L'écume et la mousse

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Sur un navire, à moins qu’une urgence ne tire le marin hors de sa bannette plus tôt que prévu, et ne le précipite à son poste les yeux rougis par un sommeil toujours trop court, la journée de travail commence toujours par une…pause.

C'est particulièrement le cas pour les mécaniciens, destinés par essence à quitter la lumière et les couleurs sans cesse changeantes de l'océan, pour s'emprisonner de longues heures sous la lumière blafarde de la salle des machines.

Ceci dit, seul un terrien affairé y verrait une pause. Pour le marin, c'est plutôt un rituel. C’est un moment ou même le plus endurci des loups de mer se transforme en méditant. C'est le moment où l’on plonge son regard dans le néant liquide, où l'on considère son immense petitesse, où l'on sonde la profondeur de sa solitude.

Le cœur oscille entre une insupportable envie d’embrasser ses gosses, et les fulgurances enivrantes d’un sentiment de liberté dont seuls les gens de mer possèdent le secret.

C’est ce que je m’applique à faire, appuyé sur le bastingage de la plage de manœuvre arrière, un café à la main. J’inspire et recrache lentement la fumée de ma cigarette. Aujourd’hui, sous un ciel boursouflé de nuages menaçants, la mer a cette couleur que je préfère à toutes les autres : lorsque l'on regarde au loin, elle renvoie les reflets métalliques du plomb fondu. Le long de la coque, elle est noire comme de l'encre de pieuvre.

Le ciel ne va pas tarder à se crever, et à déverser des tonnes d'eau douce dans l’immensité salée. Retour à l’envoyeur. L’air des tropiques est saturé d’humidité.

Mon gobelet en carton est vide. Ma cigarette n’est plus qu'un mégot. Fin de la métaphysique de l’aube. Terminé l'air frais. Dans le PC machine, c'est le règne du Roi néon. Les effluves de gas-oil se mêlent à l'odeur de tabac froid.

Le Chef mécanicien est déjà là. Plongé dans le journal machine.

— Bonjour Cyril. Pas d’alarme cette nuit ?

— Salut Chef. Non, pas d’alarme. Une bonne nuit franche.

— J’ai croisé le Vieux ce matin. Il veut te voir.

— Ah ? Maintenant ? Tu sais ce qu’il me veut ?

— Il y a un problème dans un labo. Il a besoin de toi, va voir.

— Ok, je monte…

Le Capricorne est l'un des quatre navires océanographiques français de haute mer. En plus de son équipage, il emporte des scientifiques de toutes nationalités pour des missions diverses. De la zoologie, de la géophysique, des explorations de grand fonds et toute une panoplie de recherches dont le but échappe la plupart du temps à l'équipage.

Les mécaniciens du bord veillent à ce que les laboratoires ne manquent de rien. Air climatisé, courant électrique, eau...Mais ils n'interviennent que très rarement sur le matériel scientifique embarqué pour les missions.

Être appelé pour dépanner l’un de ces appareils sort donc déjà de l’ordinaire, mais être convoqué par le Commandant pour ce faire, voilà qui commence à m’intriguer sérieusement.

Je tape à la porte bloquée ouverte du bureau. Le Commandant est sur son canapé et partage un café avec Friedrich, le Chef de mission, et Arnaud, le Second capitaine.

- Ah, bonjour Cyril ! Il me désigne un des fauteuils. Un café ?

- Bonjour Commandant. Non merci. Je l’ai déjà pris en bas.

- Bon…Tu dois te demander ce que nous te voulons…

- Plutôt, oui !

- Ben c'est la merde...Depuis quelques jours, le congélateur – 80° du labo 4 s'est mis à déconner. Comme tu le sais, c'est dans ce congélateur spécial que les zoologistes rangent les spécimens qu'ils prélèvent dans les grands fonds. Après trois semaines de mission, tu te doutes que le congélo est plein d'échantillons surgelés que nous devrons débarquer à Bremerhaven à notre retour.

Friedrich craint que le congélateur lâche, et que nous perdions la récolte….

- Ah...Pas terrible, effectivement. Je suis désolé Commandant, mais c'est du matériel spécifique, nous n'avons pas de pièces de rechange….

Friedrich, le chef de mission, poursuit :

- Je suis au courant, Cyril, nous avons notre propre stock. Le problème est que la carte de rechange se trouvait au fond d'une caisse et qu’elle était mal protégée. Elle est hors d'usage...J'ai contacté l'institut Leibnitz à Kiel en début de semaine. Les collègues ont envoyé à notre agent à Guayaquil un colis contenant une nouvelle carte. Le paquet a été acheminé vers San Cristobal ce matin.

