Chapitre 2

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A une heure moins dix, Lisa s’empressa de retourner à son casier pour y récupérer ses livres de cours pour l’après-midi. Son cœur tambourinait déjà d’excitation à l’idée qu’elle allait retrouver M. Bates dans quelques instants. Contemplant avec amour la couverture de son bouquin de maths de terminale et songeant avec envie aux leçons passionnantes qui l’attendaient cette année, elle ne remarqua même pas l’arrivée de sa voisine de casier.

- Hey, salut Lisa ! dit la jeune fille. Toi aussi tu t’es coupé les cheveux ?

Surprise, la nommée releva la tête et s’aperçut alors qu’Ashley Westbrook se tenait à côté d’elle. Elle eut d’ailleurs du mal à la reconnaître tout de suite, tant sa coiffure avait changé. Ses cheveux châtains et ondulés – qui jadis descendaient jusqu’à sa poitrine – étaient désormais coupés en un carré plongeant, dont les mèches les plus longues arrivaient juste en dessous de son menton. Un look totalement différent, mais qui lui allait à ravir. Même avec les cheveux courts, Ashley Westbrook était toujours aussi belle.

- Ça alors ! s’exclama Lisa en riant. On a eu la même idée en même temps !

- En même temps, je ne sais pas, mais on a effectivement opté pour la même longueur de cheveux.

- Ça te va très bien, en tout cas, complimenta Lisa.

- A toi aussi, répondit Ashley avec un sourire.

- Et dire que ma mère m’a laissé croire que les cheveux courts n’étaient plus à la mode…, s’exclama Lisa en levant les yeux au ciel. Qu’est-ce qui t’a poussée à te les faire couper ?

- Oh, j’avais juste besoin de changer un peu… Comme pour marquer un tournant et essayer de partir sur de nouvelles bases… 

- Une nouvelle coupe pour une nouvelle vie, comme on dit !

- Oui… J’espère seulement que ce dicton est vrai…

Lisa, qui ne savait pas trop comment interpréter ces dernières paroles, se contenta de fourrer ses bouquins de cours dans son sac. Ashley, pendant ce temps, fit tourner la molette de son coffre pour en composer le code. Lorsqu’elle tira sur le loquet, la porte de son casier s’ouvrit d’un seul coup.

- Waouh ! s’écria Lisa en se tournant bouche bée vers sa camarade.

- Eh oui ! Ce matin aussi, il s’est ouvert du premier coup. On dirait que les grandes vacances lui ont bien profité.

- Comment se sont passées les tiennes, d’ailleurs ?

- Ç’a été…, répondit évasivement Ashley, en baissant la tête pour cacher son visage derrière une rangée de cheveux. Mes vacances ont été plutôt tranquilles…

- Tu es restée à Greentown ?

- Oui, mes parents n’ont pas pris de congés cet été, donc je n’avais pas trop le choix… Heureusement que j’avais mon petit boulot au Redmond pour m’occuper, car à part pendant le festival de jazz, on ne peut pas dire que la ville était très animée…

- C’est vrai, admit Lisa. J’imagine que le cinéma ne devait pas être très fréquenté non plus… Enfin, tu as bien du courage de travailler pendant les vacances !

- J’essaye de me faire un peu d’argent pour pouvoir financer mes études, expliqua Ashley. Mes parents tiennent une pharmacie à quelques pas du lycée et ils ont perdu beaucoup de clients depuis l’ouverture du Walmart… Même en faisant des économies, ils ont parfois du mal à payer leurs factures, alors je te laisse deviner la tête qu’ils font quand je commence à leur parler de l’université de Columbia…

- Crois-moi, c’est quelque chose que je devine parfaitement…, affirma Lisa en pensant à la réaction qu’avait eue sa mère lorsqu’elle lui avait avoué qu’elle préférait continuer ses études après le lycée.

