Après avoir éteint ma lampe de chevet, je remonte le drap sur moi et me fais la réflexion que la vie est parfois étrange. Jamais je n’aurais cru me retrouver dans cette chambre qui n’a que peu changé depuis mon enfance. Les posters des idoles de ma jeunesse sont toujours là, mes BD sont toujours dans la bibliothèque, la seule nouveauté, c’est la grande armoire que mes parents ont fini par investir pour mettre les vêtements qu’ils n’utilisent que rarement. De retour au bercail après ma séparation et mon échec entrepreneurial, me voilà à nouveau à la case départ. Et heureusement que ma famille est là pour m’éviter de finir à la rue ! Je ferme les yeux et j’espère que je vais enfin pouvoir faire une nuit complète, ce qui ne m’est pas arrivé depuis tellement longtemps.

Lorsque je me réveille, je suis surpris de trouver assise au bord de mon lit mon amie d’enfance, Betsy. Elle n’a pas changé depuis la dernière fois où je l’ai vue, toujours aussi belle avec sa chevelure rousse bouclée, ses grands yeux verts et ses tâches de rousseur. Elle porte toujours la même robe verte aussi, qui met en lumière toutes ses courbes qui me faisaient tant fantasmer quand j’étais adolescent.

— Eh bien, te voilà revenu parmi nous ? Cela faisait longtemps que tu ne nous avais pas fait l’honneur de ta présence ! Prêt à repartir vers de nouvelles aventures ?

Je dois être encore mal réveillé car je ne vois pas de quoi elle parle. Je ne suis plus un enfant, certainement que je n’ai plus accès à ces mondes qui peuplaient mes nuits et mes rêves à l’époque.

— Je ne pense pas que ce soit possible, malheureusement, ça me changerait les idées, c’est sûr, mais…

— Pas de “mais” voyons, si ça te fait du bien, on repart comme avant ! Tu vas voir, c’est toujours aussi merveilleux !

Et avant que je ne puisse réagir, la voilà qui claque des mains et mon lit se met à trembler, comme s'il avait envie d’avancer et que quelque chose le bridait. Betsy me lance un regard perplexe avant de se pencher vers moi et de me souffler doucement :

— L’enfant que tu étais est toujours là, tu sais. Laisse-le s’exprimer et profitons de ce petit moment pour nous évader.

Je ne sais pas si ce sont ses mots ou le baiser léger qu’elle dépose sur mes lèvres, mais il est clair que ça fonctionne. Mes fenêtres s’ouvrent en grand et voilà mon lit qui décolle. D’abord un peu sur la réserve, je retrouve rapidement mes réflexes et m'installe plus confortablement afin de pouvoir guider mon lit devenu un moyen de transport digne du tapis volant d'Aladdin. Betsy ne semble avoir aucune difficulté à s’y maintenir, assise à mes côtés, et je me permets de faire quelques loopings au-dessus de la maison familiale avant de m’envoler au-dessus des nuages.

— Je crois que je connais notre premier arrêt, souffle-t-elle à mon oreille alors que je continue à monter presque à la verticale vers cet espace que j’ai tant exploré par le passé.

Effectivement, après toutes ces années, je veux savoir si mon amie la baleine bleue est toujours là et je me réjouis lorsque je l’aperçois qui se prélasse derrière cette étoile peu brillante mais imposante, dans une mer qui flotte entre les météorites et sur laquelle je me pose doucement, mon lit se transformant un instant en embarcation.

— Bonjour l’Ami, me dit-elle de sa voix douce et profonde. Je ne pensais pas que tu reviendrais me voir. Quel plaisir ! Bonjour Betsy, c’est à toi qu’on doit ce petit miracle ?

— Oh non, c’est lui qui a pris la décision de revenir chez ses parents et de s’autoriser à reprendre ses rêves là où il les avait laissés en partant.

— Je suis si heureux d’être de retour parmi vous, indiqué-je en caressant doucement le cétacé, comme j’ai appris à le faire au fil de nos rencontres.

Un petit baleineau vient glisser son museau sous mon bras et je souris à nouveau. J’ai l’impression de ne faire que ça, sourire. Encore et encore. Moi qui étais dans une dépression folle, voilà que je me remets à espérer dans la vie.

— Et voici, Némo, le petit baleineau qui est venu me rejoindre. Quand tu auras aussi des enfants, il faudra que tu leur présentes. Ils seront ravis de pouvoir jouer ensemble, je suis sûr.

