Troisième voyage (7) — Regarde-moi !
16 juin 20XX
Hélène Gretel
J’entame le travail après avoir ouvert tous les volets. Des nuages de poussières s’échappent par les fenêtres. Je lâche un soupir en constatant le chantier. La prochaine fois, je reviendrais faire le ménage entre temps. Il y a beaucoup trop de travail pour une personne, j’espère que j’aurais l’opportunité de tout faire avant son retour. Je nettoie le sol, balaye les coins, utilise le plumeau, recure l’évier et les toilettes, le temps s’écoule sans que personne ne frappe à la porte. J’arrête mes tâches en haletant, c’est bizarre, il est déjà dix-neuf heures, il devrait déjà être rentré. Aurait-il pris du retard ? Sûrement, ce n’est pas la première fois. Il faut que je contrôle mes inquiétudes. Ginkgo est un pro, il reviendra sans le moindre souci.
C’est la vérité, cet homme est puissant. Durant mon enfance passée avec lui, je ne l’ai jamais vu se blesser. Aucune plaie, aucune maladie, il est toujours en pleine forme. Peut-être est-ce un effet secondaire des voyages ? Ginkgo m’avait dit, un jour, que les voyageurs voyaient leur corps et leur esprit changer au fil des traversées. Qui sait ? Il est possible que sa “jeunesse” soit une de ses conséquences. Bon, trêve de rêverie ! Mon ménage est fini, je devrais commencer à faire la cuisine.
Sans plus tarder, je sors du placard un sachet de pâtes avec un cube de bouillon. Mon tuteur n’aime pas les plats complexes, il préfère les aliments simples à cuisiner. Sa profession doit sûrement avoir un lien avec tout ça. En quelques minutes, les féculents sont prêts. Je les pose dans un saladier que je recouvre d’un petit torchon. Mon regard jette un léger coup d’oeil à l’horloge il est huit heures.
Je m’assoie sur une des chaises entourant la table du séjour, les yeux fixés sur la porte d’entrée. Il va venir, j’en suis sûre. Son retard n’a jamais été grand, il ne m’oubliera pas. Je suis sûre qu’il est en route, en train de ramer jusqu’à la maison.
Huit heures trente.
Les pâtes sont déjà froides. Tant pis pour Ginkgo, je les mangerais sans lui. Je pourrais lui en faire d’autre, vu le nombre de sachets qu’il reste.
Neuf heures quinze.
Je continue mon attente, avachie sur la table. Il ne vient toujours pas, pourquoi ? Je sais qu’il n’est pas loin, il va rentrer, j’en suis sûre !
Dix-heures vingt-trois.
Je baille sans retenue en clignant des yeux. Je suis fatiguée d’attendre. Peut-être me suis-je trompée de jour ? Non, ce n’est pas possible. Il m’avait envoyé une lettre, Ginkgo m’a prévenu qu’il serait là tel jour à telle heure. J’espère qu’il ne lui est rien arrivé. Oh non, je ne dois pas penser ça ! Mon tuteur est le plus grand voyageur du monde, il n’y a pas plus fort que lui. Il va venir. C’est une certitude. Bientôt…
Je me relève subitement, surprise par un bruit. Quelqu’un frappe à la porte. Je quitte ma chaise en grimaçant légèrement, mon dos me fait mal. J’ai dû m’endormir, fatiguée par la journée. Mon regard se pose furtivement sur l’horloge : il est minuit. Qui est-ce, si tard dans la nuit ? Sûrement Sébastien, il a dû m’attendre avec ses grand-parents. Quelle idiote je fais, je patiente désespérément quelqu’un qui ne vient pas et rend mon ami inquiet. Je suis sûre que Ginkgo m’enverra un message pour me dire “désolé, je suis pris par le travail.” ce n’est pas la première fois que ça arrive.
Je déverrouille la serrure en baillant puis ouvre la porte. La surprise envahit mes traits. Actuellement, je suis incapable du moindre mouvement.
- Joyeuse majorité sexuelle ! s’écrie mon tuteur en me présentant un bouquet de fleurs fanées.
- Que… prononcé-je abasourdie.
Un sourire désolé prend place sur son visage.
- Excuse moi pour le retard, Hélène. Je suis rentré.
Mon étonnement est balayé par un immense soulagement. La joie emplit mes yeux larmoyants, je suis si heureuse. Enfin. Mon tuteur. Ginkgo. Il est là. Devant moi.