La situation difficile que traversait Ashley lui rappelait hélas sa propre situation et le mal qu’elle avait eu à convaincre sa mère de la laisser postuler à une grande université. Elle était touchée de voir que sa camarade n’hésitait pas à lui confier ce genre de problèmes – alors même qu’elles ne se connaissaient que très peu – et elle souhaitait à tout prix l’aider à continuer à croire en ses chances d’intégrer la fac de ses rêves. Elle lui devait bien ça, après le post-it anonyme qu’elle avait retrouvé collé sur la porte de son casier en juin dernier, et sur lequel avaient été écrits ces mots d’encouragement : « Bon courage pour ton examen de demain. Je crois en toi. » Des mots écrits de la main d’Ashley Westbrook, elle en était persuadée, même si elle n’avait jamais osé lui demander si c’était bien elle qui lui avait laissé ce message – de peur, sans doute, de se sentir ridicule si tel n’était pas le cas.

- Tu sais que la plupart des universités proposent des bourses à leurs étudiants ? Tu pourrais peut-être faire une demande…, suggéra Lisa.

- Le problème, c’est qu’il faut un dossier en béton pour qu’une telle demande soit acceptée…, répondit Ashley. A l’heure qu’il est, mes notes sont loin d’être suffisantes… Tout ce que je peux faire, c’est essayer de me rattraper cette année, car apparemment ce sont les notes de première qui comptent le plus dans le dossier de candidature…

- C’est vrai, confirma Lisa. D’ailleurs, si tu souhaites que je t’aide à nouveau pour les maths, n’hésite pas à revenir me voir. Je serais ravie de reprendre les cours de soutien avec toi.

- Même si j’ai fini par tout laisser tomber la dernière fois ?

- Bien sûr. Tout le monde a droit à une seconde chance !

Visiblement touchée par la proposition de Lisa, Ashley passa une mèche de cheveux derrière son oreille gauche, révélant le sourire reconnaissant qui se dessinait sur ses lèvres.

- Merci, c’est gentil, dit-elle. Je pense d’ailleurs que je vais en avoir grand besoin : j’ai encore M. Bates comme prof de maths, cette année…

Elle avait prononcé ces mots d’un air abattu, comme si le fait de se retrouver à nouveau dans la classe de M. Bates était le comble de la malchance. Et dire que, pour Lisa, c’était tout le contraire !

- C’est un très bon prof, tu sais..., ne put-elle s’empêcher de répondre, soucieuse de défendre l’homme qu’elle aimait. D’accord, il donne un peu trop d’exercices à faire à la maison, et ses devoirs surveillés sont toujours assez durs, mais c’est grâce à son niveau d’exigence que j’ai réussi à avoir d’aussi bonnes notes aux tests de maths standardisés. En tout cas, je suis bien contente de l’avoir à nouveau en terminale, conclut-elle en rougissant légèrement. A ce propos…

Lisa baissa la tête pour consulter sa montre, avant de s’exclamer subitement :

- Il va falloir que je te laisse ! J’ai cours avec lui dans deux minutes, et je ne voudrais pas arriver en retard…

« Pas comme l’année dernière... » ajouta-t-elle dans sa tête, en se rappelant le jour de sa rentrée en première, lorsqu’elle avait débarqué pour la première fois dans la classe de M. Bates en se ramenant cinq minutes après la sonnerie.

- Tu as raison, il vaut mieux que tu te dépêches, lui conseilla Ashley. Si tu traînes trop, toutes les bonnes places vont être prises, et tu risques de te retrouver tout devant !

A ces mots, Lisa se rappela alors l’urgence qu’il y avait à ce qu’elle file en cours de maths, si elle voulait au contraire être sûre de pouvoir récupérer sa place au premier rang.

- Cette fois, il faut vraiment que j’y aille ! s’écria-t-elle d’une voix affolée. A plus tard !

Et, sous les yeux ébahis d’Ashley Westbrook, Lisa Thompson se mit à courir dans le couloir principal comme une dératée.



