Troisième voyage (5) — Se raccrocher au présent
Hélène Gretel
- C’est ici. Voici la remise de l’auberge, déclare Alice.
L’entrée du bâtiment est caractérisée par une double porte ornée d’un lourd cadenas. Deux torches enflammées entourent ce battant métallique aux jointures rouillées. Je déglutis, imaginant ce qui m’attend dans cet entrepôt à l’allure négligée.
Pour le moment, seule Alice m’accompagne. Gaston s’est absenté pour quelques préparatifs. Entre temps, la lapine me guidait à travers l’auberge, me faisant serpenter entre les chambres des invités. Le couloir débouchant sur la remise est placé de manière astucieuse, difficile de localiser l’endroit après une route aussi farfelue. J’imagine qu’il s’agit d’un moyen de prévenir l’arrivée d’êtres indésirables.
Mon regard se perd dans la contemplation du verrou. Je pourrais me contenter de l’observer à jamais, si cela pouvait m’épargner de passer cette épreuve. Au fond de moi, je le ressens, il y a quelque chose de puissant dans la remise. Une force inconnue, lourde, inspirant la terreur. D’après les employés, ce lieu serait capable de faire revivre le passé d’autrui. Je me demande comment une telle chose peut-elle être possible ? Les mondes possèdent leurs particularités, certes, et pourtant tous mérite une remise en cause. C’est du moins ce que j’ai appris durant mon deuxième voyage. Moi qui considérais les malédictions comme de simples menaces, j’ai souffert en comprenant l’amère vérité qui leur donnait naissance. Les voyageurs m’ont conseillé d’être ouverte d’esprit, mais rien n’empêche de me montrer curieuse sur ce qui m’entoure. Pour en apprendre plus, mieux vaut s’informer auprès de l’indigène à proximité :
- Toutes les remises de ce monde possède le pouvoir de faire revivre le passé des gens ?
Autant commencer avec une question d’ordre général. De cette manière, tous mes doutes seront dissipés.
- Non, seule celle-ci est capable d’une telle prouesse, répond la lapine en me faisant face.
Comme je m’y attendais.
- Pour quelle raison ? demandé-je.
- Nul n’en sait la cause exacte.
La déception abaisse légèrement mon regard, quel dommage. J’aurais aimé en savoir plus, cela m’aurait peut-être rassuré.
- En revanche, commence Alice, j’ai ma petite idée.
Je pose mon attention sur la lapine en haussant un sourcil, la mélancolie saisi les traits de son visage.
- Avant que tu ne viennes ici, une personne travaillait avec Gaston et moi. C’est le patron qui l’a trouvé et l’aurait contenue dans cette remise avant de nous la présenter.
Voilà qui est étrange, pourquoi l’avoir mis spécifiquement dans cet endroit ?
- Il ne pouvait pas utiliser une chambre de l‘auberge ? l’interrogé-je.
- Non, il insistait pour que personne ne la voie. Le patron disparaissait souvent pour passer des nuits entières dans cet entrepôt. Quelques fois, on y entendait des cris.
- Votre patron séquestrait quelqu’un dans la remise ?! m’écrié-je horrifiée.
La lapine hoche la tête avec tristesse.
- C’est ça. Notre chef ne semblait pas l’admettre par contre. Il disait qu’il cherchait à contrôler sa puissance ou un truc du genre. Cette femme nous a été présenté dès l’instant où ces, hum… “travaux” furent stoppés. Gaston devait lui apprendre le métier, ils ont passé beaucoup de temps ensemble.
Visiblement, il s’en est passé des choses suspectes dans cette auberge. D’après ce que j’ai compris, l’absence du patron est avérée puisque le balayeur est destiné à prendre la relève. En revanche, je n’ai vu personne d’autre mis à part Alice et Gaston.
- Cette femme, où est-elle maintenant ? demandé-je curieuse.
- Elle est morte, répond brusquement la lapine. Au fond, ça n’a rien d’étonnant, sa santé était fragile. Je l’entendais dire beaucoup de choses incohérentes aussi, elle n’avait plus toute sa tête.
Je grimace en entendant ces mots, j’imagine que cet état devait être une séquelle du traitement infligé par son patron.
- Toujours est-il que dès l’instant où cette femme a quitté l’entrepôt, reprend Alice, l’endroit s’est transformé. Une brume blanche l’habite, c’est elle qui transporte les gens dans leur passé.
