Le marais était calme, la nuit semblait avoir jeté un épais voile de silence sur l'entièreté du monde qui entourait la jeune chasseresse. La touffue végétation de la mangrove bougeait mollement sous l’effet du vent. La brise glacée du nord créait de léger sifflement en s'infiltrant entre les nombreuses branches des arbres. La flore se trouvait remplie d’habitants de toute taille qui adoptaient comme particularité commune le fait de fixer l’étrangère en leur domaine.

Dans la plus grande des pénombres de nombreux yeux, de toutes les formes possibles et imaginables, perçaient les feuilles et arbustes de la dense végétation en direction de Neavia en ne la quittant plus. Le propre regard de la chasseresse s’était habitué à cette obscurité ambiante et elle fut, tout comme la faune du marais, éblouit par les vives lumières qui se mirent à éclairer cet espace sauvage. Un dirigeable gris bâti tout en longueur se mit à passer juste au-dessus d’elle. La coque de l’engin impérial frôlait les hautes cimes des arbres.

Le bruit mécanique du navire résonnait avec force dans la mangrove. Les feuilles s’envolaient dans les airs sous les soudaines bourrasques qui secouaient cet espace de vie. L’eau s'agitait en d’aléatoires tourbillons tandis qu’en son creux les créatures aquatiques bougeaient en tous sens. Neavia baissait la tête, elle devait se protéger des perçants rayons de lumière orangée qui étaient en train de balayer le marécage. Les quelques trouées éparses qui brisaient le véritable plafond vert permettaient à la jeune chasseresse d’observer le dirigeable des prospecteurs. Ils ne semblaient décidément pas se décourager dans leur traque…

Un filiforme Käragiss* se mit alors à bondir hors d'un grand arbuste en frôlant les jambes de Neavia, elle sursauta en se plaquant contre l’épais arbre juste derrière elle. La filiforme bête n’était pas la seule créature à s’éloigner de la pesante forme qui les dominait tous. La chasseresse eut juste le temps de voir sa longue tête que la bête s'évanouissait dans la nuit. Le moindre habitant de la mangrove qu’il marchait, nageait ou même croupissait dans la boue, fuyait les lieux à toute vitesse. Le dirigeable continuait ses recherches en une cacophonie de bruits. Outre ses machines, c’étaient les voix des prospecteurs qui résonnaient en des cris et ordres qui se perdaient dans le marais.

Neavia se contenta, quant à elle, de rester la plus immobile possible. Elle se fondait dans le paysage. Ses habits sales ne reflétaient aucunement les rayons lumineux du navire. De la boue recouvrait son visage fatigué où ses mèches de cheveux sauvages collaient à la peau de son front. Ses pieds reposaient, eux, dans l’eau glacée qui la prenait jusqu’au niveau des hanches.

Une chair de poule la tenait, et face au froid, elle ne put que serrer les dents pour réprimer les cris de mécontentement de son corps. Elle tremblait sans pouvoir réagir face à sa propre douleur. Les rayons de lumière se déplaçaient dans le marais à mesure que le navire s’éloignait de sa position. Le silence reprit, mais le calme du lieu se voyait irrémédiablement brisé. L’appareil impérial n’était d’ailleurs pas le seul dans le ciel, au loin Neavia pouvait apercevoir quelques autres dirigeables sillonner les hauteurs de l'interminable mangrove.

La chasseresse était fatiguée, lasse de son difficile périple.

Les dernières semaines n’avaient été qu’une longue fuite, une marche en avant qui ne semblait trouver aucune fin. Une véritable fuite forcée par les puissantes énergies qu’étaient la survie et le désespoir.

Les recherches des Impériaux avaient poussé toujours plus au nord les membres du clan Ehnşceïd. Aux forêts et montagnes, s’était substitué ce sombre et dangereux marais. Et les dirigeables n'étaient pas les seuls prédateurs de Céresse aux alentours. La chasseresse le savait.

Neavia, qui allait quitter son couvert, dut rester immobile, quand elle vit du mouvement.

À travers la dense végétation, la chasseresse observa les arbres bouger non loin d’elle. Elle plissa les yeux en se concentrant. Une lumière commençait à éclairer l'endroit et des formes se dessinèrent dans le vert feuillage. Un groupe d'hommes en arme fit son apparition. Ils étaient des plus équipés au vu des longs fusils qui occupaient leurs mains. Une lampe tel un phare de lumière illuminait leur chemin.

Face à cela, Neavia se mit à vérifier sa propre arme. D’un geste contrôlé et discret, elle fit coulisser le verrou de son fusil impérial. De son autre main, elle bloqua les quelques balles encore présentes et les compta. Elle n’y avait plus que trois projectiles.