Pour Lisa, l’un des avantages d’être au premier rang en cours de maths – hormis celui d’avoir une vue imprenable sur les équations écrites au tableau – était qu’elle pouvait admirer le nœud papillon de M. Bates dans ses moindres détails. Ainsi remarqua-t-elle qu’il n’était pas uniquement de couleur jaune moutarde, mais parsemé de pois blancs, ce qui le rendait encore plus élégant.

Par bonheur, la jeune fille avait réussi à arriver la première et à récupérer sa place favorite : celle située en plein milieu de la première rangée de tables, pile en face du bureau de l'enseignant. Celui-ci, qui était entré dans la salle quelques secondes après elle, l’avait saluée par un amical : « Bonjour Lisa. Comment vas-tu ? », auquel elle avait répondu avec un grand sourire :

- Ça va très bien, et vous ? Vous avez passé de bonnes vacances ?

- Excellentes ! Et toi ? Ah, mais je vois que tu as pris des couleurs ! s’était-il exclamé en remarquant le bronzage de Lisa. Tu as bien profité du soleil de la Californie, on dirait !

Elle qui s’était attendue à ce que M. Bates lui fasse un commentaire sur sa nouvelle coiffure, elle avait droit à la place à un compliment sur son teint, ce qui au final la flattait encore plus.

- C’est vrai qu’il a fait particulièrement beau ici, cet été, avait-elle reconnu. Et vous ? Comment était votre séjour à Paris ?

- Trop court ! Je serais volontiers resté une semaine de plus, mais bon… Il faut bien retourner travailler un jour ! avait répondu l’enseignant, avant de poser son cartable en cuir sur son bureau et de l’ouvrir pour en sortir le manuel de mathématiques de terminale.

Lisa avait déjà posé son exemplaire sur sa table, à côté de sa trousse, de sa calculatrice et de son cahier à spirales. Pendant les vacances, elle n’avait pu résister à la tentation de le lire entièrement, et elle connaissait désormais par cœur le programme de ce premier semestre : limites et continuité, dérivées et intégrales, suites et séries numériques… Autant de réjouissances que M. Bates se fit un plaisir d’annoncer à ses élèves lorsqu’ils furent tous installés dans la salle.

- Encore des séries ? se lamenta Scott Davis, qui se retrouvait une nouvelle fois dans la classe de Lisa.

- L’année dernière, nous avions étudié les séries de Fourier, rappela M. Bates. Cette année, nous aborderons les séries entières et les séries de Taylor.

- Il y en a encore combien d’autres comme celles-là ? grommela le garçon à voix basse.

- En ce qui me concerne, je préfère les séries de Netflix, lança son voisin de droite, sans prendre la peine de baisser le ton, ce qui provoqua une vague de rires dans la classe.

M. Bates, cependant, ne partagea pas l’hilarité de ses élèves.

- Je tiens à vous prévenir, dit-il d’un air grave, certains d’entre vous pensent peut-être qu’ils peuvent se la couler douce cette année, parce qu’ils ont déjà passé leurs tests standardisés et que leurs notes de première sont suffisantes pour postuler aux universités de leur choix. Ne croyez pas pour autant que les jeux sont faits ! Beaucoup de facs réclament aussi les notes de terminale. Ce serait dommage de gâcher votre dossier simplement parce que vous avez décidé de vous relâcher pendant votre dernière année de lycée.

Lisa, pour sa part, était bien décidée à continuer sur la même lancée qu’en première. Les notes que lui avait mises M. Bates au cours de cette année étaient tellement bonnes qu’elle ne voulait pour rien au monde le décevoir en faisant chuter sa moyenne. Non, elle tenait à poursuivre ses efforts pour pouvoir garder son estime et lui assurer qu’il avait eu raison de croire en elle. Même si ses résultats aux examens du SAT et de l’ACT étaient plus que prometteurs, ce n’était pas une excuse pour se laisser aller, ni pour s’endormir sur ses lauriers.

