Chapitre 18
Après la situation gênante dans laquelle elle s’était retrouvée à la bibliothèque, Lisa se demandait s’il n’était pas préférable pour elle de cesser de s’y rendre à l’heure à laquelle elle était sûre d’y croiser M. Bates. Si jamais Mike finissait par comprendre qu’elle faisait exprès de fréquenter la salle d’études en même temps que son prof de maths, il ne tarderait pas à en deviner la raison, et elle ne tenait pour rien au monde à ce qu’un de ses camarades découvre la nature de ses sentiments pour M. Bates. Avec sa mère, cela passait encore : jamais celle-ci n’irait répéter à quiconque la folie passagère de sa fille qui s’était entichée d’un prof ayant plus du double de son âge – c’était une toquade suffisamment honteuse pour que cela reste entre les murs de la maison. Mais avec un élève du lycée Lincoln… La rumeur risquait de se propager très vite dans tout le bahut. C’était ce que Lisa devait éviter à tout prix. Même si, pour cela, il lui fallait rompre avec ses habitudes.
Ce qui à ses yeux ressemblait à un sacrifice ne lui posa en vérité aucun problème lorsqu’arriva le jeudi 14 décembre, jour tant redouté de la publication sur internet des résultats d’admission au MIT. Certes, la bibliothèque disposait d’une douzaine d’ordinateurs en libre service qui lui offraient la possibilité d’accéder au site sur lequel devaient paraître les décisions du jury d’admission – Lisa n’avait toujours pas de forfait internet sur son téléphone –, mais elle ne connaissait que trop bien la lenteur légendaire de ces vieux PC. Pour elle, il était hors de question de prendre le risque de passer une heure à essayer de charger une page web saturée, surtout si M. Bates se trouvait dans les parages. Jamais elle ne réussirait à garder son sang froid si, comme elle le craignait, son ordinateur venait à ramer. Que dirait alors M. Bates en la voyant s’arracher les cheveux ? Et elle, que lui dirait-elle si jamais elle découvrait qu’elle était refusée au MIT ? Elle ne voulait surtout pas l’avoir comme témoin de son échec, lui qui l’avait depuis toujours encouragée à candidater pour cette université, car elle pressentait que cela ne ferait que renforcer son humiliation. Non, il lui fallait à tout prix quitter les murs du lycée dès la fin de ses cours et rentrer chez elle le plus vite possible. C’était la seule façon pour elle d’arriver à temps devant son ordinateur et de connaître son sort à l’abri des regards indiscrets.
Dès que retentit la sonnerie de trois heures moins le quart, Lisa sortit en trombes de la classe d’anglais et traversa le lycée à toutes jambes, sans même passer par son casier pour y récupérer sa lunch box. Elle fila droit à l’arrêt de bus et parvint de justesse à sauter dans le car de trois heures moins dix. Le trajet d’une demi-heure jusqu’à Clayton lui sembla durer une éternité. Frétillant d’impatience sur son siège, elle essayait de se calmer en observant le paysage par la vitre et de se changer les idées en écoutant de la musique, mais rien n’y faisait. Elle n’arrivait pas à chasser de son esprit l’imminence du verdict qui allait tomber dans quelques minutes...
Par miracle, le bus n’eut aucun retard et la déposa à trois heures vingt précises à son arrêt. Lisa reprit sa course folle jusqu’à la maison, sprintant comme une dératée pour traverser la route avant même que le car n’ait le temps de repartir. Jamais le chauffeur n’avait vu une élève aussi pressée de rentrer chez elle.
Lorsque Lisa arriva devant la porte d’entrée, il ne lui restait plus que cinq minutes pour monter dans sa chambre, allumer son ordinateur et se connecter au site du MIT. Un exploit qu’elle aurait pu accomplir sans trop de peine, si seulement Léo n’avait pas décidé de l’accueillir en miaulant à tue-tête et en se frottant contre ses jambes pour réclamer à manger.