- Que… Hélène ?! s’écrie-t-il avec incompréhension. Qu’est-ce qui…
J’interromps ses paroles en me jetant contre son torse. Sa poitrine est battue par mes mains frêles.
- Espèce d’andouille ! Je t’ai attendu, tu n’imagines pas à quel point je voulais te voir une fois rentrée !
Mes larmes s’intensifient au creux de ses bras. Ça y est, je les ressens. Sa respiration, le battement de son coeur, cettes douce chaleur, ils m’avaient tellement manqués !
- Vraiment, je m’excuse, reprend-il en me caressant les cheveux. Je pensais y arriver à temps, mais je me suis trompé dans mes calculs. Promis, je ferais plus attention la prochaine fois.
- Je voudrais bien te croire, si seulement ce n’était pas la cinquième fois que tu me sors la même excuse, dis-je en reniflant.
- Ah ah, ricane-t-il d’un air gêné. Tu as la mémoire d’un éléphant, ma petite Hélène. D’accord, je vais te raconter la véritable raison, mais rentrons avant. L’air devient frais.
Tu te trompes, Ginkgo. Je retiens uniquement les faits te concernant. C’est tout ce qui m’importe de savoir aujourd’hui.. Mon tuteur referme la porte une fois entré. Son regard s’emplit de satisfaction en observant l’état de la maison. Sans attendre, Ginkgo s’assit sur une chaise du séjour puis pose ses bagages au sol.
- Je te remercie d’avoir fait le ménage, j’avoue que tu m’as surprise. Tu es très douée Hélène, dit-il avec un sourire.
Mon coeur bat la chamade à la vue de son expression. Décidément, cet homme possède un charme dévastateur. Pas étonnant que les filles lui tournent après.
- Sinon, pourquoi ce retard ? Et cette entrée, tu parles de ma majorité sexuelle avec des fleurs fanées, déclaré-je en essayant de contenir mes émotions.
- Oui, à ce propos, tu as seize ans, non ? s’écrie-t-il avec joie.
- Depuis quatre mois, oui.
- Et bien, joyeux anniversaire en retard ! répond-il avec entrain. Les fleurs sont pour toi !
J’adresse un regard gêné au bouquet marron. J’imagine qu’un cadeau reste un cadeau.
- Merci, dis-je en cachant ma déception. N’oublie pas de me les ramener vivantes la prochaine fois.
- Crois-moi, elles étaient à peu près potable quand je les ai acheté dans la matinée.
Pardon ?!
- Tu étais là ce matin ? Alors tu aurais pu venir tout de suite ! crié-je d’un air courroucé.
Sa main droite gratte son cuir chevelu, faisant exprimer sa gêne.
- Eh bien, c’était ce que j’avais prévu. J’ai atterris dans une région à proximité : la Normandie. À ce moment là, je cherchais un cadeau pour toi, et je suis tombé sur un fleuriste. J’ai fini par discuter avec lui et en un rien de temps, je l’ai convaincu de rejoindre les voyageurs, sacré histoire, vraiment.
J’imagine que son charme n’affecte pas seulement les demoiselles. Dire que cet inconnu a atteint la profession de mes rêves en un rien de temps. Vivement le futur où je pourrais, moi aussi, faire mon entrée.
- C’est pour ça que tu étais en retard ? Tu lui faisais les préparatifs ?
Mon tuteur hoche la tête avec douceur.
- Tout à fait ! Et je dois dire que le bar qu’il a choisi était formidable. Tu savais que l’alcool normand est surtout fait à base de pomme ? Ah qu’il était bon ce Calva’ ! Et les serveuses étaient charmantes avec leur formes si généreuses et…
- Ah hum !
- Euh… oui, c’était bien, se corrige-t-il d’un air gêné.
Décidément, Ginkgo ne changera jamais. Je comprends tout à fait qu’il cherche à s’amuser, c’est dans sa nature. Cependant, le voir parler d’autres filles suffit à me serrer le coeur. Dire que je l’attendais patiemment, alors que lui s’enfilait des verres en compagnie de belles femmes.
- Changeons de sujet, reprend mon tuteur avec enthousiasme. Hélène, as-tu un petit ami ?
- Q-Quoi ? N-Non, pas du tout. Je priorise mes étude !
Si seulement c’était vrai, je n’aurais pas la moyenne dans toutes les matières, excepté le sport où mes résultats frôlent le zéro.