- De toute façon, ceux qui comptaient se reposer cette année n’avaient qu’à pas choisir un cours de maths de niveau avancé, fit remarquer Arthur Macmillan.

Comme Lisa, le petit binoclard aux cheveux roux avait choisi de suivre les cours de maths de M. Bates et de garder sa place habituelle au premier rang. Ainsi se retrouvait-il encore assis à côté de son éternelle rivale, qui avait d'ailleurs fini par le battre en classe de première, mais qu’il comptait bien détrôner cette année.

- Tout à fait, approuva l’enseignant. Même si, pour certains, le choix de ce cours de niveau avancé peut paraître surprenant…, ajouta-t-il en portant son regard sur Scott Davis.

Lisa s’étonnait elle aussi de voir que le capitaine de l’équipe de baseball, qui avait toujours été une quiche en maths, avait décidé de reprendre le cours de M. Bates, réputé difficile. Sans doute ses parents l’avaient-ils poussé à faire ce choix pour enrichir son dossier de candidature à l’université... Mais comment expliquer que M. Carver, le conseiller principal d’éducation, ou même M. Hawkins, le proviseur, aient accepté de le laisser suivre ce cours inadapté à son niveau ? A croire que les rumeurs disaient vrai et que les parents de Scott étaient réellement capables de soudoyer n’importe qui, y compris un membre de l’équipe pédagogique du lycée... Il paraissait qu’ils étaient milliardaires, et qu’ils possédaient une énorme villa avec piscine et jacuzzi…

- En bref, cette année encore, il va falloir s’accrocher, résuma M. Bates, avant de se tourner vers le tableau pour commencer à écrire sur l’ardoise : « Chapitre 1 – Continuité ».

Pour ce qui était de s’accrocher, Lisa n’y voyait absolument aucun inconvénient. Elle qui d’ailleurs était restée accrochée à sa table favorite comme une moule à son rocher, elle gardait son regard braqué sur M. Bates pour le dévorer des yeux pendant qu’il avait le dos tourné. Même vu de derrière, il y avait déjà tant de choses chez lui qu’elle pouvait admirer : la largeur de ses épaules, la blancheur immaculée de son col de chemise, le style coiffé-décoiffé de sa coupe de cheveux... En l’observant plus attentivement, elle distingua même quelques petits cheveux blancs éparpillés au-dessus de sa nuque et au niveau de ses tempes. Ces premiers signes de vieillesse, qu’elle n’avait jamais remarqués auparavant, la plongèrent dans une certaine mélancolie. Ils lui faisaient à nouveau prendre conscience de la différence d’âge qui la séparait de cet homme, et du peu de chances qu’elle avait de pouvoir un jour sortir avec lui. Mais, bien loin d’altérer son charme, ils lui donnaient au contraire un côté encore plus séduisant.

Alors que M. Bates était occupé à rédiger au tableau la définition d’une fonction continue, Lisa posa son regard sur sa main gauche qui tenait la craie. Un coup d'œil à son annulaire lui indiqua qu’il ne s’était pas marié pendant les vacances. Ouf ! Elle qui avait craint qu’il ne rencontre une jolie Française à Paris et qu’il ne la ramène dans ses bagages… Au moins, elle pouvait continuer à espérer : si M. Bates n’avait toujours pas trouvé l’âme sœur, tout n’était peut-être pas perdu pour elle. Mais comment un homme aussi beau pouvait-il rester célibataire ? C’était un vrai mystère...

A la fin de la leçon, Lisa ne put s’empêcher de rejoindre M. Bates à son bureau pour lui montrer fièrement les résultats qu’elle avait obtenus à ses tests de l’ACT et du SAT de mathématiques de niveau 2. Les notes étaient tombées durant les vacances, et elle avait maintes et maintes fois imaginé le moment où elle viendrait les annoncer à l'homme qu'elle aimait. Certes, ce n’était pas dans ses habitudes que de se mettre ainsi en valeur, mais le sans-faute qu’elle avait fait à son épreuve de maths méritait bien d’être connu de son prof.

