18. Lucarmin Lacustre
La première fois que je vis Luc, je croisai ni un curieux, ni un inquiétant. Penché à l’entrée de l’arbre, sa chevelure rousse retombait en cascade sur ses larges épaules. Il était plus massif et bien plus grand que Jim mais, contrairement à lui, sa taille lui conférait une aura bienveillante, un peu comme un grand frère.
Nous sortîmes de l’arbre en époussetant nos genoux. Quand il me vit à la lumière du jour, le nouveau venu eut l’air étonné.
— Alors c’est toi le fils Cardinali ! (il me tendit sa main) Lucarmin Lacustre. Mais tu peux m’appeler Luc.
Il y avait une chaleur dans sa voix qui était très différente de tous les hypocrites que j’avais croisé.
— Joan, répondis-je en serrant sa main.
— J’ai entendu parler de toi la bouche de ma mère. C’est une fan de la tienne !
— Ah bon ?
L’idée que quelqu’un puisse m’identifier à travers elle me laissait un goût amer en bouche. C’était une militariste et, même si les circonstances l’avaient obligé, elle m’avait abandonné ; plus j’apprenais à la connaître et plus je me disais que je ne l’aimais pas. Alors vous imaginez bien ce que je ressentais en entendant quelqu’un parler d’une telle personne avec autant d’ardeur…
— Elle est une libératrice ! Ma mère et moi la considérons comme le meilleur changement qui est arrivé dans le royaume ashborien !
La ferveur qui transperçait son regard me hérissait. Thilio avait dû sentir mon malaise car il se plaça devant moi et croisa les bras.
— Laisse-le tranquille cinq minutes ! Il vient de perdre son père.
Sa remarque me fit l’impression d’une lame rouillée tailladant ma poitrine. Mon meilleur ami ne pensait pas à mal, je le savais… mais il était très terre à terre quand il s’agissait de mort. Je me forçai à regarder Luc dans les yeux pour lui faire comprendre que j’avais un peu besoin de temps. Seulement, l’ulmite ne parut pas se démonter pour autant : il écarta doucement Thilio et me tendit sa main.
— Ta mère a sauvé la mienne. Je suis ton obligé.
— T’es pas bien, toi ? s’énerva Thilio mais Mapie le retint.
Les autres restaient en retrait, interdits. Je les comprenais bien : Luc semblait à la fois protecteur et menaçant. Je soutins son regard, n’y vis aucune malice, juste un peu plus de ferveur. Ça se sentait qu’il tenait à m’aider. N’ayant pas la force d’argumenter, je lui offris ma main et la serrais fort, tout en entrant dans le vif du sujet :
— Ça te dirait d’éliminer le Fustigeur ?
Tous mes camarades et amis hoquetèrent de suprise. Luc ne parut pas le moins du monde étonné par ma proposition et répondit sans détour :
— Si ça peut payer ma dette, alors ainsi soit-il.
— Attends, quoi ? (Mapie me saisit par le bras) Joan, tu n’es pas sérieux ?
— Je te suis pas dans ces conneries, gronda Jim. Ce sera sans moi !
— Alors vas-t-en, dis-je en toute sincérité.
Curieusement, Jim flancha sous ma remarque. Je reportai mon attention sur Mapie qui secoua sa tête, l’air terrifiée.
— J’ai promis de te ramener en lieu sûr. Tu viens avec moi.
— Je pensais que tu voulais m’aider à retrouver mon père.
— Pas si tu as cette idée en tête.
Je me tournai complètement vers ma sauveuse et prit ses mains dans les miennes, soutenant son regard.
— Je te suis reconnaissant d’être venue me chercher. Vraiment, Mapie, je te le jure. Mais tant qu’il y a une chance, je dois retrouver mon père, et je ne peux pas laisser notre ennemi s’en sortir alors que je suis le seul à pouvoir l’arrêter.
— Tu n’es pas le seul, l’Ordre…
— Je suis le Lien du Crime, ce qui veut dire qu’il n’a aucun moyen de me tuer. Je n’ai plus peur.