Voilà qui est étrange. Si ces faits sont avérés, alors il est parfaitement logique de considérer cette femme comme étant responsable. Il y a aussi la façon dont s’est justifiée le patron, il cherchait à “contrôler sa puissance”. Vu la transformation de cette remise, les intentions du supérieur prennent un tout autre sens. Bien sûr, il ne faut pas sauter sur la moindre parole, rien n’a été prouvé. Ce qui explique pourquoi cette histoire est horriblement floue.
- Qui était-elle réellement ? la questionné-je.
- Une humaine, rien de plus. Sans doute la dernière en vie dans ce monde ou bien une voyageuse comme toi. Peut-être était-elle maudite ? Toujours est-il que cette histoire est terminée. Seuls les souvenirs et la remise subsiste, dit froidement Alice.
Je plisse mon regard à l’intention de la servante. Vu sa réaction, on constate que ce sujet est délicat. Le ton employé dans sa réponse contient un message subtil : “n’en demande pas plus”. Tout comme elle l’a affirmée dans sa dernière phrase, l’entrepôt subsiste et ce fait est avéré. Du moins, je pense. Auquel cas, Alice n’aurait pas fait toute une scène durant mon entretien avec Gaston. Cet échange me permet de constater, une fois de plus, la maigre place que j’occupe dans ce monde. J’ai beau être curieuse, je vais tout de même prêter attention à ses émotions. Cette histoire ne me concerne pas, autant se focaliser sur l’essentiel.
Mon visage esquisse un petit sourire. Cette pensée que j’ai eu à l’instant, elle me rappelle le Désastre. Lui aussi faisait ce genre de chose. Il se concentrait sur l’important, quitte à accepter un contexte complètement tordu.
- Changeons de sujet Hélène, je voudrais te poser une question.
- Je t’écoute, dis-je légèrement étonnée par sa demande.
- Si jamais tu avais le pouvoir de choisir ta vie entre ton passé et ton présent, lequel choisirais-tu ? Imaginons, tu as l’opportunité de revenir en arrière et vivre ton ancien quotidien, abandonnerais-tu celui que tu expérimentes aujourd’hui ?
Je reste abasourdie face à une telle question. Décidément, je ne m’y attendais pas. Et pourtant, en y réfléchissant bien, ce n’est pas étonnant qu’elle m’interroge à ce sujet. Vu l’épreuve qui m’attend, mieux vaut être préparée.
- La réponse est toute trouvée, déclaré-je avec certitude. Je reprendrais ma vie d’avant.
Quand bien même il s’agit là d’une mauvaise réponse, mon choix est des plus honnêtes. Affronter les malédictions, voyager avec un cadavre ambulant, faire face aux maux de l’Univers, se confronter à une Source, pour au final se retrouver seule, qui voudrait d’une telle vie ? Mon passé n’est pas des plus roses, mais couvert de banalité. Une vie des plus sereines. En y repensant, ce genre de quotidien était un luxe comparé à mon présent.
- J’apprécie ta franchise, dit la servante. Néanmoins, ce genre de choix risque de te pousser à l’échec. Hélène, je ne te dirais qu’une seule chose : accroche toi à ce présent qui t'encombre. Il n’est peut-être pas des plus radieux, mais tu es encore vivante aujourd’hui. Si tu veux retrouver le Désastre, alors vis avec cette souffrance. Quitte à t’en brûler les mains, accroche-toi jusqu’au bout !
Les paroles d’Alice arrondissent mon visage de stupeur, coupant la moindre de mes répliques. Je déglutis, hochant maigrement la tête. De petites larmes naquirent de mes yeux, je tente de les contenir en remontant ma lèvre inférieure, tremblante sous le poids de l’émotion.
Je comprends tout à fait ses paroles, il n’y a aucune raison à ce que je les conteste. Voici la dure réalité dans laquelle je vis, ma seule corde de sortie face au passé qu’on m’impose de revisiter. Ce voyage que j’effectuerais dans le temps, et en moi-même, sera un coup de poignard en plus. Voici le véritable risque de cette épreuve. Alice disait qu’on pouvait y rester pour toujours, je comprends pourquoi. Si on est assez lâche pour fuir le présent, alors le passé est tout ce qu’il nous reste. Le prix à payer est des plus lourds : l’absence de futur. Le présent est le sol sur lequel on pose pied, nous aidant à faire face à l’horizon de notre avenir. Cette terre peut être brûlante, urticante, voire empoisonnée, mais il ne faut pas la déserter. Car le passé est un monstre à l’appétit insatiable. Il se nourrit de tout, y compris de ceux qui cherchent à le fuir.