Quand Neavia referma son arme, elle observa les prospecteurs avancer en sa direction. Un court espace les séparait. Mettant son arme en joue, elle eut une frayeur soudaine lorsqu’elle vit une main se poser sur le canon de cette dernière.

L’inconnue qui se portait à ses côtés se révéla à elle un doigt sur la bouche comme pour lui intimer l'ordre de garder le silence. Leur regard se croisa et Druïg se mit à observer calmement le groupe qui se rapprochait.

Qu'avait-il pu voir où sentir ?

Neavia n’eut pas le temps de réfléchir plus qu’elle vit du mouvement cette fois dans l’eau non loin du groupe d’impériaux qui avançait. L’un d’eux ouvrait la voie, l’air perdu et effrayé. Sa main tendue éclairait la mangrove de sa lourde lanterne à pétrole. Derrière lui, ses camarades serraient fort contre eux, leurs fusils. Ils étaient tels des enfants effrayés par la pénombre et les monstres qui pouvaient s’y cacher.

On ne voyait qu’eux dans tout le marais. Ils transpiraient la peur, Neavia et Druïg n’étaient pas les seuls à l'avoir perçu. L’odeur de leurs craintes attirait les prédateurs, cela se traduisait d’abord par un prospecteur qui sursauta en fixant avec effroi la sombre tourbière qui l’entourait. Une chose avait dû le toucher.

Puis ce fut au tour d’un second avant que tout ne bascule dans l’horreur.

Les eaux calmes bouillonnèrent en un instant d’activité et des tentacules aussi longs que hérissés de pointes attaquèrent les prospecteurs. L’homme de tête qui criait de peur avait lâché sa lampe qui plongea dès lors la scène de combat dans la pénombre. La source de lumière au fond du marais, il n’y avait plus que les flashes des tirs qui illuminaient les prospecteurs en pleine lutte.

Leur effroi se lisait à présent sur leurs visages qui se déformaient à chacun de leurs cris ou insultes. Les longs fusils et pistolets criblaient de plomb les eaux dans l’espoir de blesser la bête qui les avait pris pour cible. Mais seuls ses tentacules étaient visibles et ces derniers commençaient à étreindre certains des combattants.

Le premier à disparaître au fond des eaux laissa un audible cri résonner avant de plonger, tiré irrémédiablement par la bête. L'un des prospecteurs qui avait épuisé les munitions de son arme de poing laissait de vifs clics résonner, il dégaina sans perdre un instant une lame courte avec laquelle il se mit à taillader les membres de son agresseur.

La scène de combat devenait sanglante. Des cinq hommes, il n'en resta plus que deux encore hors de l’eau. Ils se défendaient avec l'énergie du désespoir. L’un équipé d’une hache frappait les appendices de la créature comme un bûcheron coupant un arbre. Trop concentré sur son action, il ne vit pas le tentacule derrière lui qui vint le saisir par le cou coupant net ses actions.

Puis il n’eut plus qu’un impérial, seul au milieu du marais. Le calme était revenu, le silence aussi comme si la bête s’était volatilisée avec les camarades du prospecteur. Il respirait comme un bœuf, l’air exsangue de toute énergie. Mais il cria alors de rage et se mit à frapper la surface de l'eau de son sabre.

Sa fin fut rapide comparé à l'affrontement et aux gémissements de ses frères d’armes maintenant au fond de la mangrove. Le Nordrühn* bondit hors de l’eau, sa masse sombre et poilue s’écrasa sur le prospecteur l'emmenant rejoindre à jamais ses autres victimes au fond de l’eau.

La lutte se finit aussi soudainement qu’elle avait commencé. Neavia était restée figée en simple observatrice durant l'entièreté du combat, sa respiration contrôlée et calme. Elle avait vu bien pire ces derniers temps, elle avait changé. Grandie, elle n’avait plus que de la haine contre ces étrangers qui avaient déjà tué tant des siens.

Jamais Neavia n’avait pu apercevoir de Nordrühn en vrai, elle avait seulement connu les comtes des voyageurs à propos de ses monstres des marais. Mais leurs tristes réputations n'étaient pas usurpées. Très loin de là pour dire vrai… À présent, il ne fallait plus qu'espérer que la bête par ce combat ait pu étancher sa soif de sang. Même le temps d’un instant.

Le bruit avait ameuté quelques animaux et d'autres formes de vie. Derrière les deux chasseurs, ce fut cette fois des survivants du clan Ehnşceïd qui apparurent. Ils progressaient avec discrétion, mais Neavia et Druïg étaient entraînés depuis leur plus jeune âge et de leur cachette, ils aperçurent leurs camarades arriver. Druïg fit un léger sifflement pour attirer à lui ses frères et sœurs de chasse perdus.

