Chapitre 5
Scott prenait à lui seul tout l’espace qu’Astrid et Kevin avaient occupé à eux deux, et il ne se gênait pas pour s’étaler davantage en étirant ses jambes devant lui et en posant ses pieds sur la table basse.
- Lisa Thompson, voyez-vous ça ! s’exclama-t-il en adressant à la jeune fille un sourire charmeur et en plaçant son bras droit juste derrière ses épaules, sur le haut du dossier du canapé.
Lisa sentit son corps se crisper. Elle avait horreur qu’on la touche ou même qu’on l’approche de trop près – exception faite de M. Bates, bien entendu (même si l’enseignant ne lui avait encore jamais accordé ce bonheur) – et la présence envahissante de Scott, quasiment collé contre elle, la gênait atrocement.
- Je dois dire que c’est une agréable surprise, confessa le garçon, avant de boire au goulot de sa bouteille de Budweiser. Je ne m’attendais pas du tout à te voir à cette fête.
« A vrai dire, moi non plus… » répondit Lisa dans sa tête.
- Moi qui pensais plutôt que tu passerais ton samedi soir à résoudre des équations…
« C’était bien ce que j’avais prévu de faire, à l’origine… » songea la jeune fille en avalant une nouvelle gorgée de son vodka-jus de pommes pour essayer de calmer sa frustration.
- Qu’est-ce que tu bois ?
- Un mélange à base de jus de pommes et de vodka…
- Bien ! approuva Scott. Très bien ! Tu commences à te relâcher un peu. Je suis fier de toi.
Lisa dut se retenir pour ne pas lever les yeux au ciel. Scott Davis, qui ne la côtoyait que durant les cours de maths de M. Bates, la prenait sans doute pour une véritable intello… Bien sûr, à côté de Melina qui était maintenant en train de se faire peloter par Jason devant la moitié de ses invités, Lisa devait passer pour une fille particulièrement coincée…
- Ça m’arrive aussi de m’amuser, tu sais ? rétorqua-t-elle sur la défensive.
- Tu as raison. C’est bien de s’amuser, de temps en temps. D’ailleurs, tu as quelqu’un avec qui t’amuser, ce soir ?
- Comment ça ? demanda Lisa en fronçant les sourcils.
- Tu sais, quelqu’un avec qui t’éclipser à l’étage pour t’enfermer avec lui dans une chambre et tester la literie…, expliqua Scott avec un clin d’œil.
- Pas vraiment, non, répliqua Lisa d’un ton catégorique, en se sentant rougir malgré elle à cette évocation peu subtile d’une partie de jambes en l’air.
- C’est dommage… En fait, je suis sûr que tu n’as même jamais eu l’occasion de t’amuser de cette manière, pas vrai ?
Cette fois, les joues de Lisa virèrent au rouge pivoine, et cela n’avait rien à voir avec les effets de l’alcool. Elle était de plus en plus embarrassée par les insinuations de Scott, qui avait manifestement deviné qu’elle était encore vierge, et qui se faisait un malin plaisir de la taquiner avec ça.
- Qu’est-ce que tu en sais ? lança-t-elle, bien décidée à ne pas lui révéler qu’elle n’avait encore jamais eu de rapport sexuel, ni même jamais fréquenté un garçon. De toute façon, ça ne te regarde pas.
- C’est bien ce que je pensais. Tu n’as jamais couché avec qui que ce soit. Si tu l’avais fait, tu ne m’aurais pas donné cette réponse. C’est typiquement ce que répondent ceux qui sont encore puceaux !
Exaspérée, Lisa dut se maîtriser pour ne pas faire éclater son gobelet rouge qu’elle serrait de plus en plus fort entre ses doigts.
- Ça viendra, rassure-toi, lui dit Scott comme pour la réconforter. Je suis sûr que ça te plaira. J’ai une copine qui te ressemble un peu, tu sais ? Au début, elle était très timide au lit, je devais tout lui apprendre, tout lui expliquer, mais ensuite… elle est devenue une vraie bête de sexe ! Aujourd’hui, elle me fait de ces trucs ! Je n’en reviens toujours pas. Il faut dire aussi qu’elle a des goûts un peu spéciaux… Mais c’est ça que j’aime, chez elle : sa façon de me surprendre !
