Le soleil se couchera sur la baie

7 minutes de lecture

Avril, 2020.

Un jour comme un autre. Le soleil est déjà levé et je sens l’été qui arrive. L’air ambiant a une odeur bien particulière, j’entend le bruit des enfants qui jouent dans la grande cours de la cité, et je me sens bien.

Ça fait longtemps que je n’ai pas profité d’une journée comme celle-ci. Mes cours de droit à la fac me prennent la plus part de mon temps. Mais quand on grandit dans un quartier comme le mien, la vie n’est qu’une question de choix. Et moi, j’ai décidé de m’en sortir, alors je travaille d’arrache pieds.

Mais aujourd’hui j’ai acceptée une petite virée avec Carla, qui m’assomme chaque jour - depuis le début des vacances de printemps - à coup de « Profite un peu quand tu en as l’occasion! Tu vas avoir le cafard à force de rester enfermé…», et elle n’a pas tord.

Carla c’est un rayon de soleil. Belle brune aux yeux noisettes, elle est toujours prête à sortir à droite à gauche, mais elle n’en reste pas moins une excellente élève. Je l’ai rencontré à la fac il y a 2 ans, et depuis on ne se lâche plus. Elle ne le remplace pas lui… mais elle est elle, celle qui a fait de notre amitié un exutoire.

Je lui ai déjà parlé de Samy, ou du moins j’ai déjà évoqué les grandes lignes. Mais on en parle pratiquement jamais parce qu’elle sait que ça me fait toujours un petit pincement. Et bêtement, moi, j’ai tendance à penser que ne pas en parler, c’est comme si ça n’avait jamais existé.

Après qu’il m’ait rejoint le jour de l’enterrement de sa mère, on a parlé chaque jour pendant une semaine. Je lui envoyait des messages auxquels il répondait comme si jamais nous n’avions cessé de nous voir. Je me suis rendue compte que notre complicité ne s’était pas évanouie avec les années. Et j’en était ravie. Je me suis rendue compte qu’il me faisait toujours cet effet bizarre sur lequel je n’ai jamais réellement su mettre un nom. À chaque sonnerie de mon téléphone je devenais euphorique. J’essayais de lui faire oublier sa peine l’espace de quelques mots échangés… Mais au bout de quelques jours il ne répondait plus que brièvement, jusqu’à ce qu’il ne le fasse plus du tout. Espoir une énième fois désillusionné.

J’ai beaucoup écrit depuis, pour panser mes maux. J’aime appeler ça l’écriture thérapeutique: « Il a été un nuage, que je croyais immobile mais qui s’éloignait un peu plus à chaque instant. Son horizon est au bout du monde, je croyais le mien juste la ».

Le peu de fois qu’on en parle, Carla le blâme beaucoup pour ça. Mais c’est parce qu’elle m’aime, et qu’elle voit bien que ça m’a touché. Moi, je ne lui en veut pas. On gère tous nos émotions comme on le peut. Le temps a fait de nous des inconnus, et s’il n’a pas jugé bon de donner suite, alors il a jeté ses dés pour nous deux.

Depuis, je ne l’ai plus jamais croisé, bien qu’il ait emménagé avec le plus grand de ses frère pas très loin de ma ville.

17h00

J’ai passé la journée entière avec Carla qui m’a bien fait rire. Elle n’a pas arrêté de me parler d’un type qu’elle a rencontré sur Facebook. Je suis le genre de fille bien trop idéaliste pour croire aux rencontres sur les réseaux sociaux. Sans doute une des raisons pour lesquelles je suis souvent déçue, j’en attends trop. Je l’ai écouté me louer la beauté et la sympathie de ce mec pendant des heures. Nous voici garées devant chez moi.

Angela: « Merci de m’avoir raccompagné, et n’oublie pas de me tenir au courant de l’avancé avec ce fameux Ayoub », lui-dis-je en me moquant légèrement.

Carla: « Attends, attends », me retient t-elle alors que je m’apprêtais à sortir de sa voiture, « je voudrais te demander quelque chose…».

Angela: « Je m’attends au pire venant de toi, mais dis toujours », dis-je en riant.

Carla: « Ayoub m’a invité à passer la soirée avec lui et ses copains près de la baie. Et je me demandais si tu voulais bien m’accompagner? », me dit-elle nerveuse, en entortillant ses doigts dans tous les sens.

Angela: « Mais tu le connais même pas ce Ayoub. Tu l’as jamais vu et tu veux déjà passer la soirée entière avec lui et ses amis? T’es inconsciente ou quoi???».

Carla « Mais non, justement! C’est pour ça que je te demande de venir! Je veux pas y aller toute seule, mais j’ai vraiment envie de le rencontrer… S’il te plait Angela… ».

