureau, elle ne semble pas me remarquer. Je pose la tasse à côté de la souris avant de recouvrir sa main de la mienne tout en lui effleurant le cou d'un baiser.
Betty sursaute et soupire en sentant mes lèvres s'attarder sur sa peau, mais pousse rapidement un gémissement réprobateur.
— Ça sent le café... dit-elle en fronçant le nez.
— Oui ! approuvé-je fièrement en lui montrant la tasse. Je t'en ai apporté, j'ai pensé qu'un petit break te tenterait.
— Oh ! Merci Charly, c'est très gentil.
Elle hoche la tête, l'air gêné, et repousse la tasse un peu plus loin, un sourire désolé sur les lèvres.
— Mais en fait, je n'aime pas le café... Je suis vraiment navrée.
Oups.
— Ne t'inquiète pas, je le boirais, réponds-je avec un clin d'œil.
— Ça va, je vous dérange pas trop ? lance une voix glaciale dans mon dos.
Chloé se tient dans l'embrasure de la porte, les traits tirés et l'air mauvais. Elle n'est visiblement pas contente de me trouver là plutôt que derrière ses contrats.
— Je faisais juste une pause, je rétorque avec dédain, en faisant cap vers le bureau adjacent.
Je dépasse Chloé sans un regard, me sentant fulminer de l'intérieur. La nana, ça fait deux jours qu'elle ne se pointe pas à l'agence alors que je suis censée être sous sa responsabilité et que je n'ai commencé dans cette boîte que depuis le début de la semaine, elle revient sans rien dire, reste pendue au téléphone au lieu de se concentrer sur son boulot, disparaît je ne sais où pendant deux heures, et madame a le culot de me tomber dessus parce que j'échange un café avec une collègue !
J'aurais pu avoir un référent super cool ou tout simplement sensé, mais non, il faut que je me coltine une meuf complètement à côté de la plaque qui m'inflige une douche écossaise à chaque fois qu'on se voit. Je soupire et me remets au travail. Je termine rapidement le dernier contrat, attache le tout ensemble, les glisse dans une pochette et me rends dans le bureau de Chloé. Je toque et entre, mais là encore ce n'était visiblement pas la bonne chose à faire. Elle lève la tête et me fusille sur place avec ses yeux couleur noisettes trop mûres.
— Je vous rappelle, aboie-t-elle au téléphone avant de raccrocher et de presque m'arracher la pochette des mains. T'en es où du dossier Dangon ?
— De rien, je marmonne, excédée. Je me suis occupée du parcours, tu veux que je te l'emmène maintenant ?
Ou que je le mette entre deux dictionnaires pour t'écraser la tête avec ?
— Ben oui, sinon je ne te l'aurai pas demandé ! me répond-elle avec véhémence en s'affairant à chercher quelque chose dans ses tiroirs.
— Un peu de respect, ça serait bien aussi, je rajoute dans ma barbe, espérant à moitié qu'elle m'entende.
— Quoi ?
— Rien, laisse tomber.
Je sors en claquant presque la porte, récupère le dossier Dangon dans mon sac et le lui ramène en le balançant sur son bureau. Avant d'avoir le loisir de l'entendre râler à nouveau, je file dans le hall en faisant un signe de la main aux quelques collègues restant dans la salle commune et quitte l'agence.
Le lendemain matin, je ferme la porte de chez moi en priant pour que le beau soleil qui illumine le ciel illumine également l'humeur de Chloé. Mais quand j'arrive au travail, sa mine n'est pas bien jolie à voir. Elle a l'air exténuée. Je la soupçonne d'avoir légèrement abusé de l'anticernes qui n'est pourtant pas parvenu à masquer les boursouflures qui entourent ses yeux. Soit elle s'est couchée il y a trois heures, soit elle a beaucoup pleuré.
Quand elle m'aperçoit, à ma grande surprise elle ne me crie pas dessus. Au contraire, d'une voix faible, elle me notifie qu'elle a validé mon dossier sur le trajet du rallye et qu'elle s'est chargée de remplir le book avec mon travail. Elle me remercie et son portable se met à vibrer. Elle soupire, exaspérée, et laisse tomber sa tête dans ses mains.
— Ça ne va donc jamais s'arrêter ? murmure-t-elle, avant de décrocher en me congédiant du regard.