- C’est vraiment pas le moment, Léo ! s’écria la jeune fille en essayant tant bien que mal de contourner son chat qui persistait à lui coller aux pattes.
Lisa se précipita dans l’escalier sans même prendre le temps de retirer son manteau, déboula dans sa chambre et claqua la porte derrière elle pour ne pas être dérangée. Sa mère ne rentrerait pas avant sept heures et demi, ce qui lui laissait tout le restant de l’après-midi pour découvrir la décision du jury d’admission et réussir à l’assimiler... si, bien sûr, elle parvenait à accéder au site de publication des résultats en moins de quatre heures.
En réalité, ce qui prit le plus de temps à Lisa, ce ne fut pas de charger la page web des résultats d’admission au MIT, mais de réussir à comprendre ce qu’elle voyait écrit dessus. Parmi les quelques dix mille candidats qui avaient postulé par la voie dite « rapide », un peu moins de sept pourcents d’entre eux avaient été retenus pour intégrer la prestigieuse université. Les autres avaient vu leur candidature reportée et basculer dans la voie dite « standard », ce qui signifiait qu’ils devaient attendre encore trois mois avant de connaître leur sort.
Une sélection drastique, qui certes n’éliminait pas tout de suite les candidats n’ayant pas immédiatement convaincu le jury – puisqu’elle leur laissait tout de même l’espoir d’être retenus par la suite –, mais qui n’offrait qu’à de très rares privilégiés la chance d’entrer dans l’une des universités les plus renommées des Etats-Unis.
Lisa n’arrivait pas à croire qu’elle faisait partie de ces heureux élus.
Elle dut relire plusieurs fois la page affichée sur l’écran de son ordinateur avant de réaliser ce qui lui arrivait.
Elle était admise au MIT !
Cela lui paraissait tellement incroyable qu’elle cligna des yeux à de nombreuses reprises, colla son nez contre l’écran de son PC et alla même jusqu’à en ajuster la luminosité et le contraste pour s’assurer qu’il ne s’agissait pas d’une erreur d’affichage. Mais non ! Elle ne rêvait pas. Le célèbre Institut Technologique du Massachusetts lui ouvrait grand ses portes et l’acceptait entre ses murs. Lisa Thompson allait pouvoir étudier dans la meilleure école d’ingénieurs des Etats-Unis !
Qui l’aurait cru ? Elle qui, un an auparavant, ne connaissait même pas le MIT ! C’était grâce à M. Bates qu’elle avait découvert l’existence de cette université. C’était lui qui lui en avait parlé le premier, lorsqu’il s’était assis à côté d’elle sur les marches du gymnase, le soir du bal d’hiver. C’était lui qui l’avait poussée à candidater à cette fac de renom et qui l’avait fait croire en ses chances d’y entrer.
Mais M. Bates n’était pas la seule personne envers qui Lisa pouvait être reconnaissante. Son admission au MIT, elle la devait aussi à sa mère. Même si, au début, Amanda avait été réticente à laisser sa fille poursuivre ses études après le lycée et viser une université élitiste, elle avait fini par approuver son choix et par la soutenir dans ses ambitions. C’était elle qui l’avait accompagnée en voiture à chacun de ses tests standardisés, l’encourageant sur le chemin de l’aller et la réconfortant sur le chemin du retour. C’était elle qui avait fait le nécessaire pour compléter et envoyer un dossier de demande d’aide financière au MIT. Malgré les quelques prises de tête que toutes les deux avaient pu avoir dernièrement au sujet de M. Bates, Lisa devait une fière chandelle à sa mère. Aussi fut-elle la première personne à laquelle la jeune fille s’empressa de communiquer la bonne nouvelle.
- Allô maman ? s’écria Lisa dans son téléphone pour essayer de couvrir les bruits de sèche-cheveux qui se faisaient entendre dans le salon de coiffure où travaillait Amanda.
- Oui ? répondit celle-ci en prenant subitement congé de la vieille dame à laquelle elle était en train d’enrouler des bigoudis. Ne vous inquiétez pas, Mme Austin, j’en ai pour une minute ! ajouta-t-elle à l’adresse de l’octogénaire un brin désemparée.