Je n’avais pas peur car j’étais terrifié. Terrorisé à l’idée d’affronter celui qui avait probablement tué mon père… ou pire, qui avait été mon père depuis toujours. Mais fuir ? C’était terminé. Je me le promis.
Si seulement j’avais su tenir mes promesses.
Mapie chercha du soutien vers Thilio et Jim, mais l’un comme l’autre ne trouvèrent de mots pour me convaincre. Après tout, j’étais un tehmiste en herbe qui découvrait peu à peu quel destin grandiose l’attendait, à l’instar de tous ces héros de roman que j’avais avalé quand j’étais petit. Dès le jour où j’avais fait volé le toit ma maison, je m’étais peu à peu éloigné d’eux.
Luc s’éclaircit la gorge et s’adressa à Mapie :
— Si tu dois le ramener en lieu sûr, autant l’accompagner pour le protéger, non ?
Elle ouvrit la bouche mais ne trouva pas de répartie. Après quelques instants à hésiter, elle céda :
— D’accord, je veux bien t’accompagner… Mais est-ce qu’au moins tu peux nous suivre sur Terre pour en parler avec maître Erik ?
— Très bien. Tant qu’il ne cherche pas à me convaincre que mon entreprise est vouée à l’échec ou quoi que ce soit.
* * *
— Ce serait un échec total. Comprends-moi, Joan.
Je roulais des yeux. Assis sur le canapé du salon de chez Thilio, nous y étions serrés tous les cinq : mon meilleur ami, ma sauveuse, mon bully, sa petite amie avec qui je m’entendais bien et moi. J’avais vu en arrivant que Laura n’était clairement pas au meilleur de sa forme mais je n’avais rien dis, trop occupé sur mes problèmes en ce moment.
J’aurais dû, bien sûr. Mais s’il y a une chose que j’ai appris dans cette histoire, c’est que je ne regrette pas d’avoir des regrets.
M. Erik était… changé, d’une certaine manière. Je le voyais auparavant avec cette aura de sérieux professoral et aujourd’hui, il avait cette frayeur dans le regard qui le diminuait. Visiblement, cette histoire d’Ordre et d’Escarboule le torturait d’autant plus que la disparition de M. Cardinali et ça, ça m’agaçait grave.
— Combien de fois vous avez pris des risques à mon âge ? répliquai-je avec bagou.
— Ce n’est pas la même chose. Je ne suis pas le Lien du Crime. Toi, si.
— Mais je ne crains rien !
— Nuance, tu ne crains aucun tehmiste !
— Et quel humain voudrait me tuer pour cette raison, hein ? On est d’accord que si le Fustigeur en manipule un pour le pousser à me tuer, la condition est tout de même remplie et hop ! Il se change en pierre.
Face à ce raisonnement réfléchi de bonnes minutes avant de revenir en terre patrie, la mâchoire de mon professeur de littérature se crispa. Il chercha du regard son apprentie, Mapie, qui s’enfonça dans le cuir du canapé. D’un geste agacé, il montra mes compagnons d’infortune :
— Tu as pensé à eux ? À ce qu’il pourrait leur faire ? Si tu l’attaques de front, crois-moi qu’il n’hésitera pas à les torturer, voire les tuer.
— C’est sur ce point que je veux discuter : est-ce que vous avez un genre de Serment Inviolable ou un truc dans le genre ?
— Un quoi ?
— Un truc dans un roman de fantasy démodé, éluda Thilio. Pas besoin d’avoir la réf : en gros, vous pactisez avec quelqu’un d’autre sur un truc très sérieux, genre une protection par rapport à une personne et si l’un des partis faillit à son serment, bam ! Il crève.
— C’est… plutôt conforme à un de nos enchantements, concéda Erik en se passant la main sur le front.
— Donc ça existe, triomphai-je.
