CHAPITRE 1
Barthélémy Roumergue enseignait la technologie au collège Tobias Stimmer depuis seize longues années. C'était un pédaleur dans la semoule, un pousseur de mémés dans les orties, un enfonceur de portes ouvertes, un fonctionnaire à l'esprit fermé comme ses portails automatiques, un baratineur aux discours pareils à ses vis : sans fin et tranchants.
Un sermon par M'sieur Roumergue, on n'en ressortait pas indemne. Seize années derrière un pupitre lui avaient apporté un certain sens de la rhétorique, qu'on craignait aussi bien chez ses collègues que chez ses élèves, et encore davantage chez les parents. On avait vu des associations créées pour se lever contre la tyrannie du prof de techno, des heures interminables et hautes en décibels de réunions téléphoniques, des interventions historiques et pourtant toujours vaines du rectorat. On avait vu des punitions herculéennes s'abattre sur les élèves dissipés, des piques et répliques mordantes fuser à travers la salle de classe. On avait vu des câbles, des plombs, des durites pétées, du sucre cassé sur son dos, des pendules - non, pas de pendules - des cheveux coupés en quatre, et beaucoup de latin perdu.
Et pourtant, Monsieur Roumergue était un pilier de l'établissement, puisque c'était le seul professeur de technologie titulaire et agrégé de l'équipe pédagogique. Rien à faire, il était brillant. En salle des profs, il était le sujet de polémique favori, car il ne se passait pas une semaine sans qu'un incident mémorable survienne dans son cours. Ce jour-là, Viviane Delville, prof de lettres depuis des années, Vincent Leboeuf, illustre prof de sport, et Amanda Breteille, fraîchement recrutée comme prof de SVT, péroraient sur "l'Affaire des Poulies" en 3èmeA.
- J'te jure, déclamait Vincent d'une voix éloquente comme s'il avait été présent, il a fait une asullion détestable !
- Allusion, tiqua Viviane Delville avec un claquement de langue impératif.
- Allusion, répéta docilement Leboeuf. Je sais bien que t'aimes pas qu'on égorge la grammaire française...
Au lieu de corriger une fois de plus son collègue, Mme Delville préféra corriger son paquet de copies.
Ces trois-là, dès le jour de la rentrée, soit trois semaines auparavant, avaient pris l'habitude de se retrouver en salle des profs le mardi matin de dix à onze heures. A vrai dire, pour Viviane et Vincent, c'était un rituel qu'ils honoraient religieusement depuis trois ans. Cependant, ils y avaient initié Amanda, qui arrivait cette année-là dans son tout premier bahut. Elle venait d'une école de Normandie, et, dévorée par le trac des premiers cours, premiers élèves, premières galères, elle descendait dix cafés par jour, si bien qu'à la voir trépigner sans cesse du côté de la machine, les deux anciens avaient fini par engager la conversation. Et c'est comme ça que Mme Breteille avait trouvé ses mentors : Vincent lui apprenait à avoir la cote auprès des élèves, et Viviane lui rebattait les oreilles de travail, d'autorité et de professionnalisme.
Et pourtant, tout les opposait. On parle souvent du feu - Vincent - et de la glace - Viviane -, mais jamais de la petite plante frémissante qui cherchait à pousser entre ces deux fortes têtes aux antipodes - Amanda.
- Bref, Amanda, tu m'écoutes ? reprit Vincent en constatant que son interlocutrice semblait plus passionnée par la machine que par son discours.
- Oui oui, assura cette dernière en pianotant précipitamment sur les touches. Voilà, ajouta-t-elle en revenant à sa place, les mains nouées autour d'un gobelet de café brûlant.
- Donc, je disais. En 3èmeA, ils font les poulies. Et ce frappindague de Roumergue, il a braillé que si Quentin n'arrêtait pas immédiatement de faire tourner son stylo entre ses doigts, il allait le suspendre au bout de la poulie pour une démonstration pratique.
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