- Il ne faut pas avoir honte, déclare-t-il en me prenant les épaules. Tu es en âge de t’intéresser aux garçons ! Je suis sûre que tu commences déjà à les voir différemment.
Tu n’en as même pas idée.
- Vraiment, dis-je en fuyant son regard, personne ne m’intéresse. Je me concentre sur mes études.
- Tu as raison, répond Ginkgo avec bienveillance. L’école te permets d’apprendre plein de choses, tu devrais en profiter pour trouver ta voie.
Comment peut-il me dire ça ? Cet homme est le premier à m’avoir conseillé sa profession.
- J’ai déjà trouvé le métier de mes rêves, déclaré-je certaine. Je veux devenir voyageuse comme toi !
C’est là mon souhait le plus cher. Cet avenir est le seul qui me permet d’être à ses côtés.
- C’est vrai, néanmoins, rien n’est décidé. À ton âge, plusieurs professions nous sont présentées, et il n’y a pas de honte à les découvrir. Être voyageur, c’est bien, mais je voudrais voir ma fille s’épanouir dans le métier qui lui correspond le mieux.
- Tu penses qu’être voyageuse n’est pas fait pour moi ? l’interrogé-je douteuse.
La gêne envahit ses traits à l’écoute de mes paroles.
- Eh bien, disons que… se coupe-t-il.
- Je t’écoute, que veux-tu dire ? demandé-je avec insistance.
Soudainement, le visage de Ginkgo s’emplit de sérieux. Son regard se concentre sur mes épaules sur lesquelles sont posées ses mains. Sa paume droite se dirige vers mon omoplate, faisant résonner un léger craquement. Je tourne la tête, surprise. Quel était ce bruit ? Je n’ai pas eu mal lorsqu’il m’a touché, y aurait-il eu autre chose ?
- Hélène, reprend mon tuteur en retirant ses mains, dans quel état était la maison à ton retour ?
Une sueur froide descend le long de mon front. Cet homme, d’habitude si enthousiaste, ne montre son sérieux que très peu de fois. Durant ces moments, son regard perd toute forme de douceur, ne laissant place qu’à une expression aussi tranchante qu’un sabre.
J’imagine que le peu de personne l’ayant vu sous un tel sérieux s’en rappelle. Ses émotions déforment son visage, transformant ses traits si fins, si féminins, en un homme brut sans la moindre merci. Comme une bête sauvage ayant trouvé sa proie. Comme un soldat, déterminé à détruire l’ennemi. Dans tous les cas, notre corps réagit de la même manière : il tremble de peur à sa vue, espérant échapper au fléau que représente cet homme. Et cette épouvante est celle qui me pousse à répondre :
- La porte était ouverte, bien que les volets soient fermés. Je n’ai trouvé personne en entrant. C-C’est peut-être une erreur de ma part, je suis désolée.
- Tu n’as rien à te reprocher, dit-il en observant son poing droit. Quelqu’un s’est introduit ici, un verrou ne fait pas le poids face à cette personne.
Sa paume s’ouvre avec force après avoir dicté ses paroles, me laissant entrevoir le cadavre d’un papillon blanc.
- Il s’était posé près de ton épaule, le sale petit espion, continue Ginkgo d’une voix vibrante de colère.
Je ne comprends pas. Comment peut-il s’énerver face à un insecte ?
- Dis-moi, demandé-je en tremblant, il y a un problème avec ce papillon ?
Après avoir entendu ma voix chevrotante, mon tuteur se met à soupirer, relâchant avec douceur l’intégralité de ses traits. Son regard, en revanche, ne semble pas libéré de cet excès d’animosité.
- Il est vrai que tu n’es pas au courant, permets-moi de corriger ce malentendu. Hélène, la raison pour laquelle je suis revenue dans ce monde n’est pas grâce à un congé, j’ai des affaires importantes à régler.
J’avoue être déçue par sa réponse, néanmoins il fallait s’y attendre. Ginkgo est le chef des voyageurs, à la base on l’appelle même le “père”. Il est l’être le plus talentueux de l’organisation, donc rien d’étonnant à ce qu’il soit constamment au travail.
- Quelles affaires ? l’interrogé-je.
La haine habitant son regard donne naissance à une lueur meurtrière, je recule en constatant l’expression de ses iris.
