Petite tranche de vie
Pedro M. s'allume une cigarette puis entame sa deuxième bière ; il est beau dans son costume sombre ; il pense à Enzo, à ce qu'il a dit avant de crever : « Barre-toi Pedro !… BARRE-TOI LOIN !… Avant qu'ils ne te trouvent !… Barre-toi putain ! »
Pedro écrase sa cigarette à peine entamée, vide son verre et commande un whisky double, sans glace. Il ne peut pas comprendre que l'on rajoute de l'eau dans un whisky.
Était-ce sa faute si le gardien du musée les avait surpris dans le bureau du directeur ? Il a dégainé en même temps qu'Enzo… Il a tiré en même temps qu'Enzo… Il est mort en même temps qu'Enzo… ET LE PUTAIN DE COFFRE ÉTAIT VIDE !
Saloperie de soirée ! Le coup était pourtant sûr… Minutieusement préparé ! Les documents devaient se trouver dans le coffre… Pedro avait le code ! Alors pourquoi était-il vide ? Et le gardien ? Cet imbécile ne devait pas bouger ! QUI L'AVAIT PRÉVENU ?
Pedro vide son verre de whisky d'un trait et en recommande un autre. Il s'allume une autre cigarette. Il sait qu'il devrait partir, le plus loin possible, avant que les autres ne le retrouvent et ne lui fassent la peau. Enzo l'a prévenu : « Barre-toi ! »
Il aperçoit une fille au fond du bar ; elle semble être seule. Grande, pas très belle mais Pedro a besoin de parler. De n'importe quoi… Mais parler. Après avoir jeté un coup d’œil autour de lui, il se décide : il prend son verre et va s'asseoir en face de la fille : « Bonsoir ».
La deuxième impression laissée par la jeune femme est meilleure. Bavarder avec elle plutôt qu'avec le patron derrière son comptoir lui semble soudain moins difficile. Pedro attend une réaction qui ne vient pas ; elle ne semble pas s'intéresser à lui ; elle regarde le plafond… Pedro se sent mal… Il pense à Enzo…
« - Vous ne trouvez pas que ça manque de lumière ici ? Le plafond est trop bas et les fenêtres trop petites », la fille l'avait pris au dépourvu.
« - Vous êtes architecte ? ». Il se rend compte de l'absurdité de la question, mais ce fut bien la première chose à laquelle il pensa en l'entendant.
« - Non… Je suis flic… Le dites pas trop fort ! »… Pedro ne peut s'empêcher de s'agiter sur son siège… La jeune femme rajoute en riant :
« - Quelque chose à vous reprocher ?
- Pourquoi ?… Enfin je veux dire… Votre humour… Bof…
- Je suis une municipale. Une flic de seconde zone quoi. Vous pouvez respirer !
- Une bière ? ». Pedro veut ramener cette discussion absurde et – potentiellement – dangereuse sur un terrain moins miné.
« - Une vodka plutôt »
Pedro commande une vodka, liquide son verre et redemande un whisky. Il sort son paquet de Lucky Strike, propose une cigarette à la fille, qui refuse ! Il s'en allume une.
Le visage de la jeune femme semble extrêmement tendu. Elle pourrait avoir des ennuis mais Pedro s'en fout ; la mort l'attend… Quelque-part…
Le patron amène les deux verres et retourne derrière son comptoir en baragouinant des mots que, ni Pedro, ni la fille, ne comprennent. Un homme entre dans le bar ; il porte un long manteau gris, élimé, dépassé, démodé ; une casquette - grise elle aussi - vissé sur son crâne. Le type prend place sur l'un des tabourets du bar, face au comptoir, et commande une bière. L'énorme ventilateur en bois qui tourne au-dessus de sa tête et l'odeur de tabac froid qui émane des cendriers pleins ; la musique – faiblement audible – qui semble hésiter entre blues et country et la fumée bleutée en suspension permanente, donne à l'endroit un air de vieux polar – qui pourrait se dérouler au Mexique où dans un état du sud des États-unis. Pedro se méfie, il a peur. Les gars pouvaient se pointer n'importe quand et n'importe où. Même ici ! Surtout ici ; l'endroit lui semblait idéal pour une exécution. Et le patron se tairait ; s'il le fallait, ils le tueraient lui aussi... Et on ne retrouverait jamais les corps. Pedro était un petit poisson sans intérêt, sans envergure ; personne ne le regretterait… Personne !
« - Vous attendez quelqu'un ? », lui dit la fille.
« - Non ! Pas spécialement quelqu'un.
- Vous êtes un drôle de type. D'habitude, les mecs qui viennent me brancher, c'est pour tirer un coup… Mais vous…
- Non !
- Qu'est-ce que vous voulez alors ?
- Parler !
- Parler ? Parler de quoi ?
- Je sais pas… De tout… De rien…
- Vous êtes un drôle de mec, vous alors ! »
Un silence se fait… Un long silence… Puis elle reprend :
« - Vous avez peur de la mort ?
- Pourquoi me poser cette question ?
- Vous voulez qu'on parle ? Et bien, la mort ou autre chose… Vous en avez peur ?
- Non !
- Je ne vous crois pas ! »
Pedro commence à se sentir mal. Il jette un œil au type à la casquette. Bien sur qu'il a peur de crever. Peur de mourir lentement surtout… Mais il tente de maîtriser sa peur : le gars à la casquette est tout seul ; ils ne viendraient qu'à plusieurs… La fille continue :
« - Vous le connaissez ? Vous tremblez…
- Putain, non ! Je tremble… J'ai froid merde…
- Non, vous avez peur… Mais vous avez peur de quoi ? On vous cherche ? Pour vous tuer ?
- MAIS BORDEL ! Vous me faites chier avec vos questions à la con ! QU'EST-CE QUE ÇA PEUT VOUS FOUTRE, À VOUS, SI ON CHERCHE À ME TUER ? »
Elle se tait maintenant. Elle plonge dans sa vodka et se tourne de l'autre côté. Pedro vide son verre d'un trait.
« - OK ! Moi, pour ce que je m'en fous… C'était pour causer. Tu veux pas me baiser… Je te plais pas ? »
Pedro ne répond pas, il commande un autre verre qu'il boit sitôt servi. Il en avait assez entendu. Il se dirige vers le comptoir et paye ses consommations et celles de la fille. Au moment de sortir, il aperçoit la jeune femme qui articule :
« - VA CREVER ! »
Pedro est dehors, il remonte le col de son costume et prend la première avenue à gauche. Il pense à Enzo : « Barre-toi loin ! ».
C'est une grande avenue avec beaucoup de monde. Pedro se tranquillise ; il y a trop de témoins pour se faire tirer comme un lapin. Il avait toujours pensé que la vie n'avait de valeur que dans la liberté. Maintenant qu'il devait se cacher, perdre sa liberté de mouvement… cette pensé lui glaça le sang : SA VIE N'AVAIT PLUS DE VALEUR !
…
Il prit une ruelle sur la droite et s’arrêta pour uriner contre un mur… Une voiture s'engagea dans l'impasse… Elle stoppa à sa hauteur… La vitre s'abaissa… Un canon pointa en direction de Pedro… Deux détonations retentirent… Il faisait un temps de chien.
Annotations
Versions