Un frisson de plaisir me parcourt l'échine...Une escale impromptue à San Cristobal ? Nous tournons autour des Galápagos depuis près d'un mois, et l'idée de me dégourdir les jambes sur l’île mythique réveille chez moi une joie proche de celle d'un gosse le matin du 25 décembre...

Nous avons tous mérité quelques verres de Canelazo...

Je chasse cette pensée rapidement. Quitter la zone de mission ne s'improvise pas et je ne serais pas dans ce bureau s'il était question d'organiser une escale. Le Commandant a sans doute une idée moins...réjouissante !

- Nous ne pouvons pas nous permettre de stopper la mission pour rallier les Galápagos. (Nous y voilà...) Nous allons continuer les prélèvements selon le planning prévu.

Notre agent a dégotté un bateau de pêche sur San Cristobal, et filé un bon paquet de dollars à son patron pour venir à notre rencontre...sauf qu'a 10 nœuds, il va mettre une plombe à arriver ici, sans parler de la météo qui se dégrade et...

Le téléphone satellite fixé sur la cloison du bureau sonne.

Le Commandant décroche et enclenche le haut-parleur :

- Allo ?

Un silence, puis la voix de l'agent à Guayaquil,

- Buenos dias capitan, c'est Juan...quelles sont les nouvelles du large ?

- Nous sommes prêts à mettre notre zodiac à l'eau, avez-vous des nouvelles du pêcheur ?

- Oui, il a récupéré le colis ce matin à l'aéroport. Il quitte Shipwrek bay à l'instant. Son bateau s'appelle le Punta Carola, vous le contacterez par radio lors que vous serez à 15 milles dans le sud-ouest de Puerto chino. Il ne veut pas s'aventurer plus loin en mer... Por favor Capitan, restez hors des eaux territoriales, je n'ai pas envie d'avoir à remplir des tonnes de papiers avec les Garda Costas..

Voilà donc le programme de la journée, et la raison de ma présence dans ce bureau.

Une balade en haute mer de 4 heures pour récupérer une pièce de congélateur ayant parcouru la moitié du globe. Darty version marine.

Le Discovery est un énorme semi rigide doté de moteurs puissants servant d'embarcation de servitude et d'exploration.

Lorsque elle doit s'éloigner hors de portée visuelle du Capricorne, la procédure prévoit que deux officiers prennent place à bord. Le second Capitaine et le Second Mécanicien.

Je regarde Arnaud. Il a du mal à cacher son impatience...Tout à fait le genre d'aventure dans l'aventure qu'il affectionne.

En bon Breton élevé près du Raz de sein, il se voit déjà faisant route plein gaz dans la houle, sautant d'une crête de vague à l'autre, se grisant de chaque paquet de mer qu'il prendra dans la figure...

Moins d'une heure plus tard, le Zodiac est à flot. Je largue le croc nous reliant encore au Capricorne.

Lunettes de surfer sur le nez, Arnaud piaffe de pousser son engin. Yves, l’électronicien, a embarqué avec nous, il s'affaire à entrer dans le GPS les coordonnées du point de rendez-vous. Il connaît Arnaud autant que moi. Il sait qu'une fois que le démon du pilotage se sera emparé du Second Capitaine, il sera difficile d'intervenir sur le GPS, et même de tenir debout sans finir par-dessus bord.

Il est 10h00 du matin, l'horizon vire du gris au noir...La température de l'air change constamment. C'est le signe que des masses d'air se déplacent rapidement, chassées par la dépression qui avance.

Malgré la chaleur toute tropicale et l'eau à 25 degrés, j'ai insisté pour embarquer 3 combinaisons de gros temps. Je veux bien faire du rodéo en haute mer, mais je ne suis pas breton, et j’ai une sainte horreur d'être trempé jusqu'aux os.

Arnaud fait rugir les deux moteurs de 250 chevaux, le Discovery se cabre, puis se stabilise. Je suis assis sur la banquette arrière avec Yves...Arnaud nous jette un regard qui signifie "prêt?". Je hausse les épaules. Arnaud écrase la manette des gaz. Le semi rigide se met à voler plus qu'il ne navigue. Chaque crête de houle lui sert de tremplin, et chaque atterrissage nous coûterait une vertèbre si nous ne l'amortissions pas en décollant d'instinct nos fesses de la baquette. Vu du ciel, nous devons avoir l'air de trois trafiquants ravitaillant les Galápagos en cocaïne…

Après deux bonnes heures de route, San Cristobal se découpe sur un véritable ciel de fin du monde, nous distinguons les cônes volcaniques au milieu d'une lande aux couleurs sombres.