- Si ce présent est trop dur à supporter, reprend timidement la lapine, alors tu peux te soulager en te remémorant les moments les plus indésirables de ton passé. De cette manière, tu peux te dire que l’actuel n’est pas si mal. As-tu déjà eu de tels souvenirs Hélène ?
Je prends une grande inspiration, tentant de me calmer. Je souris maigrement, repensant aux paroles de la servante. Voilà que j’inquiète cette adorable lapine, résultat : elle ne sait plus quoi dire pour me remonter le moral.
- Oui, j’en ai. Un souvenir particulièrement dérangeant. Mais il y a un petit problème le concernant.
- Ah oui ? Lequel ? m’interroge Alice.
Je mords inconsciemment ma lèvre inférieure en me remémorant les circonstances de ce moment. Comme je m’y attendais, rien de précis ne me vient.
- Étant enfant, j’ai été témoin du meurtre de ma mère. Cependant, mes souvenirs concernant cet instant sont vagues, je n’ai que peu de détails.
Tout ce que je sais, c’est le nom de son assassin : Jahan. J’ai même du mal à me rappeler la peine qu’avait provoqué la perte de cet être qui m'était cher.
- C’est problématique, dit la servante en grognant légèrement.
- Excusez mon retard, nous interromps la voix de Gaston.
Alice et moi tournons le regard vers l’employé à notre droite. Je ne l’ai même pas entendu arriver, comment a-t-il pu être aussi discret ?
- Pas de souci, répond sa collègue, tu arrives pile au bon moment.
J’observe d’un oeil curieux l’objet tenu dans la main du balayeur, une fiole au liquide écarlate repose entre ses doigts.
- Qu’est-ce que c’est ? demandé-je en pointant du doigt le récipient.
- Mon sang, réplique l’esprit à tout faire.
Je recule légèrement, horrifiée par sa réponse.
- V-Vraiment ? dis-je avec dégoût.
Sans attendre, Gaston remonte une de ses manches afin de me montrer le bandage entourant son coude.
- Devrais-je le retirer ? demande-t-il sans expression.
- Non merci, je me contenterais de ça ! S-Sinon, pourquoi mettre du sang dans une fiole ? l’interrogé-je les lèvres tremblantes.
Un petit sourire prend place sur le visage du balayeur.
- C’est pour vous. Cadeau, dit-il en me tendant l’objet.
- Je me contenterais d’un souvenir beaucoup moins glauque, déclaré-je en repoussant le récipient.
- C’est votre corde de sortie, abandonnez ce présent et vous ne sortirais jamais de la remise.
- Il fallait le dire plus tôt ! m’écrié-je en lui arrachant la fiole des mains.
J’observe le liquide avec incompréhension, le faisant tourner légèrement. Machinalement, mes doigts se posent autour du capuchon, se préparant à ouvrir le récipient. La main de Gaston interrompt aussitôt mon geste.
- Ne l’ouvrez pas, gardez la simplement près de vous.
Je sursaute légèrement en constatant ma bêtise. Qu’est-ce que j’allais faire ?!
- Écoutez moi bien Hélène, continue le balayeur en attachant une cordelette de cuir à l’objet, je ne pourrais pas vous accompagner dans la remise. Cette fiole fera objet de présence à ma place. Grâce à elle, je pourrais visualiser vos souvenirs et vous parler par la même occasion.
Je comprends mieux. Il est vrai que si Gaston avait été avec moi, il aurait dû faire face à son propre passé. Mais tout de même, savoir communiquer et voir par le sang est une sacré prouesse. Je devrais commencer à m’y habituer, les compétences de ce type sont largement supérieures aux miennes.
- En quoi cela sera ma corde de sortie ? demandé-je.
Sa main resserre doucement la mienne.
- Car de ce cette manière, je pourrais vous aider à reprendre vos esprits. Vous devez me faire confiance. Écoutez ma voix et faites ce que je dis. Ai-je votre parole ?
Je pose un regard inquiet sur l’esprit à tout faire. Ses mots n’ont rien de rassurant. Serai-je capable d’accomplir cette épreuve ? Pourrais-je faire face à mon passé ? À ce souvenir dont il ne me reste plus rien ? Au fond, je me sens un peu soulagée. Savoir qu’un être si compétent est avec moi me donne de la motivation.
Bien, il est grand temps de faire face à ce passé ! J’ai accepté ce marché, je dois en prendre les responsabilités.
- Vous avez ma parole Gaston, déclaré-je décidée.
Un sourire semble animer ses lèvres durant un bref instant.
- Dans ce cas, je vais ouvrir la porte, dit le balayeur en sortant une clé de sa poche.