- Je suis à la recherche d’un traître. Un certain Bombyx mori aurait assassiné plusieurs voyageurs. Lorsque je venais de te recueillir, un procès à eu lieu pour le condamner de ses crimes. Malheureusement, il s’est enfui au moment du verdict. La base m’a prévenu qu’il sévissait dans ce monde. Apparemment, il serait accompagné de l’un de ses complices.
La peur et l’incompréhension me figent sur place. J’ai du mal à y croire, les voyageurs font vraiment face à ce genre de menace ? De là à tuer ses collègues…
- P-Pourquoi a-t-il fait ça ? demandé-je avec incompréhension.
- Nous ignorons son motif, il ne l’a jamais communiqué. Cependant, le problème n’est pas là. Hélène, il se peut que tu l’ai déjà rencontré.
- Vraiment ?! m’écrié-je surprise.
Si cet individu assassine des voyageurs, ne serais-je pas en danger moi-même ? Non pas que je sois l’une de ses cibles, mais je pourrais l’être à l’avenir. On en revient à cette part d’ombre : la motivation derrière le crime.
Je quitte ma panique en concentrant mon attention sur Ginkgo. Ses mains sont de nouveau posées sur mes épaules, son geste est empreint d’une douce chaleur. Cette action suffit à apaiser une partie de ma peur, je me sens rassurée de constater la présence de cet homme à mes côtés.
- Ne t’en fais pas ma petite Hélène, il ne te fera rien. Tu n’es pas voyageuse et surtout, je ne le laisserais jamais te faire le moindre mal. Crois-moi, tu es en sécurité. Pour le moment, je te demande juste de répondre à cette question, cela me permettra de savoir si tu l’as vu oui ou non. Te rappelles-tu avoir croisé un homme aux cheveux rouges ? Si cela peut t’aider, il aurait aussi un tatouage sur le visage.
- Je ne vois personne comme ça, dis-je après une courte réflexion.
- Vraiment ? Les détails ne te disent rien ?
Des cheveux écarlates et un tatouage sur la face. Une chevelure… Un instant ! Sur le lit, il me semblait avoir vu quelque chose.
- L-Lorsque je suis montée pour vérifier la présence d’un cambrioleur, j’ai vu un long cheveux rouge sur ton lit. J’ai pensé qu’il appartenait à celui d’une femme, déclaré-je tremblante.
La surprise prend place sur ses traits. Après une rapide réflexion, mon tuteur dégage son étonnement, remplacé par une expression froide et décidée.
- Si tu n’es pas sûre, vérifie. Il me semble te l’avoir déjà dit, commence-t-il.
Je hoche la tête, Ginkgo relâche mes épaules, prêt à monter l’escalier.
- Je serais un bien piètre père si je ne suivais pas mes propres conseils. Je reviens, attend-moi ici, Hélène.
Ses paroles entaillent avec force mon esprit, faisant tambouriner le muscle dans ma poitrine. La peur et le doute me submergent. Actuellement, je suis partagée entre deux émotions étrangères. Je suis terrifiée à l’idée de perdre Ginkgo, alors qu’il ne fait que monter les escaliers.
- Attends s’il te plaît ! hurlé-je.
Et pourtant, je ne peux effacer cette interrogation qui me taraude: pourquoi ? C’est juste ça. Dans un sens, j’ai du mal à comprendre. En ce moment, je suis dans ma maison, en compagnie de l’homme de j’aime. Il n’y a pas de raison à ce que je doute ou que je sois effrayée.
- Hélène ? Que se passe-t-il ? demande mon tuteur en arrêtant sa marche.
Ma lèvre inférieure tremble, je suis incapable d’exprimer mes pensées. C’est douloureux, plus j’y repense, et plus j’ai l’impression d’être quelqu’un d’autre. Je voulais devenir voyageuse, c’était mon rêve. Oui, “c’était”.
Je m’en rappelle à présent. J’ai conscience que ce quotidien n’existe plus. Le rêve que me procurait mon avenir, l’amour qui m’aveuglait, et cet homme qui n’a jamais été honnête avec moi. Alors, tant qu’à vivre une fois de plus ce passé, autant que j’en profite. Si je ne peux pas voir Ginkgo dans d’autres mondes, je me servirai de mes souvenirs pour lui parler.
