Mémoires monstrueuses (7)

8 minutes de lecture

21 octobre, an X732 (deuxième partie)

Mihan, terre des monstres

Gaston

Un soupir exaspéré sort de mes lèvres quelques minutes après que la régente ait quitté la pièce. Lazuli m’imite, suivi d’une expression radieuse. Visiblement, il était à cran lui aussi.

  • Jamais je n’aurais cru que sa décision t'affecterait à ce point, dit-il en rigolant nerveusement.
  • C’était si visible que ça ?

Et moi qui l’accuse d’être transparent, ça m’apprendra.

  • Pas vraiment, mais tes yeux étaient assez étranges. Les paroles de la régente m’ont mis sur la voie, sans son intervention, je n’aurais jamais su.

Raison de plus pour regretter. Aurore me connaît bien visiblement, peut-être même un peu trop. Elle a lu le mécontentement dans mon regard, et la connaissant, elle n’est pas prête de l’oublier.

  • Tu n’as pas l’air serein, reprend la selkie.
  • Parce que tu crois que je devrais l’être ? Notre régente ne doit être au courant de rien.

Si je pouvais crier, je le ferais, en revanche, il est hors de question que je me trahisse une nouvelle fois. Les gardes de la porte risqueraient d’entendre mes mots, pire, l’ogresse elle-même. Il faut dire qu’elle est partie si soudainement, nous laissant dans son bureau. Tout cela parce que Lazuli a dit quelque chose.

  • À propos de ce que tu as dit à la régente tout à l’heure.
  • Hum ? Tu veux parler de ce que tu m’avais demandé plus tôt ? m’interroge-t-il.
  • Exactement.

Un long soupir s’échappe de ses lèvres.

  • Écoute, ma réponse ne change pas, je ne sais pas pourquoi j’ai dicté ces mots. En fait, je ne me souviens même pas avoir parlé.
  • Mais je t’ai vu et entendu. Aurore aussi.

Une expression ennuyée prend place sur son visage.

  • Pour être honnête, répond-il en se touchant le front, je n’étais pas très bien à ce moment-là.

Je hausse un sourcil en entendant sa réponse.

  • Explique-toi.
  • Je… J’avais la nausée, sans raison, vraiment.

Avec ce que je viens d’entendre sur la maladie, tes paroles ne me rassurent guère, Lazuli !

  • Sortons, je dois te faire passer des examens, répliqué-je en lui prenant le bras.
  • Des... Non, attends, Gaston !

J’ignore sa contestation en continuant mon chemin. La selkie semble surprise par mon geste, sa riposte est faible. C’est comme s’il se laissait traîner volontairement.

  • Tu m’avais caché ta force, dit-il avec un léger grognement.

J’atteins la porte du bureau avant de me retourner vers lui, la poigne serrée contre son avant-bras.

  • Et toi, tu m’avais caché cette faiblesse. Comment as-tu pu devenir sergent avec aussi peu de muscles ?
  • Parce que mon talent se limite dans les sortilèges et non la force physique !
  • Qui te dit que ce n’est pas une excuse pour pallier ta faiblesse du moment ? D’ailleurs, je me demande si tu connais personnellement le bar qui a été touché par la maladie.

Je sens ses muscles trembler à travers mes doigts, une expression coupable envahit son visage, le privant de toute réponse.

  • Non… murmuré-je, tu n’y as quand même pas…
  • Oui, je l’admets, j’y étais hier soir, mais pour très peu de temps. Je devais rencontrer quelqu’un, mais je n’ai rien mangé dans cet établissement.
  • Et tu penses que je vais te croire ?
  • Écoute, je t’assure que je n’ai ni bu ni mangé. On m’avait servi un verre de bière, mais je ne tiens pas l’alcool, je l’ai vidé sur le tapis du bar. Tu peux faire ta petite enquête, si tu veux, tu verras que je dis la vérité.

Ce que tu me racontes là, est de moins en moins rassurant. Et qui irait dans un bar si ce n’est pas pour boire ?