— Oui, sauf que cela ne fonctionne pas exactement de la même façon : cet enchantement s’appelle le Lien Indélébile et il permet de partager les douleurs et les peines de l’autre parti. Y compris la mort…
Je voyais très bien où ça menait dans mon cas : si je faisais un pacte avec mes quatre complices, toute personne voulant leur faire du mal s’attaquerait indirectement à moi, le Lien du Crime. Du coup, bye bye les séances de souplesse pour tous nos ennemis ! L’idée me semblait géniale et je me tournai vers eux avec un visage rayonnant, mais l’on me répondit avec des moues inquiètes. À peine eus-je le temps d’argumenter qu’Erik évida le poisson de cette potentielle découverte :
— Cela ne pourrait pas marcher, Joan. Parce que quoi que cela se déroule volontairement ou involontairement, le Lien ne fera pas de différence : la douleur viendra de tes amis qui se feront véhicule de la volonté de celui ou celle qui te voudra du mal, et ainsi ils se verront pétrifiés à leur tour. Même s’ils sont humains.
Je mordis ma lèvre inférieure, agacé. Comment il pouvait en être aussi sûr ?
— Je suis désolé, ajouta mon prof.
— D’accord. Alors on va procéder autrement : qui veut m’accompagner de son plein gré, sachant que je peux pas garantir votre sécurité face à quelqu’un qui est capable de balancer des tornades en claquant des doigts ?
Résultat attendu, personne mis à part Mapie ne bougea. Et même elle, je la sentais plus trop investie dans l’entreprise de chevalier blanc féminin. Qu’à cela ne tienne ! J’étais l’une des armes les plus puissantes du monde ulmite, je n’allais pas me dégonfler…
Pas vrai ?
— Les gars, s’il vous plaît…, implorai-je.
— Le prends pas mal, l’Élu, mais moi je vais pas risquer ma vie pour un type qui a l’air de la prendre pour argent comptant.
— Moi, j’irais.
Je me tournai vers Thilio, plein d’espoir, quand Mme Mazot se leva de son fauteuil :
— Tu n’iras nulle part, fils.
Malgré la colère qui ceignait son front, une pointe d’inquiétude perçait la voix de la mère. Je comprenais : mon père aurait tout fait pour m’empêcher de me mettre en danger. Sauf que, contrairement à moi, Thilio avait quelque chose de plus fort que tout ce que moi je pouvais rêver posséder.
— C’est mon ami et il a besoin d’aide, et Antonio a toujours été gentil avec toi, avec nous. Tu te rappelles du don à l’hôpital ? Du foyer ? De la CEGEP ?
La mère pinça les lèvres et ne dit plus rien, laissant son fils continuer :
— Je sais que c’est dangereux et j’ai peur. C’est terrifiant de pas savoir ce que je vais devoir accomplir. Mais si je laisse tomber Joan, alors je ferais la même chose toute ma vie… comme… comme papa.
Le sujet de son père ne revenait pas souvent sur le tapis, je le savais. Qu’il en parlait maintenant me prouva que c’était du sérieux définitif, et ce regard ! Thilio était comme embrasé par quelque inspiration divine à l’instar des poètes démiurges ; je regardai mon ami avec une admiration teintée de jalousie et, encore aujourd’hui, je ressens encore ces émotions quand je m’en rappelle.
— Madame Mazot, je vous jure sur mon nom ulmite que je protégerais votre fils tant qu’il protégera Joan, déclara Mapie avec bravache.
La mère, les yeux embués par la frustration d’avoir déjà perdu, opina doucement en s’effondrant dans le fauteuil. Je me tournai alors vers Laura et Jim, captant mon regard, lança :
— Ta gueule. T’avises pas.
Je me demandai s’il parlait à moi ou à Laura. Sûrement moi, vu le ton employé, mais ce ne fut pas aussi bien reçu par la concernée qui leva le menton d’un air contrarié :
— J’ai le droit de venir si j’ai envie.
Devais-je lui dire que son père était vivant ?
— Laura…
— Je viens, Joan. Et tu ne m’arrêteras pas, avisa-t-elle à son petit copain.
Jim s’enfonça avec fatalisme dans le canapé à l’image de Mme Mazot. M. Erik, ayant suivi l’échange, prit la parole d’une voix assurée :
— En ma qualité d’adulte, je pense qu’il est de mon devoir de veiller sur ces jeunes gens.
