24 octobre 200X

Hélène Prokletý

 Tiens ? Je suis en route maintenant. Ginkgo s’est mis à ma droite sur la banquette arrière, la voisine à la place du conducteur. Un silence règne dans le véhicule, personne n’ose lâcher le moindre mot. Je me demande depuis combien de temps ça dure, j’aurais sûrement eu la réponse si je ne m’étais pas perdue dans mes pensées. Le paysage défile à travers la vitre. Je ressens le soulagement de mon moi passé, elle est bien plus à l’aise en voiture qu’à pieds sur cette route. Je la comprends, il faut dire que ce petit voyage était dangereux pour une fillette.

• Hélène, est-ce que je peux te poser une question ? demande le jeune homme.
• Quoi ?
• Je voudrais savoir, dans quel état était Emilie quand elle est rentrée dans le tableau, elle était triste ?

Une réponse sort de mes lèvres enfantines après un petit temps de réflexion.

• Elle était très en colère après Jahan, c’est moi qui étais triste.
• Jahan ?
• C’est mon ami, c’est le petit chat en peluche qui est tout cassé.
• Je ne vois pas de quoi tu parles. Tu l’as avec toi ?

Je fais non de la tête.

• Je l’ai laissé là-bas.
• Tu l’as oublié ? Si tu veux, on peut…
• Non, l’interrompt la gamine. Même si la peluche est là-bas, Jahan n’est plus là. Il est parti.
• Je vois, répond-il avec une grimace douteuse.
• Dis, vilain monsieur ?
• C’est “Ginkgo”, et qu’est-ce qu’il y a ?

L’étonnement saisit mon visage d’enfant.

• C’est comme l’ébouleuse !
• Hein ?
• L’ébouleuse ! Quand j’ai rencontré Emilie, elle arrêtait pas de me corriger. Elle le faisait comme toi ! C’est parce qu’elle fait partie de ta famille ?

Ginkgo cligne plusieurs fois des yeux d’un air dubitatif.

• Comment peux-tu être au courant ?
• Hi hi, c’est Emilie qui me l’a dit ! Elle m’a dit qu’elle était amoureuse d’Hallefonce Gretel, et il s’appelle comme toi ! C’est toi Meyvisse ?!
• Ouh là, non, pas du tout ! Je suis l’arrière-petit-fils d'Alphonse, son descendant.
• Mais non ! C’est pas possible !
• Comment ça ?
• La chérie d’Hallefonce c’était Emilie ! Et elle pouvait pas être maman !

Le jeune homme se met à soupirer.

• Je vois, elle t’a même dit ça. Désolé de te décevoir, Hélène, mais Alphonse est allé rencontrer une autre femme pour avoir des enfants.
• Ça veut dire quoi ? demande innocemment la gamine.
• Ça veut dire qu’il a fait l’amour avec quelqu’un d’autre.
• Oh.
• Dis donc, monsieur Gretel ! N’allez pas jusqu’à lui dire ce genre de choses ! rouspète la voisine.
• Je n’y peux rien si on lui a déjà raconté des histoires de famille ! Je préfère dire la vérité plutôt que de mentir, réplique-t-il légèrement vexé.

Tiens donc, ce n’est pas souvent qu’il adopte ce genre d’expression, c’est amusant.

• Dis, Guinequo, pourquoi tu cherchais Emilie ?

Je l’attendais cette question !

• Ah… Eh bien, je voulais lui parler de quelque chose.
• De quoi ?

La gêne envahit les traits de son visage.

• Euh… En fait, je fais des recherches sur ma famille ! Je voulais lui poser des questions sur mon arrière-grand-père !
• Oh, que c’est admirable d’écouter les histoires des personnes âgées, commente la voisine.

C’est sûr, cette réponse pue le mensonge.

• Mais, alors… s’interroge mon moi passé, pourquoi elle voulait pas te voir ?

Des gouttes de sueur perlent sur son front.