  • Qu’as-tu fait hier exactement ?
  • J’ai passé du bon temps avec un adorable succube, tu devrais essayer, ça te ferait du bien.

Ses paroles me font lâcher prise, laissant à Lazuli libre de m'observer rougir.

  • Quelle innocence, dit-il du haut de ses cent-quatre-vingt-cinq centimètres.

Je tourne le regard en essayant de cacher mon visage.

  • Nous avons tous nos faiblesses.
  • Je vois ça et tu devrais les surpasser. Sinon, tu n’auras jamais de compagne pour prendre soin de toi.

Je grogne intérieurement en entendant sa réponse. S’il savait qu’Aurore m’avait dit les mêmes mots, serait-il dégoûté de l’apprendre ?

  • Quel intérêt aujourd’hui ? Sachant ce que nous comptons faire après.
  • Donc tu attends de retourner dans le temps avant de trouver ta moitié ? me demande-t-il avec sérieux.

Mon regard se pose craintivement sur son visage. La selkie me toise avec arrogance. Sa grande taille le rend bien plus imposant, je ne me sens pas capable d’affronter cette personne.

  • Tu fuis ? m’interrompt-il pendant que je m’échappe par le couloir.
  • Si tu en as conscience, laisse-moi tranquille, répliqué-je en reprenant ma route.
  • C’est le sexe, le problème ? insiste la fée en me suivant.
  • Non.

J’accélère le pas, Lazuli en fait de même.

  • Alors, pourquoi fuis-tu ?
  • Parce que je ne veux pas, tout simplement ! m’arrêté-je en criant.

Le visage de la selkie se noie sous l’étonnement, lui empêchant toute réplique.

  • Toi, tu n’as jamais eu ce genre de problème, tu es un sang pur ! J’ai déjà eu des faibles pour d’autres dans le passé, et ces histoires ont toutes fini de la même manière ! Soit elles me rejetaient, soit elles me vendaient au premier marchand d’esclaves venu ! D’autres m’ont blessé, manipulé, tout ça parce que j’étais de sang-mêlé !
  • Tu n’as juste pas… tente-t-il de répliquer.
  • Oh, la ferme ! Je sais très bien ce que tu vas dire ! “Tu n’as juste pas rencontré la bonne”, dis moi ce qu’il y a de bon là-dedans ! Je devrais attendre qu'une personne vienne et que par miracle, elle me réponde : je t’aime bien, Gaston. C’est aussi irréaliste qu’une machine capable de remonter le temps ! Je ne suis pas dupe, et j’en ai assez de croire inutilement. J’ai été trahi tellement de fois que j’en suis malade ! Tu devrais éviter de me parler, Lazuli. Ma “maladie” pourrait très bien te sortir de belles illusions. Vis comme tu veux, mais moi, je suis satisfait avec cette peste que l’on appelle “réalité” !

La colère me fait tourner les talons, la porte de bois s’ouvre devant moi, les gardes m’ont sûrement entendu depuis l’entrée.

 Je passe avec célérité devant les deux soldats qui n’ont même pas le temps de m’aborder, Lazuli continue de me suivre, sans lâcher le moindre mot. Un soupir exaspéré sort de mes lèvres, jusqu’à quand compte-t-il rester ? Il n’est pas fichu de comprendre que je veux être seul ?!

  • Tu n’as toujours pas compris ?! hurlé-je de colère dans un couloir vide du palais.
  • Notre régente m’a ordonné de t’accompagner jusqu’à tes appartements.
  • Ah ! Ce n’est pas la peine, je sais me défendre. Retourne chez toi.

Le visage de la fée se recouvre de sérieux en prononçant ces paroles :

  • C’est l’ordre que l’on a donné au sergent, mais je suis Lazuli, une selkie qui a ses propres ambitions, et cela m’embêterai de te laisser maintenant, alors que j’ai encore une chose à te dire.
  • Tu viens me faire la leçon pour me convaincre qu’il y a une personne qui m'attend quelque part ? Comme quoi je n’aurais qu’à faire des efforts pour l’atteindre ? Tu perds ton temps !
  • Je suis effectivement venu te donner une leçon, mais cela ne concerne pas ce sujet. Gaston, tu dis vouloir changer ta relation avec Aurore, tu crois sérieusement que tu en seras capable ?
  • Quoi ?