- Dis-moi, commencé-je les yeux larmoyants, pourquoi n’as-tu pas fini cette phrase ? Pourquoi n’as-tu pas dit la vérité ? Je ne suis pas faite pour être voyageuse, tu ne veux pas de moi à tes côtés, il suffisait de le dire !
En y repensant, tout me paraît logique. Si j’ai atterri aux côtés de Gangrène, si j’ai été affectée à une tâche éternelle, c’est bien parce qu’il ne m’a pas prise avec lui.
- Que… non, ce n’est pas, réplique mon tuteur.
- Alors sois plus clair ! le stoppé-je avec violence. Avec toi, je ne sais jamais où commence le mensonge. Dis-moi, toi que je n’appelle jamais “papa”, qui suis-je à tes yeux ?!
- Mon adorable fille, c’est…
- Tout ? C’est vrai, tu ne t’es jamais souciée de mes sentiments. Tu ne t’es jamais demandé pourquoi j’attendais des heures pour te revoir, pourquoi je pensais sans cesse à ta personne. Je t’aime Ginkgo, pas comme une fille, mais comme une femme ! Et c’est pour cette raison que je suis devenue voyageuse. Je voulais être avec toi !
Afin que rien ni personne ne puisse nous séparer.
- Je voulais que tu m’aimes en retour.
De cette manière, nous aurions pu briser ses liens familiaux et devenir un couple.
- Je voulais que tu me regardes.
Et je le désire encore aujourd’hui. Regarde-moi, j’ai atteint la majorité, je suis devenue une femme. Regarde-moi, j’ai réussi l’examen des voyageurs, je suis ta collègue. Regarde-moi, j’ai terminé ma première mission, je suis accompagnée du Désastre. Regarde-moi, j’ai perdu mon navigateur, j’ai failli mourir, mais je suis toujours là. Regarde-moi, je continue de me battre, je suis forte.
- Regarde-moi en face Ginkgo et dis-moi, pourquoi m’as-tu laissé à cette horrible mission ?! Pourquoi ne pas m’avoir expliqué la vérité sur les maléfices ?! Pourquoi m’as-tu abandonné ?!
Je m’affaisse sur le sol, épuisée par ma tirade. Je pleure, attendant une réponse qui ne viendra jamais. Je le sais, ces souvenirs n’appartiennent qu’au passé. Mes émotions, mes mots et mes larmes n’y changeront rien. Ce geste est inutile.
Mon regard se concentre sur les environs, ma maison a disparue, seule une brume blanche persiste. Je suis de retour dans le présent, la fiole accrochée à mon cou. J’essuie mes larmes du revers de ma main puis demande :
- Tu as été témoin de tous ces événements ?
- Oui, me répond Gaston.
Je soupire en posant une main sur mon crâne, que j’ai honte. J’ai l’impression que cet employé s’est régalé de mes souvenirs les plus gênants. Oui, c’est ainsi que je les perçois. Cette adolescente aveuglée par l’amour, incapable de voir plus loin que le bout de son nez. C’était moi il y a quelques temps.
- Tu as été courageuse, reprend l’esprit à tout faire.
- Pardon ?
- J-Je disais que vos dernières paroles étaient braves.
- Quelle importance ? déclaré-je déçue. Ce n’était que des souvenirs, pas la réalité.
- Et alors ? Non seulement vous avez repris conscience, mais avez été capable de faire face à la figure de cet homme. Prenez-le au moins comme un entraînement réussi.
Je lâche un petit rire à l’écoute de ses paroles. Voilà qu’il cherche à me consoler maintenant. Rien à voir avec l’homme absurde que j’ai rencontré au début de mon troisième voyage. J’imagine que cette intrusion dans mes souvenirs nous a rapproché.
- Hélène, j’ai une question, continue Gaston.
- Je vous écoute.
- Je comprends vos doutes concernant Ginkgo. Cependant, pourquoi être terrifiée de son départ ?
Je n’y reviens pas. Mes souvenirs lui sont dévoilés au même titre que mes sentiments ?
- Vous pouvez ressentir mes émotions ? À l’aide de cette fiole ? demandé-je avec une légère irritation.
- Oui.
- Super la vie privée ! Je pensais que seuls ma mémoire était…
- Nous avons conclu un marché, vous avez accepté, me coupe sèchement Gaston. L’accès à vos émotions me permet également de vous reprendre lorsque vous vous égarez dans le passé. Fort heureusement, ce n’est pas arrivé. Maintenant, répondez à ma question.