• Eh bien, les personnes âgées sont imprévisibles, peut-être devient-elle sénile ? Ah… Ah.

Je me demande comment réagirait Taxus si elle avait vent de cette conversation. J’avoue que c’est plutôt comique de traiter la Source qui a détruit ma carrière de "sénile". Je serais pas contre qu’il continue d’ailleurs.

• Ça veut dire qu...
• Et voilà ! s’exclame bruyamment la voisine, nous sommes arrivés !

Aie, mes oreilles ! Elle aurait pu être plus discrète ! C’est étonnant de constater que la douleur passée m’affecte encore aujourd’hui. Heureusement que ce n’est pas moi qui sera assassinée.

• C’est déjà la fin du voyage, c’était court, mais ce fut un plaisir de faire ta connaissance, Hélène, me dit Ginkgo avec un sourire ravageur.

Contempler son visage me fait littéralement fondre, mais visiblement, ce n’est pas le cas de ma petite moi. Peut-être étais-je trop jeune à ce moment-là ?

 Je descends de la voiture en déglutissant. Je sais ce que redoute cette enfant, c’est la leçon qu’elle risque de recevoir. J’espère que ma mère ne sera pas trop sévère et que les adultes prendront ma défense. Mais bien sûr, je connais mes torts de cette époque, je n'échapperai pas à un sermon. Mon regard fait le tour des environs, j’aperçois près de la maison une personne cachée par un sweat noir, la tête recouverte d’une capuche. Cette vision suffit à m’effrayer, pourquoi cet individu se trouve ici ? Heureusement que Ginkgo est avec moi !

• Qui est-ce ? demande-t-il à la pipelette.
• Ce ne serait pas… Madame Prokletý ?!

Pardon ?!

• Maman ? demande la petite moi en se cachant derrière la voisine.

Pourquoi ma mère est-elle habillée de cette manière ? Je discerne à peine son visage. Mais bon, au moins elle est toujours en vie, c’est une bonne nouvelle… Pas vrai ?

• TOI ! hurle-t-elle en s’approchant. Où étais-tu donc passée ?!
• Je… dis-je en tremblant.
• C’est vous qui me l’avez ramené ?! demande-t-elle à la pipelette.
• Oui, c’est…
• Merci ! aboie-t-elle en me prenant par le bras. Tu as assez embêté ces gens, on rentre, Hélène !

Sa poigne me traîne hors des jupons de la voisine, des petits cris de protestations sortent de mes lèvres enfantines. Je suis totalement impuissante face à cette force enragée. Je comprends sa colère, j’aurais sûrement eu la même dans cette situation. Néanmoins, son comportement n’est-il pas exagéré ? Et surtout, pourquoi se cache-t-elle de cette manière ?! Que lui est-il arrivé pendant mon absence ?!

 J’ai envie de rire intérieurement, non pas de joie, mais de désespoir. Au final, les explications n’ont pas leur place dans une telle situation. Peu importe mes raisons, elle ne les écoutera jamais. Elle a décidé de s’énerver, alors elle le fait, quitte à me faire du mal. Vraiment, quelle pédagogie stupide.

• Un instant, s’écrie Ginkgo. Qu’est-ce qui vous prend d’agir de la sorte ?!

Mon sauveur !

• De quoi je me mêle ? grogne ma mère.
• Vous voulez vraiment que votre fille vous déteste, madame ? Pensez-vous vraiment que cette méthode soit la bonne ?
• La ferme BlonDIneT, de queL droit Tu Te MÊleS de cE qUi ne TE regArDe pAs ?!

Non, dites-moi que je rêve ! Cette intonation, il est impossible que ma mère l’ai ! Quelque chose ne va pas...

• Vous vous sentez mal, madame ?

Dieu merci, je ne suis pas la seule à l’avoir remarqué !

• ToUt va TrèS bIEn ! VieNs, HéLèNE, oN rEnTRE !