Je quitte la pièce en fermant la porte discrètement. Qui passe donc son temps à l'appeler ? Je ne peux m'empêcher d'éprouver de la peine pour elle. Je ne sais pas ce qu'il se passe dans sa vie en ce moment, mais ça a clairement l'air de l'atteindre. Cette Chloé n'a rien à voir avec la Chloé avec qui j'ai plaisanté dans la voiture il y a quelques jours de cela. Même hier, elle avait plus de vie dans sa mauvaise humeur. Et si elle se borne à répondre à son téléphone, c'est que ça ne doit pas être quelqu'un à qui elle peut se soustraire. Ou qu'elle n'est pas très maligne, car moi je me serai contentée de balancer mon portable par la fenêtre et le problème aurait été réglé. Mais bon, je conçois que ça soit un peu extrême comme réaction.
Alors que je m'amuse de mon petit monologue intérieur, Chloé débarque dans la salle commune, embarrassée, m'annonçant qu'elle ne pourra pas assurer la réunion de ce matin.
— C'est une réunion interne concernant les budgets et d'autres spécificités passionnantes avec la région, théoriquement tu n'as rien à faire. Écoute et prends des notes pour pouvoir me faire un rapport ensuite. On se retrouve cet après-midi directement sur place pour rencontrer Patrick Dangon. Je me chargerai d'amener le book.
*****
J'atteins Annecy avec un bon quart d'heure d'avance et trouve rapidement une place pour me garer près du point de rendez-vous. Je rejoins le petit café choisi par notre client et le vois arriver, à quatorze heures précises, vêtu d'un élégant costume noir satiné.
La couleur de l'argent.
Il me serre la main en me sondant sur la présence de Chloé. Elle n'est toujours pas arrivée et impossible de la joindre. Mr Dangon m'invite à le suivre dans l'établissement et nous nous installons à une table.
— Madame Matteson nous rejoindra directement à l'intérieur, elle sait où c'est. J'espère que vous avez pu finaliser le trajet, car nous nous approchons tranquillement de la date de l'événement et l'absence de votre responsable nous a fait prendre du retard.
Je rassure notre client en lui attestant que j'ai pris la relève pendant que Chloé se la jouait école buissonnière, quand celle-ci traverse enfin le café.
— Bonjour Mr Dangon, merci de m'avoir attendue.
— Pas de problème, votre collègue m'a dit que vous aviez pu finaliser le parcours ?
Chloé acquiesce en me jetant un coup d'œil qui semble anxieux, et s'installe en face de lui. Elle sort ce que je suppose être le book dont elle s'est occupée et commence à lui expliquer notre démarche. Patrick a l'air tendu et la coupe en lui demandant directement à voir le book. Chloé le glisse devant lui lorsque son portable sonne. Dangon lui indique de répondre, se justifiant par sa volonté de parcourir le dossier par lui-même avant d'en discuter. Son humeur commence à s'assombrir et il me somme de passer commande pour nous trois, avec un whisky pour lui. Décidément, le respect ne fait plus partie des mœurs courantes, mais n'osant pas moufter, je m'exécute en espérant que notre travail portera ses fruits. S'il faut tout recommencer, c'est sur qu'on va en prendre du retard.
En ramenant les boissons, je le vois clairement s'énerver.
— Vous vous fichez de moi ? s'enquiert-il en avalant rapidement une grosse gorgée de whisky.
— Je vous demande pardon ?
— Ce parcours ne dépasse pas les hauteurs de Chamonix ! Comment voulez-vous que mes entreprises découvrent la région si nous ne traversons qu'une seule ville ? Je suis extrêmement déçu de votre travail.
Il referme le book d'un claquement sec et commence à se lever pour partir.
— Attendez, Monsieur Dangon. Sincèrement, je ne comprends pas, ce contrat est la priorité de Chloé, il doit y avoir une erreur. Si vous me le permettez, je vais vérifier le dossier.
Il se rassoit et s'attelle à nouveau à son verre de Whisky pendant que j'ouvre le book. Il a de quoi être énervé, Chloé s'est plantée et a pris le travail de préparation du trail de Chamonix, destiné à un autre client.
— En effet, je vois qu'il ne s'agit pas du bon dossier.
— Je me suis déplacé jusqu'ici en refusant une après-midi de rendez-vous, et vous n'avez pas les bons documents ? Cela manque cruellement de professionnalisme ! Je commence à remettre en question les qualités de votre agence, jeune fille.
"Jeune fille" ? Tu vas te détendre mon coco.
— Je m'excuse encore une fois pour ma collègue. Elle traverse une passe difficile, mais vous ne trouverez pas plus impliquée qu'elle, il ne s'agit là que d'un malentendu.