Arnaud oblique soudainement vers la droite :

- Il est là, pile poil au point de rendez-vous !

Yves et moi plissons les yeux : se détachant sur la masse sombre de l’île, la coque blanche et rouge du navire de pêche apparaît et disparaît au grès de la houle.

Nous serons sur lui dans quelques minutes.

Et puis...plus rien. Un éclair, le tonnerre, et la voûte du ciel se fend comme une outre. Le mur d'eau avale sans Cristobal, le pécheur, et fond sur nous. L'univers devient liquide. Arnaud maintient le cap.

Nous abordons le bateau de pêche sous des trombes d'eau. La manœuvre est délicate. Malgré ses filets de protection, le Discovery rague dangereusement sur la coque en bois du Punta Carola.

Le Patron pêcheur sort de la cabine.

Alors que nous nous attentions à nous voir remettre un petit paquet, le vieil homme nous désigne une caisse en bois posée sur le pont, de la taille d'un coffre à jouets. Le transbordement est acrobatique, mais l'empressement du pécheur à quitter le théâtre des opérations lui fournit une motivation supplémentaire. Le colis est à bord.

Le temps de rappeler sur le GPS la position du Caprine, et Arnaud effectue un demi-tour plein gaz entre deux vagues qui me projette sur Yves. Le bruit intense des deux moteurs hors-bords et la pluie battante me dissuade de traiter Arnaud de tous les noms d'oiseaux marins qui me viennent à l'esprit.

J'essaye de trouver une position confortable pour affronter le rodéo retour. Mon regard tombe sur le sac étanche contenant ma combinaison tout temps. Elle ne peut plus rien pour moi. Au moins, elle est bien au sec…

Je croise le regard d’Yves, un John Lennon période hippie qui aurait eu l'occasion de vieillir. Sa frange jaunasse dégouline sur ses éternelles lunettes rondes. Trempé et mort de rire...un pur Normand, celui-là.

Le voyage retour est un véritable calvaire. L'eau salée embarque par hectolitre et le dispute à l'eau du ciel. Avec la vitesse, la pluie tombe à l'horizontale et j'ai l'impression que je m'en sortirais mieux avec des branchies.

Au volant du semi rigide, ce forcené de breton donne parfois de violents coups de volant pour épauler les vagues et éviter de nous satelliser un peu plus. Je ne vois que ça nuque ruisselante, mais je suis prêt à parier qu'il jubile.

Plus que les conditions météo, je redoute la casse. Pour moi, le Discovery comme le Capricorne sont des êtres mécaniques sensibles. Des Pinocchios dont je serais le Gepetto. Pour Arnaud, ce ne sont que des outils qui peuvent ou doivent être brutalisés pour en tirer le service demandé.

Trois heures plus tard, nous sommes à bord, et notre précieuse caisse a rejoint son destinataire.

Le cerveau ne retient que les bonnes choses. Une fois enfilée une combinaison sèche et propre, notre ballade en mer est déjà oubliée.

Il est 19h00. L'heure de l'apéro. Friedrich nous a invités dans son labo pour trinquer à la réussite de notre entreprise du jour. Arnaud et Yves arrivent. Le Commandant est déjà là.

Posée à même le sol du labo, la caisse est ouverte, avec pour seul contenant un monceau de papier bulle. Sur la paillasse du labo, une boite en carton épais. J'imagine qu'elle contient la carte électronique qui nous a valu une demi- journée de montagnes russes aquatiques.

Quelle chose me chiffonne depuis que nous avons embarqué le colis sur le semi rigide. Pourquoi une aussi grosse caisse pour une si petite pièce électronique...Je conçois qu'il ait fallu protéger la carte pour un si long périple, mais tout cela me parait disproportionné.

La réponse ne se fait pas attendre. Friedrich ouvre le petit frigo table-top posé dans un coin du labo. Toutes les clayettes sont occupées par des canettes d'un demi-litre de bière allemande fraîche. Friedrich se retourne vers nous avec des yeux de petit garçon pris la main dans le pot de Nutella.

- Bon je sais les gars... Mais franchement, je n'en pouvais plus de votre scheiβe de bière française ! J'ai simplement dit aux copains de Kiel de compléter un peu le colis...

Une carte électronique de 100 grammes. Et 40 kilos de bière. La bière la plus chère du monde !

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