Sa poigne me traîne avec plus de force vers la maison. Une fois entrée, ma mère ferme la porte dans la précipitation, sans même verrouiller la serrure. Mon corps crie en se débattant vainement, tandis que la panique s’éveille au creux de mes pensées. Mon dieu, je suis prise au piège avec une femme qui n’a plus toute sa tête, qu’est-ce qui va m’arriver ?!

 Minute, pourquoi tous les volets sont fermés ? Nous sommes en plein milieu de la journée. Même les lumières sont éteintes, pourquoi la maison est dans cet état ? J’ai peur. Qu’est-ce qui va se passer ?!

• Maman ! Lâche moi !
• LA FErmE ! HélèNE, je sUis TRèS tRès En Colère, cOmMenNT aS-Tu PU faiRE çA À MaMAn ?!

Sa main gifle violemment ma joue, je sens les larmes monter. Mes lèvres s’ouvrent et tentent de formuler une excuse :

• J-Je…
• J’ai dit : la fERme !

Une claque, plus violente, vient me brûler le visage. Je le sens, mon moi passé est en train d’abandonner. Quel horrible moment…. Je veux sortir d’ici au plus vite !

• MaINteNanT, tu VAs faIRe CE qUe MAmaN te DIt, paS vRAi ?

Mon corps n’arrête pas de trembler, la peur bloque la moindre de mes réponses.

• Qu’eST-cE qU’On DiT ?! continue-t-elle en me saisissant violemment par les joues.
• O-Oui !

Je la sens, la détresse de cette petite moi. J’ai l’impression de perdre ma lucidité et de sombrer désespérément dans cette crainte passée.

• BiEEEn, alORS tu VAs gENtimEnT sUIvRe MaMAn daNS le SALOn, ToUt de SUItE !

Je hoche maigrement la tête en marchant vers la pièce, surveillée par la furie dans mon dos. Je panique, je dois trouver une sortie…

• Maman, c’est quoi ? demande la gamine en pointant les planches du doigt.

Qu’est-ce que…

• Ne POse paS de qUEstiOn, ma cHérie. ÉcoUTe MaMAN, Tout VA biEn se paSser.

Non, tout ne va pas bien se passer ! Qu’est-ce que ce truc fait dans le salon ?! Il a beau faire sombre, il est impossible que j’ignore ces deux planches fixées au mur !

• FAiS mOI CoNfiaNcE, JE sUis Ta mèRe, JE saIs cE qui Est bOn Pour Ma fIlLe ! INStaLlE toi.

Je sais ce que tu penses et non ce n’est pas bon pour moi ! Tu as cru que j’étais le Christ ?! Je sens mes jambes avancer. Non ! Arrête ! Ne le fais pas ! Si tu fais ce qu’elle te dit… On va mourir ! Mon corps d’enfant se dirige vers la croix de bois d’une lenteur terrifiée.

• TOuRNE toi, Pose toN dOs SUr Les plAncHES.

Arrête ! Je ne veux pas voir ça, je ne veux pas vivre ça !

• P-Pourquoi, Maman ?
• FAIS-le, c’eSt toUt !

Mon corps obéit en tremblant, la peur s’engouffre dans chacune de mes pensées, je suis incapable de réfléchir logiquement. Mon corps, mon cœur et mon âme le savent, c’est la mort qui m’attend ! Pourquoi ?! Juste parce que je n’ai pas tenu ma promesse, je risque la mort ?! Je pensais que c’était toi la victime !

• TU sAIs, ma PeTitE HéLèNE, MAmAN étAiT tRÈs EFfRAyée. ToN aMi NE m’inSpIRaIT PAAAAS coNfIaNCe.

Ses mains se lèvent en l’air, le peu de lumière à travers les volets me montre ses doigts enfermant un marteau et quelques clous. Je glapis intérieurement, tandis que mon corps n’effectue aucun mouvement. Mais bouge, bon sang ! Enfuis toi !