- Je pense que tu vas pouvoir ouvrir la bouteille de champagne, ce soir ! annonça Lisa avec euphorie.
- C’est pas vrai ! s’exclama sa mère d’une voix surexcitée. Tu as eu la réponse ?
- Ouiiiii ! Ça y est ! J’ai été admise au MIT !
La nouvelle fit bien sûr le tour du salon de coiffure. Amanda, qui félicita chaudement sa fille pour sa réussite, eut elle-même le droit aux plus vives louanges de la part de ses collègues et de ses clients, comme si elle venait elle aussi d’intégrer la prestigieuse université. Seule Mme Austin n’arrivait pas à comprendre ce qui se passait autour d’elle : pourquoi la boutique était-elle soudain devenue aussi animée ? Pourquoi sa coiffeuse avait-elle le droit à une telle ovation ? Venait-elle de recevoir une promotion ? Il fallait dire que la pauvre dame était sourde comme un pot, et que, même en tournant dans tous les sens sa tête couverte de bigoudis, elle ne parvenait pas à capter la moindre chose.
- Ma fille a été admise au MIT ! lui expliqua Amanda en débordant de joie.
- Au quoi ?
- A l’Institut Technologique du Massachusetts !
- Aaah…, fit la vieille, qui saisit encore moins ce que sa coiffeuse voulait dire.
- C’est là qu’elle va aller étudier pour devenir ingénieure ! précisa Amanda, non sans fierté.
- Hmmm…, se contenta de marmonner Mme Austin avec une grimace de perplexité. C’est pas le tout, ça, mais qu’est-ce qu’elle veut faire, dans la vie ?
Le lendemain midi, à la cafétéria, Lisa ne fut pas la seule à rapporter de bonnes nouvelles à ses camarades. Astrid, elle aussi, avait appris qu’elle était admise à l’université de ses rêves. Comme pour le MIT, les décisions du jury d’admission à Yale avaient été publiées la veille sur internet, et la blonde avait eu la joie de découvrir qu’elle faisait partie des quelques huit cents chanceux à avoir été retenus pour intégrer cet établissement de renom.
- Et si on allait fêter ça au Gemplay, ce soir ? suggéra Joey en voyant dans la réussite de ses deux amies l’occasion idéale de retourner dans sa salle de jeux d’arcade favorite.
- Oh oui ! Il paraît que là-bas les bagels sont excellents ! s’écria Lisa qui, même après avoir englouti un énorme sandwich à l’effiloché de porc et dévoré plus de la moitié d’un paquet de Cheetos, trouvait encore le moyen de se montrer gourmande.
- Pourquoi pas ? répondit Astrid. Avec tout le stress que j’ai accumulé ces derniers temps, ça me fera le plus grand bien de me défouler sur un bon jeu de baston !