Chloé entre à ce moment-là, l'air plus détendue, prête à accueillir les retours positifs de son client qui ne viendront pas. Le voyant bouillir, elle le questionne et il réitère son laïus. Décontenancée, Chloé s'effondre sur la chaise et j'ai bien l'impression qu'elle est à deux doigts de pleurer. Ce n'est vraiment pas le moment !
— Écoutez, Monsieur Dangon, le double de votre dossier est dans ma voiture. Suivez-moi, je vous le fournis, je vous laisse le parcourir tranquillement et je vous rappelle ce soir. Cela vous convient ?
Je le sens se calmer. Il jette un regard interloqué à Chloé, et en la saluant à peine, m'emboîte le pas jusqu'à ma voiture. Je vérifie le dossier avant de lui tendre et m'excuse encore. Au lieu de disparaître, il le parcourt devant moi et son regard s'illumine.
— Eh bien voilà ce que j'attendais ! Heureusement que vous êtes là ! Écoutez, je me suis emporté contre vous un peu rapidement. Une erreur, cela arrive à tout le monde. Cependant, vous devriez dire à votre collègue de prendre un peu de repos, elle semble au bout du rouleau !
Et sur ce, son mécontentement évaporé, il me serre la main vivement avec un grand sourire et s'en va. Passé mon étonnement, je retourne au bar dans l'espoir de confronter Chloé qui enchaîne les conneries, mais pour couronner le tout, le serveur m'informe qu'elle l'a chargé d'un message. Madame est repartie à l'agence sans demander son reste.
J'hésite entre péter un câble et... péter un câble.
Arrivée à Extra'Time, Chloé n'est pas encore de retour, mais je croise Betty dans le hall.
— Salut toi ! Dis donc ça n'a pas l'air d'aller ! me demande-t-elle face à ma mine déconfite.
Je me laisse tomber dans le canapé en cuir près de la fenêtre et lui fais le récit de ce qu'il vient de se passer. Elle m'écoute attentivement et estime, elle aussi, que Chloé a décidément un comportement très bizarre. À la fin de ce petit moment commérage, Betty me fait signe de regarder par la fenêtre. Miss Noisettes est dans la cour de l'agence et discute avec un homme d'une trentaine d'années, son casque de moto dans la main. Elle semble vidée de toute énergie, et finit par se blottir dans les bras de l'inconnu qui lui caresse tendrement les cheveux et l'embrasse sur le front.
Elle a réussi à trouver un mec qui la supporte ? Je me demande si c'était l'origine de son humeur de merde...
— Charly, ça ne te regarde pas ! me rabroue Betty.
— Oups, j'ai pensé à voix haute ?
— Tu sais, tu te plains de son comportement, mais tu n'es pas mieux. Même si elle t'en fait voir des vertes et des pas mûres, tu ne devrais pas la descendre. Sois impeccable, au moins elle n'aura rien à te reprocher.
Je n'ai pas le temps de réfléchir à ces paroles sensées. Chloé passe la porte de l'agence et me fait signe de la suivre. Elle a l'air plus détendue. La gêne se lit sur son visage et elle semble peiner à trouver ses mots.
— Écoutes Charly... Je tiens vraiment à m'excuser pour mon comportement de ces derniers jours. Je sais que je n'ai pas du tout été la meilleure des référentes et que je t'ai limite manqué de respect. J'aimerais que tu acceptes de passer l'éponge. Je traverse une période très compliquée pour moi, mais ce n'est pas une excuse. Je n'aurais pas dû rejeter mon stress et ma colère sur toi, ou sur qui que ce soit d'autre d'ailleurs.
— C'est pas grave, Chloé. Enfin, je t'avouerai que j'ai du mal à te suivre parfois, mais j'accepte tes excuses.
— Merci, répond-elle en souriant. Et vraiment merci pour tout à l'heure, tu m'as sauvé face à Dangon et je ne sais pas si tu avais fait exprès de conserver un double, mais je ne peux nier que pour l'instant tu es irréprochable dans ton travail.
— Je garde le compliment, dis-je avec un petit sourire.
C'est la première fois que Chloé se montre aussi honnête envers moi depuis que j'ai commencé à bosser pour Extra'Time, et c'est agréable. Je ne peux pas continuer à la clouer au pilori et je décide, à sa suggestion, de passer l'éponge.
— Tu peux rentrer si tu veux, je m'occupe de la paperasse, propose-t-elle pour se racheter.
— D'accord... C'est gentil.
Je me dirige vers la porte quand elle ajoute une dernière phrase :
— Au fait, Charly, je te revaudrai ça.
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