J’ai entendu tant de fois ce types de propos de la part d’amis ou d’anciens collègues prédisant que je vais refaire ma vie et construire une famille, mais là, je ne le prends pas mal. J’ai même plutôt tendance à croire que ça sera un jour possible. En m’envolant sur mon lit, c’est l’Espoir que je chevauche, on dirait.

— Promis, je reviendrai encore, dis-je en faisant signe à Betsy de s’accrocher. Mais j’ai un autre endroit à visiter. À très vite, chère baleine. Et sois sage, Némo ! Sinon, gare à tes nageoires !

Je redécolle et poursuis mon voyage. C’est fou comme je reconnais rapidement les étoiles et que j’arrive à trouver mon chemin sans me perdre. En quelques minutes, j’approche de cette planète que j’ai créée de toutes pièces. C’est un monde idéal, où j’ai pu tout organiser comme je le pensais. Toujours chevauchant mon lit, je descends à toute allure pour visiter les villes. En naviguant dans les rues, la première chose dont je me rends compte, c’est que tout a bien changé. Les progrès technologiques qu’ils ont faits sont admirables et je dois faire attention aux véhicules volants qui leur servent désormais de moyens de locomotion. Les bâtiments sont désormais presque tous en verre et s’élèvent à des centaines de mètres.

— Wow, on dirait que j’ai raté des centaines d’années, murmuré-je, ébahi devant toutes ces transformations. Il faut croire que la société s’est complètement transformée depuis je suis passé la dernière fois…

— Le temps fonctionne de manière aléatoire ici, me répond Betsy. Sans toi pour le réguler, tout s’accélère… Et… non, je te laisse découvrir par toi-même.

— Découvrir quoi ?

— Va te poser là-bas, tu vas comprendre.

Mon lit atterrit doucement et je la suis dans un amphithéâtre où visiblement, un professeur explique l’histoire récente et ce que j’apprends me dévaste presque totalement. La société idéale que j’avais lancée est devenue une dictature sans principe. Le cours magistral n’est aucunement un échange de savoirs, c’est un endoctrinement pour encourager les participants à la guerre, à la domination de la ville sur le reste du monde. Quelle horreur…

— Mais comment est-ce possible ? demandé-je en m’effondrant à même le sol sans me préoccuper de ce que pourraient penser ceux qui me voient.

Betsy s’agenouille à mes côtés et prend mes mains dans les siennes.

— Il y a eu une crise, ils ont fait ce qu’ils faisaient avant, ils ont appelé leur Créateur mais… il ne leur a pas répondu. Incapables de réfléchir par eux-mêmes, ce sont une poignée d’individus sans foi ni loi qui ont pris le dessus. Et… voilà le résultat.

— Il est trop tard pour faire quoi que ce soit, non ?

— Il n’est jamais trop tard. Te revoilà, ce voyage est le début d’une nouvelle aventure, non ?

— Une aventure ? Mais on parle de l’avenir de millions, de milliards peut-être de personnes ! Et moi, je pourrais changer ça ? Je ne suis plus un enfant, Betsy… Et je… je rate tout ce que je fais, c’est horrible.

— Moi, j’ai confiance en toi. Et ici aussi, il y a encore plein de monde qui n’attend qu’un signe de ta part pour se remettre en mouvement. Je suis sûre que tu as tout ce qu’il faut pour y arriver.

Ses mots ont un pouvoir impressionnant et je me relève, plus confiant. Sans vraiment savoir comment, je me retrouve sur mon lit avec mon amie et nous filons à une allure folle pour retourner jusque chez moi où je retrouve ma chambre avec soulagement. Betsy se couche à mes côtés et je ferme les yeux, le cerveau encombré de tout ce que j’aimerais mettre en place pour mon joli petit monde.

Lorsque le bruit de mon radio-réveil me réveille, je suis surpris de découvrir que Betsy est toujours près de moi. Avant, elle disparaissait au petit matin.

— Tu… tu es toujours là ? demandé-je alors qu’elle ouvre à son tour les yeux.

— Eh bien, oui, on va faire un bout de chemin ensemble, je crois. On a un monde à sauver ! Et comme on ne peut y voyager que la nuit, autant passer les journées à y réfléchir !

Et si j’en crois la façon dont elle me regarde, sensuelle et provocatrice, on ne va pas faire que réfléchir ! Il semblerait que mes expéditions nocturnes ne vont pas être les seules à m’apporter leur lot de découvertes. J’ai hâte de débuter ce nouveau voyage en la plus charmante des compagnies !