Kevin, bizarrement, ne semblait pas très emballé par la proposition de son ami. Alors qu’il adorait pourtant les jeux vidéos, il gardait le silence, la tête baissée sur son assiette de nachos, et Lisa crut lire dans son regard comme une lueur de désespoir. Bien sûr, il avait été le premier à féliciter sa petite amie pour son admission à Yale et à lui témoigner son bonheur de voir que tous ses efforts avaient fini par porter leurs fruits. Mais ce qui pour Astrid représentait le début d’une nouvelle vie, faite de cours en amphi et de soirées étudiantes, signifiait pour Kevin l’imminence d’une séparation douloureuse. Oui, songea Lisa, c’était certainement cela qui le chagrinait, même s’il essayait de n’en rien laisser paraître… Savoir qu’il ne pourrait suivre sa copine à l’autre bout des Etats-Unis devait le plonger dans un terrible abattement. Comment supporterait-il le fait de vivre une relation à distance avec elle ? Lui qui s’était déjà montré jaloux lorsqu’Astrid était allée passer ses vacances d’été à Hawaï et qui avait craint qu’elle ne l’oublie dans les bras d’un beau surfer… Comment réussirait-il à la laisser partir à Yale sans s’inquiéter à l’idée qu’elle puisse rencontrer là-bas un riche étudiant et tomber sous son charme ? La perspective de se retrouver à plus de quatre mille kilomètres de celle qu’il aimait avait de quoi lui donner le bourdon…
Lisa ne comprenait que trop bien ce que son ami pouvait ressentir. Elle avait exactement le même problème vis-à-vis de M. Bates. Certes, son admission au MIT l’avait rendue folle de joie, mais plus elle réalisait ce que cela impliquait, plus elle redoutait le moment où elle aurait à dire adieu à son prof de maths. Elle ne pouvait d’ailleurs se résoudre à le quitter pour toujours. Comment survivrait-elle sans le moindre espoir de le revoir ? Il fallait à tout prix qu’elle garde un lien avec lui – sans doute pas un lien amoureux, car il y avait peu de chances qu’il y consente, mais au moins un lien d’amitié. Ce n’était quand même pas demander la lune que de vouloir rester en contact avec l’homme qu’elle aimait !
En attendant, Lisa était particulièrement excitée à l’idée d’annoncer à M. Bates son admission au MIT. Dès qu’elle eut terminé son dessert – un énorme muffin au citron meringué –, elle prit congé de ses amis, passa par son casier pour y déposer sa lunch box et y récupérer ses livres de cours, puis se dirigea d’un pas rapide jusqu’à la classe de M. Bates. Sa leçon avec lui ne commençait que dans un quart d’heure, mais elle avait pris l’habitude de venir en avance s’asseoir à côté de la porte encore fermée de sa salle de maths, et d’attendre l’arrivée de l’enseignant en feuilletant un bouquin ou en écoutant de la musique. Cette fois, elle opta pour de la lecture, et sortit Fahrenheit 451 de son sac à bandoulière. Elle l’avait emprunté à la bibliothèque le jour même où M. Bates le lui avait conseillé, et en avait déjà parcouru la moitié. C’était pour elle un livre saisissant, écrit par un auteur visionnaire, car il situait son histoire dans une société futuriste où l’omniprésence des écrans et la prolifération de l’information faisaient étrangement penser à la société actuelle. Un livre captivant qui, tout en critiquant le monde contemporain, rendait hommage à la littérature, ce qui expliquait sans doute pourquoi Lisa le dévorait avec tant d’avidité… hormis lorsqu’elle guettait la venue de M. Bates et qu’elle ne pouvait s’empêcher de surveiller toutes les trente secondes chacune des deux extrémités du couloir.
Au bout de cinq minutes d’attente insoutenable, elle le vit enfin apparaître sur sa gauche, tout au bout du corridor. Elle s’empressa alors de ranger son bouquin et de se remettre debout, soucieuse d’accueillir son prof avec tout le respect qu’elle avait pour lui, comme un soldat se mettant au garde-à-vous à l’approche d’un officier supérieur.
- Bonjour Lisa. Toujours fidèle au poste, à ce que je vois ? s’exclama l’enseignant, désormais habitué à trouver son élève à côté de la porte de sa classe dès qu’il arrivait pour l’ouvrir.
- Bonjour M. Bates, lui répondit Lisa en rougissant légèrement. Vous allez bien ?
- Très bien, et toi ?
- On ne peut mieux ! lança la jeune fille avec un sourire rayonnant de bonheur.
Perplexe, M. Bates haussa un sourcil d’étonnement, se demandant sans doute ce qui rendait Lisa d’humeur aussi joyeuse, puis se frappa soudain le front de la main gauche, comme s’il venait de se souvenir de quelque chose.
- Ah, mais c’est vrai ! Les décisions d’admission au MIT sont tombées hier ! Alors ? s’enquit-il d’une voix fébrile.
- Alors…, répéta Lisa pour faire durer le suspense. Je suis admiiise ! s’écria-t-elle joyeusement en écartant les bras en l’air comme si elle était prête à se jeter au cou de son prof.