- Très bon travail ! commenta l’enseignant avec un sourire réjoui. Je dois dire que je ne suis pas surpris par ta note au SAT de mathématiques. Quand j’ai vu l’énoncé, j’ai tout de suite pensé que cela ne te poserait aucune difficulté. Et voilà le résultat ! Tous tes efforts ont porté leur fruit.

- C’est grâce à vous, tint à préciser Lisa en rougissant. Vous nous avez tellement bien préparés à passer ce type d’épreuve… 

- Peut-être, mais on ne peut pas dire que cela ait profité à tout le monde… Quand j’ai appris les notes de certains… Ils sont bons pour repasser les tests à l’automne ! Pour toi, bien sûr, ce ne sera pas la peine. Tes notes sont déjà plus que suffisantes pour figurer dans ton dossier de candidature au MIT.

- A ce propos…, fit Lisa d’une voix hésitante. Vous seriez d’accord pour m’écrire une lettre de recommandation ?

Elle se souvenait du clin d’œil que M. Bates lui avait fait lors du forum des universités, lorsqu’elle s’était trouvée avec lui devant le stand du MIT et que la représentante lui avait expliqué qu’elle aurait besoin d’une lettre de recommandation de la part d’un prof de sciences ou de mathématiques. Même si l’enseignant lui avait ainsi laissé entendre qu’il se chargerait volontiers d’appuyer sa candidature par écrit, elle ne lui avait encore jamais formulé de demande officielle, et elle estimait que c’était maintenant le moment ou jamais de se lancer…

- Ce sera avec plaisir ! répondit M. Bates d’une voix ravie. Pour quand te la faut-il ?

- Oh, ce n’est pas urgent ! le rassura Lisa, dont le sourire montait déjà jusqu’aux oreilles. J’ai encore jusqu’au premier novembre avant de devoir envoyer mon dossier. Prenez le temps qu’il vous faudra !

- Je pense pouvoir te la remettre d’ici la fin de la semaine. En attendant, n’oublie pas d’en demander une aussi à ton CPE…

- Pas de soucis. Je vois M. Carver tout à l’heure, en cours d’anglais. J’irai lui demander s’il est d’accord, à la fin de la leçon.

- Très bien, approuva M. Bates. Je suis sûr que M. Carver saura trouver les mots les plus justes pour mettre en valeur toutes tes qualités.

- Si vous le dites ! lança la jeune fille qui, de son côté, était sûre que la lettre de M. Carver – aussi élogieuse fût-elle – n’aurait jamais pour elle la même valeur que celle de M. Bates.



L’un des avantages à ne plus avoir de répétitions avec les Screaming Donuts après les cours était que Lisa pouvait désormais passer la plupart de ses après-midis à la bibliothèque, à s’avancer dans ses devoirs ou à lire un bon bouquin tout en épiant M. Bates. Celui-ci arrivait en général à trois heures et s’installait toujours à la même table, au fond de la salle, à côté du rayon « Histoire contemporaine ». Ce jour de rentrée des classes ne fit pas exception. Lisa, qui s’était assise non loin de la place de prédilection de son prof, fut heureuse de constater qu’il avait lui aussi choisi de reprendre ses bonnes vieilles habitudes. La tête penchée sur son cahier d’exercices de mathématiques, elle fit mine de ne pas le remarquer, de peur d’éveiller ses soupçons en le regardant trop franchement. Ne risquait-il pas de voir clair dans son jeu et de deviner qu’elle venait exprès à la bibliothèque pour l'observer ?

