3- Pertes... et retrouvailles
"Tu aurais vaincu tout autre mage d'eau, mon cher Shansim", me dit mon maître depuis une lointaine contrée, alors que je m'étouffais avec les sécrétions qui bouchaient mes narines, dans mes hoquets de douleur. "Je ne crains qu'un seul élément. Tout ce qui contient de l'eau est inefficace face à moi. Même des ronces faites pour boire toute mon eau me serviront, si j'en ai le désir. Aucun mage érésien n'a eu le courage de se plonger dans les arcanes du cinquième élément. Même le Magister y réfléchirait à deux fois avant de sacrifier autant pour sauver autre chose que sa propre vie."
Le Magister était capable de combiner les quatre magies élémentaires, chose dont j'étais capable, mais pas dans la même échelle de puissance. J'étais le seul de la classe à pouvoir le faire. Bethpeor semblait surpris que, malgré cela, je n'aie pas encore trouvé le fameux cinquième élément.
Je réprimai mes hoquets et levai la main gauche avec un grognement. De ma paume brûlée s'échappait encore de la vapeur, au milieu du sang qui gouttait sur les pavés gris. Eau et feu. J'incantai discrètement de la main droite, et de la poussière vint se poser dessus. Je soufflai dessus sans discontinuer, pour y rajouter le vent. Puis je fis le sort de liaison de tous ces éléments. C'est pendant que les fluides se mêlèrent en une sarabande qui croissait au fil du temps, vapeur et poussière tourbillonnant au creux de ma main avec mon sang, que je me rendis compte que j'avais fait une quintuple combinaison, au lieu des quatre combinaisons habituelles. L'ensemble disparut dans un bruit de succion. Une douleur aiguë me fit pousser un cri déchirant, et j'entendis un nouveau fouet de ronces s'élever à ma droite, sans doute pour abréger mes souffrances.
Une sphère noire apparut dans ma main gauche, aux reflets changeants comme du vif-argent. L'ombre des ronces s'abattait sur moi quand je levai ma main gauche par instinct, mes doigts fermés sur la sphère ‒ ne la sentant pas au toucher, mais la sachant là ‒ pour qu'elle ne tombe pas par accident. Les ronces influèrent leur trajectoire et entrèrent dans la sphère, comme aspirées par un siphon de néant. L'espace autour de la sphère se déformait, alors que toutes les ronces, liées, s'engouffraient dans un déchirement d'un millier de tonnerres dans cette sphère qui n'avait pas l'air de se rassasier de ce festin. Pendant l'absorption des ronces, je me relevai péniblement et fit face à mon maître. Quand toutes les ronces disparurent dans ma sphère, Bethpeor dit :
"Il semblerait tout compte fait que tu sois le mage le plus résilient d'Eresia.
— Quel est le nom du cinquième élément ?" Dis-je. "J'ai cru que c'était le sang, mais j'avoue que là, je suis surpris."
L'intérieur de la sphère restait toujours aussi opaque, des spirales de fumée noirâtres dansant en son sein en des arabesques aléatoires. Je ressentis un soudain vertige, et je me rendis compte que des veines noires couraient sur ma main gauche, depuis mes doigts jusqu'à la moitié de mon avant-bras. Les veines progressaient lentement, et je me rendis compte que je ne ressentais pas de douleur dans les parties noircies, comme si le membre avait été engourdi à cet endroit. J'ouvris la main et mes doigts obéirent, laissant la sphère de la taille d'une énorme orange en équilibre dans ma paume.
"Il s'agit du chaos, dit Bethpeor. Père de tout, destructeur de tout. Les arcanes de sa création ne sont pas à proprement parler… interdits. Seulement, aucun mage censé ayant accès aux parchemins expliquant son invocation ne songerait à le créer. Encore moins à le maîtriser.
— On ne peut l'utiliser que deux fois… de la main gauche, et de la main droite." Bethpeor hocha la tête. "La seule faiblesse de l'eau. Du feu. Du vent. De la terre. Le père de tout. Le chaos." Nouveau hochement de tête de Bethpeor, orné cette fois d'un sourire. Je sentis mon cœur chercher à s'échapper de ma poitrine, des points noirs danser aux coins de mes yeux. J'eus les plus grandes peines du monde à ne pas laisser tomber cette sphère.