- J’en étais sûr ! s’exclama celui-ci avec allégresse. J’ai toujours su que tu y arriverais ! Toutes mes félicitations, Lisa ! C’est vraiment formidable !
Le plaisir de M. Bates était tellement sincère qu’il ne fit que redoubler celui de Lisa. Ravie de voir le visage de son prof s’éclairer d’un sourire aussi radieux, la jeune fille sentit son propre sourire lui monter jusqu’aux oreilles.
- Merci beaucoup ! répondit-elle. J’avoue que j’ai encore du mal à y croire !
- Je te comprends. L’avantage de savoir que tu es admise aussi tôt, c’est que tu as un peu plus de temps pour te préparer à ta nouvelle vie !
- C’est vrai, reconnut Lisa, même si, au fond, elle n’était pas entièrement convaincue par les propos de M. Bates.
Car s’il y avait bien une chose à laquelle elle ne réussirait jamais à se préparer, c’était à dire adieu à l’homme qu’elle aimait...
Le lundi 18 décembre marqua le début de la dernière semaine de cours avant les vacances de Noël. Une semaine de quatre jours seulement, car tous les élèves du lycée Lincoln étaient en congés à partir du jeudi après-midi – ce que la plupart d’entre eux allaient d’ailleurs fêter en se rendant au bal d’hiver dans la soirée.
Le lundi 18 décembre était aussi le jour que M. Bates avait choisi pour donner à la classe de Lisa son dernier devoir surveillé de l’année. Celui-ci portait sur les suites et les séries numériques, un chapitre particulièrement coriace que Lisa avait passé tout son week-end à réviser, déclinant malgré elle l’invitation de Joey qui lui avait proposé d’aller voir avec lui le tout dernier épisode de Star Wars au cinéma. « Ça pourra bien attendre les vacances de Noël » s’était dit Lisa qui, même en tant que fan de l’univers de Georges Lucas, préférait encore s’entraîner sur ses exercices de maths plutôt que de risquer de finir l’année sur une mauvaise note.
Hélas, c’était sans compter la nouvelle excentricité de M. Bates, qui ne trouva pas de meilleure idée pour s’occuper durant son contrôle que de distribuer à ses élèves des clémentines. Lisa n’en crut pas ses yeux lorsqu’elle le vit se lever de sa chaise et prendre le panier de fruits posé sur son bureau pour commencer sa distribution. Il s’approcha d’abord de la table du premier rang située près de la fenêtre, celle qu’occupait un dénommé Ned Curtis, et déposa délicatement une clémentine à côté de sa trousse. Le garçon, totalement absorbé par l’exercice qu’il tentait de résoudre, ne remarqua l’agrume qu’au bout de quelques secondes, alors que M. Bates se dirigeait déjà vers la table voisine.
- Me… Merci, balbutia Ned avec un certain temps de retard, sans vraiment comprendre pourquoi son prof lui avait offert un tel cadeau.
M. Bates poursuivit sa tournée le long de la première rangée de tables, se rapprochant progressivement de celle de Lisa, qui s’efforçait tant bien que mal de rester concentrée sur son devoir. Mais comment diable pouvait-elle réussir à se focaliser sur sa démonstration de la convergence de la série factorielle, quand elle savait que M. Bates arriverait dans quelques instants devant elle pour lui remettre une clémentine ? A quoi jouait-il, bon sang ? Cherchait-il à déstabiliser ses élèves pour rendre son contrôle encore plus difficile qu’il ne l’était déjà ? Cela marchait en tout cas très bien avec Lisa. La jeune fille était tellement perturbée par son prof de maths – dont elle ne pouvait s’empêcher de guetter discrètement la progression – qu’elle n’arrivait même plus à comprendre ce qu’elle écrivait. Elle vit bientôt M. Bates s’arrêter à la table voisine, celle d’Arthur Macmillan, et poser une clémentine à côté de sa calculatrice. Le rouquin n’y prêta cependant pas la moindre attention, tant il était absorbé par son devoir, le nez collé sur sa copie qu’il barbouillait frénétiquement d’équations.