La jeune fille devait tâcher de faire profil bas si elle ne voulait pas que son secret soit découvert – que ce soit par M. Bates ou par n’importe quelle autre personne fréquentant régulièrement la bibliothèque. Mieux valait pour elle qu’elle garde les yeux fixés sur les questions du problème d’analyse qu’elle avait à résoudre pour le lendemain. Même si, maintenant que son prof de maths se trouvait assis à seulement quelques mètres devant elle, il lui était bien difficile de rester concentrée… D’autant plus que les élèves qui occupaient la table de gauche, à côté de la sienne, ne se gênaient pas pour discuter bruyamment, comme s’ils se croyaient seuls dans la salle d’études. Comment pouvaient-ils ne pas se rendre compte qu’ils dérangeaient tout le monde en riant aussi fort ?

Agacée, Lisa tourna la tête dans leur direction pour leur adresser un regard furibond, mais les quatre garçons tapageurs ne remarquèrent absolument rien, tant leur hilarité semblait les couper du reste du monde. Il fallait dire aussi qu’ils paraissaient complètement en marge de la société, non seulement de par leur comportement désinvolte, mais aussi de par les vêtements qu’ils portaient. Tous les quatre étaient entièrement vêtus de noir, de la tête aux pieds. L’un d’eux portait une paire de rangers noires dont il n'avait même pas pris la peine de faire les lacets, un short noir qui laissait ostensiblement voir la pilosité de ses jambes, un t-shirt noir des Dead Kennedys, et enfin un blouson en cuir noir sur lequel il avait épinglé plusieurs rangées de badges de groupes de rock, telles des décorations militaires qu’il arborait fièrement au niveau du cœur. Le parfait look du punk anarchiste. Un style vestimentaire qui n’était d’ailleurs pas sans rappeler à Lisa ses propres goûts musicaux et ses débuts de bassiste dans l’univers du punk rock. Ce garçon, qu’elle n’avait encore jamais remarqué auparavant – était-il nouveau au lycée Lincoln ? – lui faisait étrangement repenser à William Flynn, l’ancien batteur des Screaming Donuts... Du moins en ce qui concernait ses habits, car le reste de son physique était bien différent : il avait des cheveux noirs et courts, coiffés en pics avec du gel, d’épais sourcils bruns et des yeux marron maquillés de noir ; il portait un piercing en forme d’anneau à la narine droite, ainsi qu’une paire de plugs noirs aux oreilles. Une apparence peu conventionnelle, qui montrait clairement qu’il se fichait des convenances.

- Quand je pense que c’est seulement le premier jour de cours…, lança-t-il en posant ses deux pieds sur la table. Qui aurait cru qu’une journée puisse sembler aussi longue ?

- A croire qu’il n’y a qu’au lycée Lincoln que le temps passe aussi lentement…, ajouta l’un de ses camarades.

- En particulier dans la classe de Mme Smith !

Ce commentaire déclencha à nouveau les rires des quatre garçons, ce qui leur attira cette fois le regard courroucé de la documentaliste qui se tenait à proximité, assise derrière son bureau.

- C’est pas bientôt fini, tout ce bruit ? se fâcha la jeune femme d’une voix tonitruante. La bibliothèque est un lieu de calme et de silence ! Si certains ne comprennent pas ce que cela veut dire, ils peuvent ranger leurs affaires et sortir dans la cour pour continuer leur tapage, mais qu’ils ne restent pas perturber les élèves qui viennent ici pour travailler.

- Aïe ! dit à voix basse le garçon au blouson en cuir et aux rangers noires, en appuyant son index contre son oreille droite. Pour une salle de calme et de silence, je crois bien que le niveau sonore vient de dépasser le seuil de douleur !

- Oui, elle m’a explosé les oreilles, chuchota son voisin de droite d’une voix commotionnée. J’ai dû perdre au moins dix décibels d’audition…

- Bah ! Tu étais déjà à moitié sourd, après tous les concerts auxquels tu es allé !