• Je PEnsAiS qUe c’éTAiT unE FoLIe de Ma cHéRiE, ALorS jE n’Ai rien dIt. MAAAAAAis l’oRaCLe n’éTaIt pAs De cet AViS, continue-t-elle en posant ma main sur la planche.

Un petit couinement s’échappe de mes lèvres tremblantes. Mon moi passé essaye de protester, sans le moindre succès.

• ELle m’a RAconNé des ChOSEs SUr toI, cOmME qUoI tu SeRAis MAuvaISe. MAis JE n’éTaIs PAs d’AcCoRD, apRèS toUt, tu Es mA fIlLE cHéRie.

Ses doigts positionnent le clou sur ma paume droite, je sens le métal me piquer la peau.

• M-Maman, qu’est-ce que tu f-f-fais ?
• Je tE pRotèGe.

BAM !

• AAAAAAAAAAAAAAH !

Je crie à m’en déchirer les cordes vocales, les yeux rivés sur ma paume ensanglantée. Ma main tremblante stimule ma douleur, faisant valser le clou au creux de ma chair. Le métal a transpercé mes muscles, une partie de mon corps est fixée à cette immonde planche.

 Je ne veux pas continuer ! Je veux me réveiller de ce cauchemar ! Gaston ! S'il vous plaît, répondez-moi ! Sortez-moi de ce supplice !

• Maman, ça fait mal ! pleure violemment mon corps d’enfant.
• Ne t’En FaIS pAs, ça NE duREra qu’Un InSTaNt. Je FEraIs cOmME eLle l’A dIt, c’ESt le MoYEn poUr Te lIbéREr.

Elle ?! De qui parles-tu ?! De cette femme qui me foutait des prophéties sur le dos ?!

• Tu SAis Ma CHérIe, reprend-t-elle en positionnant de fore ma main gauche. En aLLaNt voIR mEs AMiS, je sUIS toMbéE sur uNE sURprIse. Une imMondE SUrpriSe. Je l’Ai vUUUuuu, la têTe arRaCHée dE l’oRAcle eT Sa vériTaBle ApPaReNCE, à LUI… Ce paUvRe jOUet. Mais DEpUiS ce MoMEnT, je n’aRrêTe Pas d’aVoIr MaL…

Son visage se relève, faisant tomber la capuche qui cachait ses traits. L’horreur écarquille mon visage, j’ai envie de hurler, de partir, d’oublier cette vision ! Maman… Qu’est-ce qui t’est arrivé ?! La moitié de ton visage est dévorée par une immense nécrose sanguinolente, ta chair mauve chute au moindre de tes mouvements, dévoilant avec efficacité ton ossature. N’importe quel voyageur comprendrait ce qui t’arrive. Comment as-tu pu attraper une malédiction ?! C’est impossible ! Dis-moi que c’est un cauchemar, Maman !

 Je vomis de dégoût à la vue de cette révélation. Je sens mes sens se brouiller, je n’ai plus la force de continuer. Non ! Je ne veux pas perdre conscience ! Maman a besoin d’aide, et moi aussi...

• J-Jahan… murmure mon moi passé.
• NoN ! Ne l’aPpeLLe paS, Tu NE saIs rIEn, HélèNE ! CetTe iMmOnDe cRéaTUre te mANipUle, tOi, mOi, eLle, nOus toUs ! C’eSt uNe caLaMIté, eLle vEuT tOn coRpS !

Je sens quelque chose de froid sur ma paume gauche, serait-ce un autre clou ? Non, s’il te plaît, Maman, ne le fais pas…

• Je DoIs te sAUvEr, aVant qU’il Ne... ! CetTE ... et ChaRmanTe cRéAtuRe… Il nE ... jAmaIs t’AVoir. J’eN fAIS …

Qu’est-ce qu’elle a dit ? Pourquoi ? Comment ? Je veux ... Savoir. Non… Je ne dois pas partir, je vais mourir...

***

• AAAAAAAAARH !