Lisa était au comble du malaise. Elle ne savait vraiment plus où se mettre et se sentait piégée entre Scott d’un côté et le bord du canapé de l’autre. Tout ce qu’elle trouvait de mieux à faire pour essayer de garder bonne contenance était de boire davantage. Cherchant des yeux où avaient bien pu passer Astrid et Kevin, elle ne les voyait nulle part, et commençait à se dire qu’ils l’avaient abandonnée à son sort et qu’elle n’avait plus d’autre choix que de rester là, à écouter Scott lui déballer sa vie sexuelle. Mais pourquoi diable lui racontait-il ça, à elle ? Il ne lui avait quasiment jamais adressé la parole de toute sa scolarité au lycée Lincoln, alors pourquoi lui parlait-il ce soir de sa sexualité en lui confiant des détails dont elle n’avait que faire ? Etait-il complètement ivre ? Se doutait-il de la gêne que pouvait ressentir Lisa en entendant de telles paroles et faisait-il exprès d’en rajouter pour la rendre encore plus mal à l’aise ? Oui, c’était sûrement son objectif…
- Tu verras, le sexe, c’est vraiment ce qu’il y a de mieux, reprit Scott, avant de porter sa bouteille de bière à ses lèvres pour en reprendre une gorgée. Quand tu as commencé, tu ne peux plus t’en passer. C’est comme une drogue, tu sais ? Mais non, c’est vrai, j’oubliais... Tu ne sais pas. Tant qu’on n’a pas pratiqué, on ne peut pas savoir... C’est ce que disait M. Bates, l’autre jour, en parlant de baseball : « Il ne suffit pas de regarder des matchs à la télé pour savoir jouer. » Il faut s’entraîner. Eh bien, avec le sexe, c’est pareil : il ne suffit pas de regarder des films porno à la télé pour savoir baiser. C’est juste une question de pratique.
Cette fois-ci, c’était trop. Scott avait vraiment dépassé les bornes de la décence ! Comment osait-il citer M. Bates pour illustrer des propos aussi licencieux ? Lisa était sidérée. Elle savait pertinemment quelle était la différence entre la théorie et la pratique, et n’avait nul besoin que Scott fasse mention de son prof de maths pour comprendre ce qui distinguait un film X d’une véritable relation sexuelle. En outre, le fait de l’entendre parler à la fois de sexe et de l’homme qu’elle aimait ne faisait qu’augmenter son embarras.
Désemparée, elle regarda à nouveau autour d’elle pour chercher de l’aide ou trouver une excuse quelconque qui lui permettrait de se sauver. Par chance, elle vit Lindsey arriver vers elle avec un énorme paquet de Doritos dans les mains.
- Désolée, s’exclama la jeune fille aux longs cheveux bruns coiffés en tresse, j’ai mis plus de temps que prévu, mais j’ai été retenue par Samantha Jenkins, qui voulait à tout prix que je lui raconte comment s’étaient passées mes vacances à Santa Cruz… Tu es toute seule ? finit-elle par s’étonner. Où sont passés Astrid et Kev ?
- Ils sont partis se resservir à boire. Je crois d’ailleurs que je vais faire pareil…, répondit Lisa, qui voyait là un prétexte idéal pour s’enfuir le plus loin possible de Scott Davis.
- Tu ferais mieux d’abord de finir ton verre, lui conseilla le garçon avec un sourire malicieux.
Sur ce, Lisa vida son gobelet d’un trait, le reposa sur la table basse et se leva en déclarant :
- C’est fait.
Eberlué, Scott la regarda en clignant des yeux.
- Eh ben ! s’exclama-t-il. Ça, c’est ce qu’on appelle avoir soif !
Sans surprise, Lisa se sentait encore plus assoiffée qu’au début de la soirée. Le cocktail qu’elle venait de boire n’avait fait que la déshydrater davantage, et elle n’avait qu’une envie, c’était de mettre la main sur une grande bouteille d’eau fraîche pour se désaltérer. Aussi se dirigea-t-elle instinctivement vers la table chargée de boissons, sans même prendre congé ni de Scott ni de Lindsey. Elle commençait à ne plus marcher très droit à cause de l’alcool, et elle se cogna à plusieurs reprises contre des invités qui manquèrent de renverser leur boisson.
- Regarde où tu vas ! rouspéta l’un d’eux.
- Elle est déjà saoule, celle-là ? lança sa copine.
Tout autour d’elle semblait flotter comme dans un rêve. Cette sensation grisante n’était pas pour lui déplaire, car l’euphorie la gagnait peu à peu et elle se sentait de plus en plus légère...