De  nouveaux gloussements de rire agitèrent les quatre énergumènes, ce qui acheva d’exaspérer la documentaliste.

- Très bien, vous l’aurez voulu, s’écria-t-elle en s’approchant de leur table d’un air menaçant. Vous rangez vos affaires et vous sortez ! ordonna-t-elle en pointant du doigt la porte de la bibliothèque.

Cette violente injonction fut accueillie par une vague de soupirs de la part des quatre lycéens, qui obtempérèrent tout de même en pliant les gaules et en se levant de table pour se diriger vers la sortie. Tous les regards étaient désormais braqués sur eux, y compris celui de M. Bates et celui de Lisa. Celle-ci ne put s’empêcher de remarquer le petit air satisfait qu’affichait le garçon aux cheveux coiffés en pics. Il semblait particulièrement fier d’attirer l’attention sur lui. Souriant d’un air malicieux, il parcourut une dernière fois la salle de ses yeux maquillés de noir,  avant de franchir la porte de la bibliothèque à la suite de ses camarades.

Le calme se réinstalla aussitôt dans la bibliothèque. Lisa poussa un soupir de soulagement. Elle allait enfin pouvoir se remettre à travailler en paix. Un coup d'œil en direction de M. Bates lui révéla que lui aussi accueillait avec bonheur le retour du silence : il avait croisé ses jambes d’un air décontracté et s’était replongé dans sa lecture du manuel de mathématiques de terminale. Elle se demandait bien ce qu’il avait dû penser des quatre hurluberlus qui venaient de quitter les lieux. Et dire qu’il fut une époque où elle s’habillait elle aussi dans le style punk… Cela ne faisait pas si longtemps, d’ailleurs : moins d’un an auparavant, elle arborait encore fièrement ses t-shirts Nirvana et son sac à dos en treillis militaire... Elle avait bien changé, depuis. Une métamorphose s’était opérée en elle, et elle devait cela à M. Bates. C’était pour lui plaire qu’elle portait aujourd’hui des vêtements plus féminins.

Maintenant que le silence régnait de nouveau dans la salle d’études, Lisa fut particulièrement efficace dans la résolution de ses problèmes de maths. La présence toute proche de son prof lui apportait une motivation supplémentaire, et, en moins d’une demi-heure, elle parvint à répondre à toutes les questions des trois exercices qu’elle avait à finir pour le lendemain. Un peu déçue que M. Bates n’en ait pas donné davantage, elle se demanda comment elle allait bien pouvoir s’occuper si elle voulait rester dans la bibliothèque jusqu’au départ de l’enseignant.

Elle avait le choix entre lire un extrait de dix pages des Raisins de la colère – à résumer en trois cents mots pour son cours d’anglais de lundi prochain – ou reprendre sa lecture du Maître du Haut-Château – qui, elle, ne nécessitait aucun résumé d’aucune sorte. Sans hésiter, Lisa sortit le bouquin de Philip K. Dick de son sac et l’ouvrit à l’endroit où elle avait glissé son marque-page. Elle s’appuya confortablement contre le dossier de sa chaise et croisa les jambes comme M. Bates. Ce dernier, absorbé par sa propre lecture, n’avait toujours pas remarqué son élève. Ce ne fut que vingt minutes plus tard, lorsque l’horloge de la bibliothèque afficha quatre heures et que l’enseignant referma son bouquin de maths, qu’il s’aperçut enfin de la présence de Lisa assise à deux tables en face de la sienne. Il dut prendre note du titre du livre qu’elle tenait entre les mains, car un petit sourire se dessina sur ses lèvres. Jugeant sans doute qu’il était temps pour lui de se rendre au Gourmet’s pour y savourer un bon café, il rangea son manuel scolaire dans son cartable, se leva de sa chaise et se dirigea vers la sortie. Lisa, qui bien sûr suivait du coin de l’œil ses moindres faits et gestes, le vit alors s’approcher de sa table, du côté où elle se trouvait. Elle persista à faire semblant de ne pas le voir, s’efforçant de focaliser son attention sur les lignes qu’elle avait sous les yeux, mais il lui était désormais impossible de comprendre la moindre chose de ce qu’elle lisait. Elle sentit bientôt la présence de son prof à quelques centimètres de son épaule droite, et, avant qu’elle ne daigne enfin tourner la tête dans sa direction, M. Bates se pencha vers elle pour lui souffler à l’oreille :