Je reprends subitement conscience, le visage couvert de sueur. Ce cri… Ce n’était pas le mien ! Qu’est-ce qui se passe ? Je suis perdue… Mes sens reviennent, la douleur persiste dans ma main droite, tandis qu’aucune ne s’éveille sur ma paume gauche. Que s’est-il passé ?! Où se trouve ma mère ?

 Mon regard se relève avec hâte avant de s’arrêter subitement. Les tremblements secouent mon corps d’une énergie désespérée, tous mes muscles me hurlent leur envie de fuir, et pourtant, je suis incapable de me débattre. Mes yeux sont happés sur la femme qui me fait face, la peur et l’incompréhension me dévorent l’esprit, que s’est-il passé pendant que j’étais inconsciente ?! Un corps à la poitrine percée me surplombe, laissant un flot écarlate arroser mon visage d’enfant. Les traits de ma mère se tordent de douleur, ses mains, posées sur sa cage thoracique, titillent la blessure. Après quelques secondes de contemplation, son regard croise le mien, me laissant entrevoir une immense tristesse.

 Mon corps est incapable du moindre mouvement, je suis capturée par l’expression dévastée occupant le visage de ma génitrice. Mes yeux restent fixés sur cette scène, même lorsque sa main tremblante vient me caresser le visage. Je sens sa détresse, je sens sa peine, alors que je suis incapable du moindre mouvement ! La moindre chose qui m’est permise est de contempler l’évolution de son visage décomposé par un maléfice.

• PoUR êTRe HOnNêTe, dit-elle doucement, je vOulAIs teLLeMent te VoIr graNdIr.

Une larme s’échappe du seul œil épargné par la nécrose avant que la lame dans sa poitrine ne se retire. Son corps s’écroule dans un flot écarlate, tandis qu’un bras le rattrape dans sa chute, me laissant découvrir la personne qui se cachait dans son dos.

 Mon visage se décompose en contemplant l’assassin. Cette vision me blesse au plus profond de mon être, comme si j’étais, moi-aussi, poignardée par l’arme qui repose dans sa main.

Ce n’est pas vrai !

Son regard qui me paraissait doux, symbole de vie, est désormais orné d’une lueur glaciale sans la moindre once de joie.

Je ne veux pas de cette vérité !

Ses cheveux dorés sont tachés de l’écarlate teinture de son péché, absorbant en eux la trace de mon seul parent.

C’est un mensonge, un cauchemar, une illusion !

Sa main jette le couteau sur le sol avant que son regard ne rencontre le mien. Mon corps d’enfant tremble de peur, tandis que mon moi présent pleure d’une profonde tristesse. Parmi tous les suspects de cet Univers, pourquoi a-t-il fallu que ce soit toi… Ginkgo ? J’ai beau refuser cette vérité, je n'ai pas d’autres choix que de l’accepter. Les faits sont devant moi, il n’y a aucun moyen que je puisse réfuter ces événements !

“Tu ne dois pas faire ça ! Cet homme est méchant ! Ne te rapproche pas de lui !”

“Toi aussi, il t’a ensorcelé. Il t’a raconté des mensonges et tu l’as cru.”

C’était donc ça, le secret caché dans les paroles de cette petite moi, celle qui avait été témoin de tout. Voilà pourquoi elle ne l'appréciait pas, voilà pourquoi elle ne lui faisait pas confiance. Après tout, quoi de plus normal ? Qui accepterait de rester aux côtés de l’assassin de sa mère ? Je l’avoue, ces paroles sont empreintes de vérité, j’ai été trompée ! Dès le début, jusqu’à la fin. Que ce soit un gros, ou un petit mensonge, il m’a toujours eu ! Et moi, comme une abrutie, j’y ai cru ! J’ai pensé être assez digne d’obtenir la vérité de tes lèvres et l’amour de ton cœur, mais ce n’était ni plus ni moins qu’un espoir destiné à s’éteindre.