L’esprit à tout faire lâche ma main avant de se diriger vers le battant métallique. Son regard croise rapidement celui de sa collègue, leur faisant synchroniser un hochement de tête. Suite à ce moment, l’employé ouvre le cadenas, tandis que la servante se tourne vers moi.
- Bon courage Hélène, n’oublie pas pour quelle raison tu passes cette épreuve.
Je souris à l’écoute de ses paroles. Alice à raison, c’est pour retrouver mon partenaire que j’ai conclu ce marché. Tout comme il le faisait, je dois me concentrer sur l’essentiel. Je ne compte pas faire de la souffrance mon repère pour retourner au présent, mon but suffira amplement.
Les portes s’ouvrent, accompagnées d’un odieux grincement. Un vent frais s’échappe de l’intérieur de l’entrepôt. Aucune lumière ne semble éclairer la remise. Seule une petite brume blanche, s’évadant de l’entrée du bâtiment, se dévoile à mes yeux. Je déglutis, bougeant avec difficulté mes jambes. C’est mauvais, la peur alourdie mes muscles. Difficile de réussir l’épreuve dans ces conditions.
- N’oubliez pas la fiole, dit Gaston en entourant mon cou par la cordelette de cuir. N’ayez crainte, vous ne risquez aucune blessure physique. Si vous vous sentez seule, parlez moi.
Aucune blessure physique, comme c’est rassurant ! Décidément, ce type a un don pour détendre l’atmosphère.
- M-Merci, épelé-je d’une voix tremblante.
Ma main droite s’accroche à la fiole pendue à ma nuque. Je force sur mes jambes puis pénètre dans la sombre remise. La lumière derrière moi s’estompe, disparaissant accompagnée d'un grincement assourdissant. Le claquement des portes annonce le début de l’épreuve, et ma descente vers le passé.
Cela va faire un petit moment que je suis ici, seule. L’obscurité m’entoure, je ne discerne aucune forme. Tout ce que je peux sentir sont mes jambes frissonnantes et la fiole dans ma main. Pourquoi ne se passe-t-il rien ? Peut-être faudrait-il que j’avance ? Je vais essayer d’y aller doucement, de cette manière je ne risque pas de…
- Aïe ! crié-je en serrant mon petit orteil.
Pile au moment où je pensais faire attention, c’est bien ma veine !
- Pitoyable, commente la voix de Gaston en provenance de la fiole.
- Oh, c’est bon ! J’aimerai bien vous y voir !
Au moins, j’ai la preuve que l’objet fonctionne. Par contre, que suis-je sensée faire pour la suite ?
- Dites-moi, demandé-je au récipient, suis-je sensée passer l’épreuve à attendre dans le noir ?
- Pas du tout, cela devrait bientôt venir.
- De quoi ?
- Votre passé, normalement vous devriez en voir des bribes.
- Ah parce que je suis censée voir quelque chose sans la moindre lumière ? Que suis-je bête, tout le monde en est capable ! ironisé-je.
- Juste, fermez la et attendez, me répond-il froidement.
Je lâche un soupir exaspéré à l’écoute de sa réplique. Bon sang, ce qu’il m’énerve ! “Vous visiterez votre passé”, mais bien sûr ! Cet esprit à tout faire aurait dû préciser le temps d’attente avant de m’enfermer !
Tiens ? Qu’est-ce que c’était que ça ? J’ai entendu quelque chose à l’instant. Serait-ce Gaston qui tente de communiquer ?
- Parlez plus fort, je ne comprends rien, déclaré-je au balayeur.
- Je n’ai rien dit.
Vraiment ? Pourtant, j’ai entendu une voix. Comme, oui ! Celle-là ! Elle me parle encore !
- Arrêtez votre farce, répliqué-je, je vous entends. Juste, soyez plus clair dans vos paroles.
- Hélène, je vous assure que je n’ai rien dit.
Non, ce n’est pas le bon timbre. Gaston a raison, ce n’est pas lui qui m’appelle. Cette voix paraît un peu plus aiguë, moins profonde. Elle venait de là-bas.
- Gaston, je vais vous laisser, déclaré-je décidée.
- N’enlevez surtout pas la fiole Hélène, où comptez vous aller ?
- Dans cette brume blanche devant moi.
Je le vois, ce brouillard qui s’étend autour de ma personne. C’est étrange, je pensais que rien ne pouvait être visible dans l’obscurité. Le balayeur avait raison, il me suffisait d’attendre. Une voix m’appelle un peu plus loin, je dois m’enfoncer dans cette brume, je dois avancer.
- Faites attention à vous, me répond l'esprit à tout faire.
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