"Ça ne servirait à rien, dit Bethpeor, qui avait dû comprendre mon intention. Dès l'incantation, tu avais choisi de sacrifier ta main gauche pour faire apparaître ce fragment de chaos dans cette réalité. Disons juste que si tu le jettes maintenant, tu ne perdras pas tout ton bras. Mais ça ne ferait plus de toi, en cette nuit, la personne que je voulais que tu sois : le mage le plus dangereux d'Eresia."
Il incanta rapidement des deux mains. Je fonçai sur lui avec l'intention de l'empêcher de me toucher avec un sort vicieux, la main gauche près de ma poitrine, prête à se tendre. Une immense vague déferlante souleva Bethpeor et roula jusqu'à l'enceinte de briques de notre demeure dans son dos, où elle s'écrasa. Bethpeor atterrit d'un léger saut au sommet de l'enceinte sans la voir, et se tourna vers moi. "La couronne aura besoin d'êtres de ton calibre pour protéger ses membres les plus valables, une fois que je me serai occupé d'Yrdho."
Il ricana, et je tentai de lancer la sphère alors qu'il me tournait le dos pour sauter par-dessus la barrière. La douleur de la fracture de mon omoplate gauche explosa à mes sens, et je lâchai la sphère dans mon dos avant de m'effondrer, inconscient.
*
Je m'éveillai sur un lit, une carafe d'eau posée sur une petite table. Autour de moi, des rideaux me séparaient des autres lits vides du dispensaire de l'académie de magie d'Eresia. Mon père sourit et me toucha le front. Il était vivant. J'en eus les larmes aux yeux.
"J'ai cru que tu n'allais plus jamais te réveiller, me dit-il.
— J'ai cru qu'il t'avait tué", essayai-je de dire, mais ma gorge sèche ne sortit qu'une quinte de toux, et mon père remplit un verre de cristal d'eau. Je sortis la main gauche du drap pour m'en saisir et hoquetai. Je vis un bandage couvrant le bout du moignon de bras, qui se terminait à présent peu après le coude. Je me mis à pleurer en silence.
"Je t'ai retrouvé inconscient au milieu de la cour, dit mon père, la main noircie et ensanglantée. La rivière noire qui courait dans cette main semblait animée de vie, et la terre s'effritait à l'endroit où elle reposait. J'ai eu toutes les peines du monde à la brûler une fois qu'on la trancha. Les quatre haches qu'on a utilisées pour l'amputation sont à présent rouillées. Quel sort t'a donc lancé Bethpeor ?
— Ce n'est pas Bethpeor qui a lancé ce sort. C'est moi." Mon père cligna des yeux. "J'ai trouvé le cinquième élément", ajoutai-je vaguement, soudain soucieux d'un détail important. "Dis-moi plutôt pendant combien de temps j'ai dormi, père.
— Près de trois semaines.
— Damnation !" Je ressentis une lassitude soudaine m'accabler. "Et Bethpeor ?
— Introuvable. La dernière fois qu'on l'a vu c'est quelques jours après l'attaque de notre maison. Au palais royal.
— Et Yrdho ?
— Mort. Ainsi qu'une demi-douzaine de mages royaux.
— Il a donc tué le Magister ?
— Il a disparu lui aussi le soir de l'attaque.
— Il savait", dis-je. Mon père, perdu dans ses pensées, reporta son attention sur moi. "Il savait que Bethpeor viendrait. Et il a préféré ne pas l'affronter. Le prix à payer…"
Je soulevai mon moignon gauche. Deux fois. Bethpeor introuvable. Viendrait-il un jour terminer sa vengeance sur moi ? Ou ma démonstration de puissance avait-elle suffi pour qu'il me laisse tranquille ? L'assassinat d'Yrdho III l'avait-elle satisfait ? Qu'importe. Je n'avais aucune intention de le laisser me tuer sans me défendre, lui ou quiconque.
Et la prochaine fois qu'il me ferait face je serais, moi aussi, maître d'un élément. La seule faiblesse de l'eau, du vent, du feu ou de la terre. Le père de tous, le chaos.
FIN
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