Ce fut ainsi trois personnes qui rejoignirent Neavia et Druïg. Ce dernier salua chaleureusement chacun d’eux comme des connaissances s’étant séparé depuis voilà trop longtemps. La petite troupe qui se formait se mit vite à échanger à voix basse.

— Ça fait plaisir de vous voir, commença Druïg avoir une joie naturelle non cachée.

— Vous aussi, voilà six jours qu’on croupit dans ce marais sans rencontrer d’autres survivants. Ça commençait à faire long depuis notre dernier accrochage. Aucune nouvelle des autres ?

— Aucun, répondit Druïg le regard triste et fatigué. Je viens de retrouver Neavia. Un Nordrühn a englouti une patrouille d'Impériaux juste devant elle. Un raffut a réveillé les morts… Mais un spectacle plaisant.

Il laissa un rictus de sourire naître sur son visage.

Les morts récents poussaient Druïg à la haine envers les impériaux. Son cœur était encore à vif après les événements du port. Neavia n'était pas bien différente de lui.

— On a entendu, reprit cette fois la femme du trio d’arrivants. Ce boucan nous a aussi attirés. Cet endroit est définitivement trop dangereux. Il faut se dépêcher de partir.

— Tâchons d'être silencieux, conclut simplement Druïg l’air concentré. Nous en avons presque fini avec ce marais..

— j’espère que l'on trouvera d’autres chasseurs, un doute planait dans son timbre de voix. Les grottes du mont Badün ne sont plus très loin et nous ne sommes que cinq.

Le dénommé Aïyanna affichait une mine fatiguée. Il en était de même pour Neavia et Druïg, depuis leur sortie de la nacelle de sauvetage, les survivants du groupe de chasse n’avaient fait que courir pour s’échapper des navires de prospecteurs lancés à leur trousse. Le groupe avait été fragmenté juste à l'entrée de la grande mangrove lorsque plusieurs dirigeables les avaient surpris. Chacun avait dès lors tenté de survivre en traversant la dangereuse mangrove.

— Un Magius nous aurait bien été utile dans cette situation…

— On fera comme toujours Natho, on se débrouillera avec ce qu’on a, répondit sèchement Druïg. J’ai confiance en chacun de nous. Il faut survivre jusqu’aux grottes et on trouvera les autres. Je ne sais pas jusqu'où les prospecteurs comptent nous poursuivre, mais on commence à dangereusement s'éloigner de leur port. Ils devront bien abdiquer à un moment donné. Ou Céresse s’en chargera bien…

— Le plus tôt sera le mieux, reprit Neavia. Jamais un Ehnşceïd ne s’est aventuré autant au nord de Céresse. Les grottes sont les dernières frontières face à l'inconnue.

— Nous irons aussi loin qu’il le faut, de sa voix forte Druïg imposait sa volonté. Une fois débarrassés des prospecteurs, nous pourrons tranquillement redescendre dans le sud jusqu’au village. L'heure de douter n'est pas venue. Faites-moi confiance.

L’évocation de leur chez eux suffit alors à peiner chacun des chasseurs. Les visages s’étaient d’un seul coup brouillés, c’était un poids qui pesait sur eux. Une pensée, un sentiment dont ils avaient été privés depuis déjà trop longtemps. Leur chez eux n’était plus qu’un souvenir lointain, une chose à laquelle s’accrocher pour garder le cap malgré les difficiles événements qui avaient éprouvé chacun des chasseurs présents.

*

Käragiss : Mammifère vivant dans les espaces marécageux de l'Empire. Son corps au cuir robuste est couvert sur sa partie supérieure de petites écailles de taille croissante en se rapprochant de sa colonne vertébrale. Il dispose également de quatre pattes fines et agiles. Il est connu pour son rire aigu lorsqu'il chasse. Sa tête effilée et protubérante voit sa bouche s'étirer comme un bec d'oiseau d'où sortent des canines d'un tranchant peu commun.

Nordrühn : Ce nom désigne les familles de mollusques de plusieurs mètres s'établissant dans les zones humides du nord de l'Empire. Pouvant se mouvoir sur terre, cette espèce passe la majeure partie de sa vie dans les lacs, cours d'eau et autres marais pouvant les accueillir. Ses caractéristiques principales sont ses longs membres ventousés couverts de pics osseux rattachés à son corps principal. Ce dernier se compose d'une large bouche et de plusieurs yeux bordant la gueule de ce doyen centenaire de Céresse.