Ça c’est Carla tout craché. Elle est tellement optimiste. À chaque fois qu’elle rencontre un garçon, elle est toute enjouée, jusqu’à ce qu’elle se lasse ou qu’elle soit déçue. Elle a peur de rien. Mais je peux pas le lui reprocher, au contraire. Je trouve ça plutôt mignon, elle au moins ne se prend pas la tête.

Angela: « Je suppose que si je te dis non, tu vas y aller quand même et te retrouver toute seule au milieu d’une bande d’inconnu… ».

Carla: « Exactement! Après, c’est entre toi et ta conscience ».

Angela: « Quelle vicieuse! C’est bon tu m’as eu. À quelle heure? ».

Carla: « Je passe te cherche à 21h00? Ça te va? ».

Angela: « Sois pas en retard », lui dis-je en claquant la portière.

Dans quel plan est-ce qu’elle m’embarque encore une fois? En même temps, je dois avouer que grâce à elle, on a énormément d’anecdotes à raconter en soirée.

21h15

J’en étais certaine. Elle est en retard. Cette fille est une retardataire dans l’âme. J’ai tout essayé avec elle, même les menaces. Rien ne marche. La connaissant j’espère juste qu’elle ne s’est pas mise sur son 31 pour rejoindre une bande de garçon de la cité Est, et trainer.

Moi en tout cas j’ai prévu le coup. J’ai simplement relevé mes cheveux blonds en un chignon, appliqué un peu de mascara pour souligner la couleur bleu-verte de mes yeux, après avoir mit mes lentilles de contact. Puis j’ai enfilé un pull et un bas de survêtement. Accompagné d’une paire de basket, ça fera largement l’affaire.

Après avoir poireauté au moins 20 minutes, j’entends Carla me klaxonner d’en bas, et me crier de me « bouger le cul ». Hôpital qui se fou de la charité. J’ai de la chance, 20 minutes seulement, elle est dans un bon jour.

Je descend les 6 étages qui me mènent au parking où ma copine est garée. Je monte dans sa voiture et constate qu’elle aussi a opté pour une tenue décontracté, j’en suis soulagée, ça lui va d’ailleurs à merveille.

Angela: « Bon, c’est où que tu m’emmène beauté? », lui-dis-je en tapant sa cuisse comme pour me moquer.

Clara: « Il y a quelque chose que je ne t’ai pas dit… », dit-elle hésitante en cassant l’ambiance.

Angela: « Fais pas durer le suspens, dis le moi une bonne fois pour toute! », lui dis-je impatiente, fatiguée de me retrouver une énième fois dans un de ses plans foireux.

Clara: « Les garçons nous attendent à la vue, celle qui donne sur la baie, celle de… », essaye-t-elle de prononcer avant que je ne la coupe.

Angela: « Je sais très bien de quelle baie tu parles ».

Clara: « Tu veux rentrer? Je comprendrais… ».

Il est temps que je passe à autre chose, je ne peux pas rester bloquée sur cette histoire fini depuis trop longtemps.

Angela: « Roule ma poule, t’as déjà 20 minutes de retard, on va pas les faire attendre plus ».

Clara: « Merci! Je suis fière de toi », me dit-elle toute souriante comme une enfant.

Après avoir roulé pendant un peu plus d’un quart d’heure, on arrive à destination. Le soleil est presque couché, et le ciel d’une merveilleuse couleur orangé-rosé nous offre une vue imprenable sur toute la baie. Mon coeur se serre, mélancolique.

Je laisse Carla toute joyeuse passer devant, et rejoindre la toute petite place bétonné où les garçons sont assis sur le seul banc présent, et sur des chaines pliantes qu’ils ont ramené.

Je m’arrête un instant devant le panorama avant de les rejoindre. Je m’attendais à un sentiment plus renversant. Ce qui me fait mal au coeur, c’est que ce lieu a perdu de son mythe. Plus que la beauté de la place, c’était les moments qu’on y passait qui faisait tout son charme.

Je m’avance pas à pas vers le petit groupe. Je reconnais Ayoub assit avec Carla sur le banc, elle m’avait déjà montré quelques unes de ses photos. Trois autres garçons fument la chicha sur leur chaine Queshua, une vraie troupe de kéké. Au moins je ne suis pas dépaysée, on dirait très portrait les teneurs de mur de la cité.

Je rigole toute seule rien qu’à cette idée, et je sens leur regard lourd sur moi, interloqué. Je les salue tous un par un, Abdel, Yasin et Amor. Ils ont pas l’air bien méchants ces types. Je ne vais peut-être pas passer une soirée si désagréable finalement.

Une odeur forte m’interpelle. Je balaie la place du regard et vois un mec accoudé au rebord de la vue, suspendu dans le vide. Il disparait presque dans la fumée de son joint. Il a l’air grand et assez imposant. Pendant que je le scrute, une voix me tire de mes pensées.

Yasin: « Wooh Samy, viens dire bonjour wesh».

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