— Maître ? Je pensais que vous vouliez nous laisser agir seuls…
— Ta déception est palpable d’ici ! (Mapie baissa le nez) Je t’ai mise à l’épreuve mais je ne veux pas te perdre. Vous perdre. Vous êtes prêts à partir pour un voyage de longue durée, du moins s’il l’on connaît la destination…
Après avoir discuté longuement sur la façon de trouver le Fustigeur, nous étions arrivés à une hypothèse : il était resté sur Ulm. D’après M. Erik, c’était la meilleure chose à faire car le Tehm y était bien plus puissant là-bas que sur Terre, ce qui lui conférerait un avantage contre moi. Mon professeur de littérature me prit à part dans la cuisine, loin du groupe ; là, il me prépara un thé et le posa face à moi. Citron-gingembre, mon préféré. Je pris une gorgée et me brûlait. Assis en face de moi, M. Erik se mit à rire.
— Il va falloir t’apprendre à souffler comme un dragon.
— Vous voulez dire qu’en plus des tornades, je peux apprendre à Cracher le Feu ?
— Non, je veux dire… c’est une expression ulmite qui signifie « apprendre la maîtrise du Tehm ».
— Calli m’a appris les bases.
— C’est bien. Tu sais convoquer ton pouvoir sur commande ?
Je me concentrai. La sensation que m’avait appris à reconnaître ma mentor, celle de vouloir un changement, fut plus facile à trouver que les dernières fois. Un picotement me parcourut de la plante des pieds jusqu’aux yeux et je vis les filins de Tehm s’écouler lentement du plafond vers le sol. Je tournai alors mon regard vers mon interlocuteur et sursautai : ses pupilles étaient couverts d’une toile d’araignée éthérée. Il sourit.
— J’imagine qu’elle ne t’a pas fait part de ce phénomène. C’est ce qu’on appelle l’Entoilement : le Tehm contenu dans nos corps n’est visible que par les « trous » (il ouvrit la bouche : on aurait dit un coin de plafond que le ménage avait épargné depuis des lustres sur lequel on aurait balancé des paillettes) et c’est comme ça que tu reconnaîtras un tehmiste d’un bafouilleur.
— C’est quoi, ça, encore ?
— Ceux qui ne sont ni exclamés, soit des gens qui possèdent la maîtrise du Tehm sans être capable de Cracher le Feu. Ils peuvent accomplir quelques prouesses mais c’est difficile et rare, aussi passent-ils leur temps à utiliser leur pouvoir pour renforcer leurs capacités physiques.
— Parce qu’on peut faire ça aussi ? C’est trop cool !
— Si je pouvais te donner mes pouvoirs, je le ferais avec plaisir, plaisantai-je à l’encontre de mon ami.
— Ouais bah en attendant, ça nous avance pas votre merdier. M’sieur, vous voulez pas nous donner un moyen de nous défendre aussi ?
M. Erik se tourna vers Jim, l’air mi-figue mi-raisin. J’eus de mon côté un étonnement assez prononcé face à la promptitude de mon harceleur quand à sa responsabilisation. Après, je comprenais : il avait envie de protéger sa petite amie et d’après ce que j’en avais entendu, ça ne se passait pas bien entre eux depuis quelques temps – et ça, j’en concevais une certaine satisfaction.
— Nous aurons le temps, l’Ordre et moi, de vous apprendre le maniement des armes… et du Tehm, conclut-il en se tournant vers Laura.
Cette dernière croisa ses bras sur sa poitrine, l’air de dire : « Attention à ce que vous allez dire ».
— Laura, tu possèdes un don puissant. Je le ressens à chaque fois que tu te trouves dans cette pièce, tout comme Joan. Tu apprendras aussi à Cracher le Feu.
— Génial, on va devenir des bêtes de foire.
Je ne l’aurais pas dit comme ça, mais elle avait plus ou moins raison : depuis que je m’étais découvert ces pouvoirs, tout allait de travers.
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