- Alors ? Ai-je bien fait de te conseiller ce roman ?

Lisa resta pétrifiée sur sa chaise. Ecarquillant les yeux de stupeur, elle n’osa plus faire le moindre mouvement, par crainte de commettre une maladresse. M. Bates était si proche d’elle qu’elle pouvait respirer son parfum ! Ce parfum si suave et si grisant… La jeune fille avala sa salive, puis répondit en bégayant :

- Ou... Oui… L’hi... L’histoire me plaît beaucoup.

Aussitôt après avoir prononcé ces mots, elle se rendit compte du sens quelque peu déroutant qu’ils pouvaient renfermer, étant donné que l’histoire du bouquin se passait dans un monde alternatif dominé par l’Allemagne nazie et l’Empire du Japon… Loin d’elle l’idée de se faire passer pour une fasciste ou une sympathisante du Troisième Reich ! Elle se demanda brièvement si elle ne devait pas essayer de clarifier ses propos, mais, de peur de s’embrouiller et de s’enfoncer davantage, elle préféra garder le silence et prier pour que M. Bates ne se soit pas mépris sur son compte.

L’enseignant se contenta de sourire, sans doute ravi de constater que son élève appréciait le livre qu’il lui avait suggéré de lire pendant les vacances, puis lui souhaita un bon après-midi, avant de s’éloigner de sa table et de quitter la bibliothèque.

Encore sous le choc de ce qui venait de lui arriver, Lisa fixa d’un air hagard la porte qui s’était refermée derrière M. Bates. Celui-ci s’était tenu si près d’elle qu’elle en avait encore des frissons dans tout le corps ! Pourquoi avait-il ainsi rapproché son visage du sien et lui avait-il chuchoté des mots à l’oreille ? N’était-ce pas un peu imprudent de sa part ? Même si la table de gauche s’était libérée quelques minutes plus tôt, la bibliothèque était encore pleine d’élèves qui avaient dû se poser des questions...

Lisa jeta un regard inquiet autour d’elle. Par chance, la plupart des lycéens ne semblaient pas avoir remarqué quoi que ce soit, tant ils paraissaient absorbés par leur travail. Ils continuaient à faire leurs devoirs, à feuilleter des magazines ou à utiliser les ordinateurs en libre service, le tout dans une atmosphère parfaitement calme et studieuse...

« Bien sûr ! » se dit alors Lisa. Si M. Bates s’était rapproché d’elle pour lui parler à l’oreille, c’était uniquement pour respecter le silence dans la bibliothèque et faire le moins de bruit possible. Pourquoi diantre se serait-elle imaginé autre chose ? Son comportement n’avait rien de suspect et se révélait au contraire tout naturel.

Soulagée de constater que le geste de son prof de maths était finalement passé inaperçu, Lisa se détendit peu à peu, et reprit sa lecture du Maître du Haut-Château. Elle aurait pu elle aussi ranger ses affaires et quitter la bibliothèque pour suivre M. Bates jusqu’au café Gourmet’s, mais elle se dit qu’il ne valait mieux pas abuser. Au fond, sa première journée en classe de terminale avait déjà été suffisamment riche en heureux événements : après de chaleureuses retrouvailles avec M. Bates en cours de maths, sa promesse de lui écrire une lettre de recommandation et la façon dont il était venu l’aborder à l’instant… Lisa était plus que comblée.

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