- Hey Lisa ! s’écria Jordan, qui se tenait devant la tireuse à bière, posée sur la table des boissons, et qui se remplissait un gobelet à ras bord. Ça fait tout drôle de te voir ici !
- C’est bizarre… Il me semble avoir déjà entendu ça quelque part…, commenta Lisa en roulant des yeux.
- Hahaha ! Excuse-moi, c’est juste que je n’ai pas l’habitude de te voir en dehors des cours de maths… Je te sers une bière ? proposa le garçon en lui tendant le gobelet qu’il venait de remplir.
- Euh… Tu n’aurais pas de l’eau, plutôt ?
- De l’eau ? répéta Jordan d’un air ahuri. Mais pour quoi faire ?
- Ça va, j’ai compris, je vais prendre une bière…, se résigna la jeune fille en acceptant le verre que lui offrait son camarade de classe.
Finalement, ce n’était pas une si mauvaise idée pour se désaltérer. Cette bière était nettement moins forte que le vodka-jus de pommes qu’elle avait pris juste avant, et elle lui semblait beaucoup moins amère que celle qu’elle avait pu goûter à la soirée de James Cooper. Renouant avec le goût du malt et du houblon, Lisa sirota son verre tout en flânant dans le salon à la recherche d’Astrid et Kevin. Les deux amoureux étaient absolument introuvables. Lisa commençait à se demander s’ils n’avaient pas fini par s’éclipser à l’étage pour s’enfermer tous les deux dans une chambre et « tester la literie »...
Encore sous le choc de ce que lui avait raconté Scott, Lisa essaya de chasser ses paroles de son esprit en prenant une nouvelle gorgée de sa bière. Ce fut à cet instant que Trevor Lopez fut irruption dans la salle de séjour en s’écriant :
- Eh, les gens ! Ça vous tente de faire une partie de beer pong, dehors ? Il s’est enfin arrêté de pleuvoir !
Enchantée par cette nouvelle qui signifiait qu’elle allait pouvoir sortir dans le quartier sans se faire tremper, Lisa s’empressa de terminer sa bière, posa son gobelet vide sur une table et s’empara de son téléphone pour envoyer un message à sa mère et lui demander de venir la chercher à l’arrêt de bus de Mill Spring. Il n’était que neuf heures et demi, mais Amanda Thompson avait l’habitude de voir sa fille quitter les soirées de bonne heure. La seule chose qu’elle risquait de trouver louche était le lieu où Lisa souhaitait qu’elle la récupère – pourquoi à l’arrêt de bus et pas devant chez Melina ? –, mais elle pouvait toujours interpréter cette bizarrerie comme la volonté de sa fille de ne pas montrer à ses camarades qu’elle se faisait reconduire chez elle en voiture par sa mère.
Lisa se faufila parmi les convives jusqu’au vestibule et récupéra son blouson à capuche qu’elle avait laissé sur le porte-manteau. Tant pis si elle s’en allait sans dire au revoir à Astrid et Kevin : ils n’avaient qu’à rester avec elle durant la soirée. La jeune fille remonta la fermeture éclair de sa veste jusqu’au cou, puis sortit dans le jardin et descendit les marches du perron. L’air frais de la nuit lui fit un bien fou. Ses joues enflammées par l’alcool et la chaleur qui régnait dans la salle de séjour se refroidissaient progressivement. La musique rap assourdissante qui faisait vibrer les murs de la maison s’atténuait déjà avec la distance....
Une fois parvenue dans la rue, Lisa tourna à gauche et se mit en marche vers Irwin Street. Hormis les voitures des invités garées le long des trottoirs, le quartier était totalement désert. La lumière jaune des lampadaires se reflétait sur la chaussée mouillée, et quelques gouttes de pluie continuaient de tomber par-ci par-là. Lisa passa devant le fameux arrêt de bus où sa mère était censée la récupérer dans une vingtaine de minutes, dépassa la maison d’Astrid, puis arriva dans l’allée où se trouvait le domicile de son prof de maths.
Elle aperçut le pavillon de M. Bates à quelques mètres devant elle. Malgré l’heure tardive, les volets des fenêtres du rez-de-chaussée étaient encore ouverts. La lampe qui était restée allumée dans une des pièces éclairait une partie de son jardin. Lisa s’en approcha timidement.