Comprenant que son tour était venu, Lisa décida d’imiter son voisin binoclard pour faire semblant d’ignorer l’approche de M. Bates, et se pencha aussitôt sur sa feuille de brouillon pour commencer à développer tous les termes de la série factorielle – un exercice non seulement interminable mais parfaitement inutile. Ce fut lorsqu’elle arriva au terme « un sur factorielle treize » qu’elle sentit la présence de son prof à quelques centimètres d’elle, et qu’elle vit du coin de l’œil une clémentine se poser sur le rebord de sa table.
- Merci, dit-elle en relevant malgré tout la tête pour regarder M. Bates dans les yeux.
L’enseignant lui répondit par un sourire, avant de passer à la table voisine. Lisa reporta son attention sur le fruit et l’observa d’un air attendri. C’était une belle clémentine bien ronde et bien mûre, encore pourvue de sa tige et de deux petites feuilles vertes. Un véritable trésor, venant de l’homme qu’elle aimait ! Elle se demandait même si elle allait oser la manger… A vrai dire, elle l’aurait volontiers gardée comme souvenir, mais elle se demandait combien de temps un tel agrume pouvait se conserver, et s’il ne valait mieux pas le consommer avant qu’il ne se mette à flétrir – ce qui était sans doute ce que M. Bates aurait préféré.
L’heure n’était pourtant pas à ce genre de considérations, et Lisa, en constatant qu’il ne lui restait plus que trente minutes pour terminer son devoir, tenta de se reconcentrer sur la résolution de l’exercice qu’elle avait laissé en suspens. Hélas, elle fut à nouveau tirée de ses réflexions par des gloussements provenant du fond de la classe. Cédant à la curiosité, elle se retourna brièvement pour voir qui était à l’origine de ce bruit, et aperçut trois filles assises au dernier rang qui étaient pliées en deux de rire sur leur table. De toute évidence, les déambulations de M. Bates chargé de son panier de fruits avaient fini par les distraire au point de provoquer chez elles une crise de fou rire. Leur hilarité n’en fut que renforcée lorsque l’enseignant s’arrêta devant Vicky Simons, une élève réputée pour faire très attention à son alimentation et qui, en voyant son prof lui offrir une clémentine, ne trouva rien de mieux à faire pour le remercier que de lui demander :
- Elles sont bio, vos clémentines ?
Interloqué, M. Bates s’exclama vivement :
- Un peu, qu’elles sont bio ! Elles viennent de mon jardin !
Cette révélation fut pour Lisa une véritable surprise, car elle ne se rappelait pas avoir remarqué de clémentinier dans le jardin de M. Bates, la fois où elle était venue chez lui… Il fallait dire aussi qu’il avait tellement plu, ce jour-là, qu’elle n’avait pas pu distinguer grand-chose à travers les vitres de sa véranda, hormis quelques arbustes bien taillés et une pelouse tondue à la perfection… Connaissant les talents de jardinier de son prof de maths, Lisa était sûre que cette clémentine ne pouvait qu’être délicieuse. Rien qu’au parfum acidulé qui se répandait peu à peu dans la salle, à mesure que les élèves épluchaient leur agrume pour en savourer les premiers quartiers, Lisa commençait à avoir l’eau à la bouche. Elle préférait cependant ne pas céder à la tentation et garder sa clémentine intacte, au moins jusqu’à la fin du contrôle, de peur de ne jamais réussir à terminer l’exercice sur lequel elle planchait depuis maintenant un quart d’heure. Certes, une bonne dose de vitamines C l’aurait peut-être aidée à avancer plus vite dans son devoir, mais elle choisit de ne pas toucher à ce fruit défendu et d’attendre un moment plus propice pour le déguster. Après tout, quelle meilleure manière y avait-il de remercier M. Bates pour sa clémentine que de prendre le temps d’en apprécier toutes les saveurs ?
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