Pourquoi me parle-t-il de ça maintenant, je ne vois pas le rapport.

  • Si tu veux raisonner quelqu’un, lui montrer le bon chemin, alors commence par faire quelque chose pour toi ! Actuellement, ce que tu as, c'est un manque de confiance, envers les autres, mais aussi envers toi-même ! Tu penses qu’elle voudra t’écouter ? Qu’elle accordera de l’importance à tes paroles ? Si j’étais une femme, il y aurait bien longtemps que je t’aurais ignoré ! Et pour en revenir à ce que tu disais, personne ne t'attendra comme ça ! Qui voudrait d’un nul comme toi pour sauveur ?!
  • Moi, je manque de confiance ? Ha, ha ha ! Comme c’est drôle ! J’ai conscience de mes capacités, je les traite à leur juste valeur !
  • Mais pas toi, réplique la fée.
  • Pour ce qui est de tes paroles douteuses, m’exclamé-je en ignorant sa réponse, il n’y a même pas besoin d’y penser ! Je veux être un guide, pas un héros ! Jamais personne ne m’aurait…

“Quelqu’un, libérez moi ! Je ne veux pas rester ici !”


Hein ?

  • Gaston ? Qu’est-ce qui te prend ? demande la fée.

Je sens mes muscles trembler, j’ai d’étranges pensées qui me reviennent en tête.

“Non, je vous en supplie !”
“Je ne veux pas être avec ce monstre ! Au secours !”


Cette voix, c’est celle de cette femme aux cheveux blancs, l’avatar du temps…

  • Gaston ? Tu m’entends ? Pourquoi est-ce que tu pleures ?

Comment… Comment ai-je pu oublier ? Je pensais que personne ne désirait mon aide, alors qu’il y en avait une, juste là ! Nul ne se souvient d’elle, nul ne peut l’entendre, et j’ai tout de même reçu son appel.

  • Lazuli… commencé-je les paupières inondées de larmes, je me suis trompé. Une femme veut que je la sauve.

Même si c’est impossible.

  • Je suis content que tu m’entendes, et c’est vrai ? Quelqu’un te l’a demandé ?

Tout comme il est impossible de remonter le temps.

  • Oui, répliqué-je d’une voix chevrotante, mais je ne comprends pas. Pourquoi moi ?

Un sourire bienveillant prend place sur le visage de la selkie.

  • Faut-il obligatoirement une raison ?

La surprise me fait légèrement sursauter, tandis que la fée continue, les mains posées sur mes épaules.

  • Lorsque l’on se sent en danger, il est évident d’appeler la première personne venue. Seulement, la différence réside dans ceux qui ont entendu et qui portent de l’attention à cette demande. C’est ton cas, Gaston. De par ta conscience et ta mémoire, tu peux, ou non, changer la situation de cette personne. La question n’est pas de savoir pourquoi, mais plutôt, si toi, tu veux la sauver.

Si je veux la sauver ? Je ne la connais pas, je sais juste ce qui lui est arrivé, mais la personne en elle-même m’est… inaccessible. Et pourtant, son silence me pèse, son histoire me touche, ses regrets me sont familiers. J’ignore pour quelle raison je ressens cette envie, mais la réponse est déjà bien assez claire :

  • Je veux la sauver, mais je ne sais pas comment faire.

Je dois aussi aider Aurore, c’est ma priorité. Je ne dois pas l’oublier.

  • Si c’est le cas, nous trouverons un moyen, répond Lazuli avec tendresse.
  • Mais si l’on ne trouve pas…

Son index se pose sur mes lèvres.

  • Ne cède pas à la panique. Tout ira bien, il y a un temps pour tout. Un temps pour sauver Aurore et un temps pour sauver cette femme. Prends patience, le destin te réserve ces moments, il suffit juste de les attendre. En attendant, continue sur ta lancée, réalise les choses que toi seul peux faire.

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