Il devait sans doute s’agir de la cuisine, à en juger par l’évier et le four micro-ondes qu’elle apercevait à travers les carreaux de la fenêtre. La pièce paraissait vide. M. Bates était certainement occupé ailleurs dans la maison… Pour autant, Lisa devait se montrer prudente et tâcher de se fondre dans l’obscurité autant que possible, si elle ne voulait pas se faire repérer. L’enseignant pouvait à tout moment venir fermer ses volets et regarder par curiosité dans la rue… Que dirait-il alors s’il la découvrait en train d’errer devant chez lui à moitié ivre ?
Certes, elle n’était pas encore bourrée au point de se mettre à chanter toute seule à tue-tête, mais suffisamment pour ne pas trouver de meilleure façon de se cacher qu’en s’accroupissant derrière les poubelles de la maison qui faisait face à celle de M. Bates. Elle devait reconnaître que les conditions n’étaient pas optimales, mais au moins elle était sûre de ne pas rester ici très longtemps, et donc de ne pas arriver en retard à l’arrêt de bus. Elle ne tenait pour rien au monde à ce que sa mère – qui risquait de passer en voiture dans cette rue – la surprenne en flagrant délit d’espionnage (pour ne pas dire de voyeurisme)... A tous les coups, elle finirait par deviner que la maison que sa fille surveillait n’était ni plus ni moins que celle de son prof de maths, et Lisa aurait droit à une bonne engueulade une fois montée dans la voiture.
Mis à part le bruit de la fête chez Melina qui parvenait encore jusqu’ici, le quartier était relativement calme, et il n’y avait pas un chat aux alentours. Même la maison de M. Bates semblait déserte. Plongée dans le silence, elle n’offrait à la vue de Lisa aucun signe de vie. C’était à se demander si son prof n’avait pas oublié d’éteindre la lumière dans sa cuisine avant de sortir passer la soirée ailleurs… Pourtant, sa Mini Cooper noire et blanche était garée dans son jardin, juste devant la porte de son garage, ce qui était bien la preuve qu’il se trouvait chez lui. Si seulement Lisa pouvait le voir ne serait-ce que quelques secondes… Cela lui permettrait au moins de se dire qu’elle n’était pas venue à la fête de Melina pour rien.
Contre toute attente, la fenêtre du premier étage s’illumina. Lisa se pencha aussitôt sur le côté pour essayer d’apercevoir M. Bates, mais l’effet de l’alcool sur son cerveau lui fit perdre l’équilibre, et elle dut se raccrocher de justesse à la poubelle derrière laquelle elle était planquée pour ne pas s’affaler par terre. Une chance que le conteneur soit suffisamment lourd pour rester ancré au sol et ne pas tomber avec elle. Lisa n’osait imaginer ce qu’aurait pensé M. Bates en la retrouvant étalée sur le trottoir au milieu d’un tas d’ordures...
« Il aurait sans doute regretté de m’avoir écrit une lettre de recommandation pour le MIT… » songea-t-elle.
Ce fut à cet instant que la poubelle à laquelle elle était toujours agrippée se mit à gigoter violemment. Un grand remue-ménage à l’intérieur du conteneur secoua celui-ci de plus en plus fort. Lisa écarquilla des yeux ronds comme des billes avant de se rejeter en arrière. Elle tomba sur les fesses au moment même où un énorme raton laveur jaillit de la boîte à ordures.
- Hiiiiiiiiiiiiiiiii ! hurla la jeune fille d’une voix suraiguë en se relevant brutalement et en s’enfuyant à toutes jambes.
Le rongeur dut sans doute avoir aussi peur qu’elle, car il détala dans la direction opposée.
Et dire que Lisa avait voulu rester discrète ! Elle venait probablement de réveiller tout le quartier, et elle n’avait plus d’autre choix que de se sauver le plus vite possible, avant que M. Bates ne sorte de chez lui pour voir qui avait fait tout ce boucan.
Sa course effrénée la conduisit jusqu’à l’arrêt de bus, où elle s’arrêta pour récupérer son souffle. Le bitume détrempé sur lequel elle s’était rétamée lui avait mouillé les fesses et éraflé la paume des mains. Elle se demandait comment elle allait réussir à justifier devant sa mère le triste état dans lequel elle se trouvait. Heureusement, l’alcool qu’elle avait consommé durant la fête pouvait expliquer bien des choses...
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