 Son regard soutient le mien d’un geste las, comme si sa conscience n’était plus maîtresse de ses membres. Ses pupilles se dilatent à la vue de mon expression, balayant la lueur froide qui occupait ses iris.

• Pardonne-moi, dit-il avec émotion, je n’avais pas le choix.

Ses jambes s’avancent vers moi, tandis que mon corps se débat :

• Assassin ! T’approche pas !

 La peur réveille l’entièreté de mes muscles, je tente de me détacher de cette planche, en ignorant la douleur dans ma main. Cette petite moi ne souhaite qu’une chose à l’heure actuelle : fuir cet homme qui lui a pris sa mère ! En revanche, cette lutte ne suffit pas à retirer le clou. Je ne peux pas m’enfuir, je suis piégée sur cette scène macabre !

• Ne t’en fais pas, je ne te ferai rien, je te le promets.
• Dégage ! hurlé-je à plein poumon. Rends-moi ma Mamam et va-t’en. JE TE DÉTESTE !

Le visage de Ginkgo s'emplit de tristesse à l’écoute de ces paroles.

• Tu as toutes les raisons du monde de me haïr, jamais je ne pourrais racheter ma faute, pleure-t-il en m’arrachant le clou avec force.

Un cri de douleur s’échappe de mes lèvres. Mon corps d’enfant se prépare à la fuite, mes jambes s’élancent, puis s’arrêtent lorsque les bras de cet homme m’entourent d’un geste désespéré.

• Lâche-moi ! Laisse-moi partir, assassin !

Je suis… totalement perdue. Pourquoi ? Tu tues ma mère de sang-froid et tu me prends dans tes bras en pleurant, qu’est-ce qui ne va pas chez toi ?!

• Je suis désolé, Hélène, je ne peux pas te rendre ta maman.

Comment ai-je pu commettre une telle erreur ?! Comment ai-je pu me trahir de la sorte ?! Tomber amoureuse de l’homme qui a dérobé la vie de ma mère… Je suis un monstre ! J’ai envie de disparaître pour oublier cette honte et ce dégoût envers ma personne !

 Mes poings frappent avec frénésie son corps, tandis que Ginkgo continue son étreinte, sans effectuer le moindre mouvement.

• Tu es méchant, tu es horrible ! Lâche-moi ! Jahan ! Aide-moi, sauve-moi !

Pourquoi… Pourquoi les choses se déroulent-elles de cette manière ?! Ce n’est pas logique, ce n’est pas sain, ce n’est pas la vérité que je voulais ! Ginkgo, pourquoi es-tu devenu mon tuteur ? Pourquoi m’avoir élevé ? Pourquoi vouloir devenir mon père, alors que tu as détruit ma famille ?!

 Je continue de supplier la venue de mon ami, sans succès. Personne ne me répond, seuls les sanglots de cet homme brisent le silence mortuaire de cette pièce.

• Jahan est parti, je suis toute seule… C’EST DE TA FAUTE ! Pourquoi tu as fait ça ?! crié-je en pleurant toutes les larmes de mon corps.

Les mains de Ginkgo se mettent à trembler.

• Quand tu es parti avec ta mère, je me suis inquiété et je vous ai suivi. La porte était ouverte et j’ai vu… J’ai vu l’état de ta maman. Elle voulait te tuer, et moi, je ne pensais qu’à te protéger…

Menteur, ne te cherche pas d’excuse ! Si tu voulais me protéger, tu aurais pu l’éloigner, tu en aurais été capable ! Si tu avais appelé les autorités comme tu me l’avais raconté dans tes ignobles mensonges, ce désastre ne serait pas arrivé !

• Pourquoi tu lui a fait mal ?! Maman était pas bien !
• C’est vrai, ta maman était au plus mal. Elle est tombée malade et… elle ne pouvait plus être sauvée.