Je souffle avec exaspération. Même un aveugle verrait clair dans le jeu de cet employé. La façon dont il se cache derrière le contrat, c’est la preuve qu’il me cache quelque chose. Dans un sens, je suis responsable de cette situation. J’aurais dû mettre aux clairs tous les termes de ce marché. Maintenant, il est trop tard pour reculer. Je n’ai d’autre choix que d’avancer, même si la situation me désavantage. Vraiment, qu’est-ce que je ne ferais pas pour retrouver mon partenaire ? J’espère sincèrement que son savoir en vaut la peine.
- C’était vraiment une sensation étrange, j’avais l’impression d’être à la fois mon moi passé et présent. Inconsciemment, je savais ce qui allait se dérouler après sa montée dans l’escalier.
- Continuez, commente Gaston.
Je lâche un soupir, ennuyée par cette demande. Sa curiosité m’agace, j’aurais aimé ne pas en parler.
- Après cela, il a analysé sa chambre et en a conclu que sa cible était venue chez nous. Une fois descendu, il m’a confié aux voisins.
Je revois encore cette scène dans ma mémoire. Il s’était excusé, portant ce sourire désolé qui est le sien avant de partir. Ginkgo n’avait même pas pris la peine de s’expliquer, comme d’habitude. Cependant, ce moment m’avait particulièrement blessé. J’avais attendu des heures, j’imaginais son retour avec excitation, je voulais passer du temps avec lui. Résultat, il s’en est allé, sans se retourner, sans même m’enlacer. Comme si nous vivions dans deux mondes différents.
- Merci pour votre réponse Hélène, je m’en contenterais.
Le soulagement s'échappe de mes lèvres entrouvertes. Heureusement que mes pensées ne lui sont pas accessibles.
Bon, maintenant que cette étape est passée, il est temps de rentrer. J’ai des informations et un savoir qui m’attendent.
- Dites-moi Gaston, comment puis-je sortir d’ici ?
- Vous avez une envie pressante ? demande l’esprit à tout faire.
- Oui, celle de conclure ce marché avec vous.
- Je crains que ce ne soit pas encore possible.
Pardon ?
- Je vous ai montré mon passé ainsi que mes émotions. J’ai rempli ma part, à vous d’en faire de même, répliqué-je légèrement irritée.
Le silence envahit avec aisance la remise. La brume blanche m’entoure de ses bras humides. L’anxiété recroqueville mon corps. Qu’est-ce qu’il lui prends ?! Je connais bien les manières de Gaston, mais il pourrait me répondre tout de même !
- Vous ne m’avez pas entendu ? déclaré-je stressée, sortez moi d’ici.
- Non.
J’hallucine, c’est tout ce qu’il trouve à me dire ?!
- C’est une plaisanterie, sortez mo..
- Vous n’avez pas terminé votre part, je veux en connaître davantage, me coupe-t-il.
- Non, hors de question ! Je veux quitter cet endroit ! m’écrié-je paniquée.
- Vous avez peur Hélène ?
- Pas du tout ! Je ne veux juste pas…
- Il n’y a aucune raison de vous inquiéter, je suis avec vous. Ne souhaitez-vous pas connaître la vérité concernant l’assassinat de votre mère ?
Cette phrase suffit à stopper la moindre de mes répliques. Il est vrai que lorsque j’ai voyagé dans le passé, j’ai pu me rendre compte de certaines choses. J’ai été capable de me défouler, hurler mes véritables sentiments au souvenir de cette homme. Peut-être serais-je capable de faire face à cet événement qui m’a privé d’une partie de mon enfance. Si cette opportunité se présente, alors les progrès que j’effectuerais sur moi-même seront conséquents.
- Pourrais-je découvrir des souvenirs qui me sont inaccessible aujourd'hui ? demandé-je à la fiole.
- Cet entrepôt ignore les traumatismes que vous aurez pu traverser. Le passé à retranscrit les choses, peu importe votre mémoire, ces événements ont bel et bien existé. Si vous cherchez à les voir, vous les verrez.
Dans ce cas, il est inutile de se poser davantage de question.
- Je veux voir la vérité, déclaré-je décidée.
- Bien dit. N’oubliez pas que je suis à vos côtés, murmure la voix de Gaston.
La brume m’envahit avec force, englobant ma vue de son blanc pur. J’inspire avec calme, laissant mon esprit s’emporter au creux de mes souvenirs.
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