CHAPITRE 2
Mme Breteille cheminait dans le sillage du rire titanesque de M. Roumergue. Lorsqu’elle passa devant le bureau de la secrétaire, un vieux bonhomme dégarni et rougeaud, la démarche fière, l’air pédant, surgit sur son passage. Amanda ne sut pas tout de suite mettre un nom sur le visage, mais à voir la manière dont il la jaugeait, elle soupçonnait que c’était un de ses supérieurs.
- Ah ! s’écria-t-il. Mme Broutille !
- Breteille, corrigea-t-elle à mi-voix, et l’image de Viviane corrigeant Vincent surgit dans son esprit pendant une demi-seconde.
- Je n’ai pas eu l’occasion de vous parler depuis notre entrevue le jour de la rentrée, poursuivit l’homme, sans faire cas de sa remarque, sur un ton de faux regret.
Nous y étions, pensa Amanda. Monsieur Moineau, le principal qui l’avait accueillie un mois auparavant. Il avait dû faire quelque chose à sa moustache, puisque Mme Breteille avait une drôle d’impression à son propos, qui occultait une bonne partie du discours que Moineau était en train de débiter.
Moineau n’avait pas l’air de se soucier beaucoup du fait que les cours d’Amanda recommencent dans quelques minutes à peine. Il déversait à ses pieds une cordialité étouffante, doublée d’un air hautain et insupportable. Ecoutant d’une oreille à peine, Amanda songeait que le seul intérêt de son discours, c’était qu’il en manquait sacrément.
- Monsieur, pardonnez mon impolitesse, finit-elle par lancer, mais j’ai cours à 8h05.
Alors que Moineau se répandait en excuses toutes aussi hypocrites et chronophages, Amanda songeait que “J’avais cours à 8h05” aurait été plus approprié, puisqu’il était déjà 8h10.
- Ma chère Mme Broutille – « Breteille », souffla Amanda – ce n’est pas à vous de vous excuser, mais bien à moi. Ma verve semble encore une fois avoir pris l’ascendant sur le travail. Que voulez-vous, fit-il avec un soupire éloquent, quand on se retrouve à la tête d’un établissement, qu’on croule sous la pression et le travail, la poésie est bâillonnée au fond d’un esprit trop occupé. Saviez-vous que je voulais, pendant un temps, devenir poète ?
Elle ne le savait pas, mais Dieu qu’elle s’en fichait.
- Monsieur Moineau, reprit-elle, essayant de mettre dans sa voix autant de fermeté que de regret, je suis vraiment navrée d’interrompre votre verve. J’ai déjà presque dix minutes de retard. Il serait indécent que mes élèves…
- Bien sûr, Mme Broutille, bien sûr. Indécent, en effet, indubitablement indécent…
Amanda poursuivit son chemin, en fendant les couloirs bondés, et répéta comme une litanie le plan de chaque heure de cours de la journée.
Je commence par la 3èmeA, avec qui j’entame le chapitre sur les volcans. Ensuite, je dissèque un oignon avec les 6ème C. Disséquer un oignon, sérieusement ? Au moins, je fais un cœur de porc avec les 5ème B après. J’espère que Mina ne va pas tomber dans les pommes. Ça fait un certain temps que j’ai passé mon diplôme de secouriste, je ne suis plus sûre de savoir réanimer quelqu’un… Oh j’allais oublier ! Il faut à tout prix que je rende leurs contrôles à la 6ème C. Et puis il faudra que je parle à Sonia de son 8 à la dernière interro. Et puis c’est bientôt la réunion parents-profs, il faudra que je pense à prendre des rendez-vous. Et puis ci, et puis ça…
Enfin parvenue devant sa salle, elle fut accueillie par un concert sidérant : un cri déchirant de déception s’éleva dans le couloir, et, comme un seul homme, les élèves s’écrièrent avec toute la force de leurs poumons :
- Fait chier, j’croyais qu’elle était pas là !
Elle tira les clefs de son sac, et répliqua avec un sourire :
- Cachez votre joie, surtout.
D’autres profs auraient mugi de colère, auraient beuglé à l’insolence et à l’irrespect, et les élèves se seraient estimés heureux de ne s’en sortir qu’avec une punition collective. Roumergue, lui, en aurait carrément pris un pour taper sur l’autre, au sens le plus propre du terme. Mais Amanda n’était pas de ceux-là. Pour elle, le temps où elle râlait avec ses camarades dans pareille situation n’était pas si lointain. Elle connaissait tout le désespoir, toute la frustration bouillonnante qui emplissait le cœur des élèves désabusés devant une heure de liberté qui leur passait sous les narines. Mais avec l’âge, on oublie ces petits détails qui font de nous un prof sympathique.
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