Cette dernière phrase suffit à me faire frissonner. Mon corps d’enfant continue de lutter contre cet homme, tandis que mon moi présent ne cesse de pleurer sous le poids de cette vérité. Je le sais et j’en ai conscience. Ma mère avait beau lutter, elle ne pouvait pas échapper au sort que lui réservait son état. C’était clairement une malédiction, et seuls les Désastres peuvent supporter leur poids.

 Tout ce que je pouvais faire, clouée à cette planche, c’était de la regarder. Je n’aurais pas dû perdre conscience, je devais continuer à la contempler, imprimer son image, de sorte à ce que je sois incapable de l’oublier. Mais finalement, cet événement s’est tout de même effacé, épargnant mon adolescence du désespoir qu’apporte cette réalité. Je m’en souviens, désormais.

 Hier, je haïssais de tout cœur celui qui avait détruit ma famille. Je ne lui accordais aucune confiance, le tout en pleurant dans un coin sombre d’une maison qui n’était pas la mienne. Je me croyais seule, abandonnée, et je voulais...oh oui, je l’espérais tellement… que Jahan vienne me chercher. Mais malgré les heures qui défilaient, ni lui, ni personne, ne venait me libérer de cet assassin. Seul le temps s’écoulait, fidèle à lui-même. J’avais beau crier la vérité en classe, devant des enfants ou des adultes, nul ne prêtait oreille à mes paroles. J’étais triste, dévastée, sans le moindre réconfort.

 Aujourd’hui, je me rends compte à quel point cela à dû être difficile, autant pour lui que pour moi. Après ces événements, Ginkgo m’a pris sous son aile, jurant de s’occuper de moi comme le ferait un véritable père. Avait-il eu raison de faire ce choix ? En toute honnêteté, je pense que c’était une erreur. Seulement, c’est cette décision qui a fait de moi ce que je suis aujourd’hui.

 Si Archibald ne m’avait pas recueilli, je pense que je ne serais plus là pour y penser. Tout comme il l’a confessé, il devait faire un choix. Me sauver et risquer de se faire détester, ou bien me regarder mourir en toute impunité. Le temps ne lui a laissé que peu de réflexion, il devait agir, coûte que coûte. Peut-être est-ce par réflexe qu’il a effectué ce geste. Qu’il s’avait que la mort empêcherait ma mère d'agir, et que le peu de temps qu’il lui aurait laissé en vie, aurait pu servir à me blesser. Ce n’est peut-être qu’une excuse, une hypothèse voire la vérité, mais cela ne change rien aux événements, cet homme ne peut plus revenir en arrière.

 Malgré tout, je ne comprends pas une partie de ses choix. Pourquoi s’occuper de moi, alors que j’étais témoin de son acte ? Était-ce pour me réduire au silence, pour me surveiller ? Était-ce pour cette raison que personne ne me croyait ? Qu’il était toujours derrière moi, faisant croire aux autres que je n’étais qu’une enfant dérangée ? Si je n’étais qu’une menace pour lui alors… pourquoi ne m’a-t-il pas abandonné après mon enlèvement ? J’avais perdu la mémoire, je n’avais aucune trace de son crime. Il aurait pu me laisser, voire me confier définitivement à un autre. Et pourtant, Ginkgo est resté à mes côtés. Malgré son travail et ses obligations, il m’a emmené voir la Manche, me racontant son histoire en me confiant ses doutes. Je vois, je comprends mieux ses paroles :

“C’est pour cela que j’ai décidé de saisir la chance que nous procurait ton retour. Tu es partie, mais tu as oublié tes souvenirs. Et parmi eux, ceux qui t’avaient fait souffrir.”

Bien plus qu’une chance, c’était une aubaine pour lui. Cet enlèvement lui a permis de recommencer une vie où il pourrait jouer son rôle de père, sans que je vois en lui l’assassin de ma propre mère.

“Reconstruisons ton enfance, donnons à ton cœur de beaux souvenirs qui te feront sourire à l’avenir.”

Si ces paroles ne sont pas issues d’un mensonge, alors ai-je le droit d’espérer qu’à cet instant, tu souhaitais mon bonheur ? Que cette main chaude qui était la tienne, m’était donnée avec bienveillance et que ta douce étreinte était dictée par ton amour ?

 Dis-moi, Gingko, as-tu prévu, un jour, de me raconter la vérité ? Si oui, attends-tu une réponse de ma part ? Aujourd’hui, dans ce monde si différent du mien, j’ai appris les faits et je les ai vécues à la fois en tant qu’enfant qu’en tant adulte. Si tu désires mon pardon, sache que jamais je ne te le donnerai. Ma haine envers ton acte subsiste encore,. Néanmoins, je te suis reconnaissante d'avoir pris soin de moi les années suivantes. Malgré mes refus, tu désires qu’un jour, je finisse par t’appeler “Papa”. Je suis navrée de détruire ainsi tes espoirs, mais je compte bien me passer de ce terme. Pour moi qui ai vécu en compagnie d’une mère célibataire, un père n’est rien d’autre qu’un fantôme, une silhouette inexistante. Alors, si ma langue maternelle voudrait me faire une faveur, je voudrais qu’elle crée un mot rien que pour toi. Des lettres capables de contenir mon amour et ma haine. Des syllabes contenant mes regrets et mes doutes, mais surtout, un mot qui donnerait du bonheur dès qu’on le prononce.

• Êtes-vous certaine de votre décision, Hélène ?

Cette simple voix suffit à détruire la scène que j’ai sous les yeux. Le corps de mon tuteur, le cadavre de ma mère, les murs, ainsi que les planches se changent en une épaisse brume blanche.

• Ma décision, vous voulez dire : ma réaction, Gaston ? Vous vous attendez à ce que je sois brisée de toute part, jetant au loin tout ce qui compte pour moi ? demandé-je en reprenant le contrôle de mes membres.
• Pour être honnête, oui.

Je sens mes mains bouger sans peine, quel soulagement d’être enfin libre.

• Malgré tous ces événements, je suis incapable de penser que ma réaction soit la plus appropriée. Ces faits appartiennent au passé et je suis une personne du présent. Qui plus est, j’ai conscience que cette “vérité” tant voulue, ne contient qu’une maigre partie du savoir que je convoite.

Au final, j’ai autant d’interrogations que de réponses. Je n’ai pas su la véritable identité de Jahan, la raison pour laquelle ma mère était maudite et enfin, l’histoire derrière mon enlèvement. J’ai beau avoir retrouvé des souvenirs, une partie me semble inaccessible. Vraiment, quel dommage, cela aurait pu m’aider à savoir si Ginkgo était impliqué ou non. Après tout, mon amnésie était une chance pour lui, il aurait très bien pu en être l’auteur.

 Ah, ah ah ! Comme c’est étonnant, voilà que je doute de l’homme cher à mon cœur. Cela me semblait inimaginable lors de mes premiers voyages. Ce changement, je le dois à Gaston. Son marché m’a permis d’en savoir plus sur moi-même et de pouvoir observer sous un autre œil, les personnes que je n'osais jamais remettre en question.

• Notre traversée se conclut ici, déclare l’esprit à tout faire, êtes vous prête à quitter la remise ?

Depuis le temps que j’attendais !

• Oh que oui, je suis prête ! Il est temps de remplir votre part, à présent !

Les portes de l’entrepôt s’ouvrent dans un ignoble grincement, une lumière aveuglante s’échappe de l’extérieur, je plisse des yeux en me dirigeant vers la sortie. Mes mains s’accrochent au battant métallique, tandis que mon regard se tourne vers l’arrière. Je te dis adieu, ma petite moi. Il est temps que je revienne à ma réalité, aux mondes que je dois traverser. Mais n’aie crainte, je ne compte pas mettre de côté tes sentiments, car je les emporterai avec moi dans ce présent auquel j’appartiens.